Le titre complet de cet article est:
Dérives du libéralisme économique, fondement de la libre entreprise et nécessité étatique
L’auteur est président de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC). Il s’inspire ici d’Esdras Minville qui fut, entre 1922 et 1962, économiste, professeur puis directeur des Hautes Études Commerciales de Montréal (HEC). Minville a réfléchi en profondeur sur les causes et les conséquences de la crise de 1929 mais surtout, a analysé la vision du monde sous-jacente à la pensée économique libérale. Dans les années 1980 et 1990, François-Albert Angers, professeur à la même école et collègue de Minville pendant 25 ans, a colligé et rassemblé ses écrits, ses conférences, son œuvre, en 13 volumes. Ce texte est inspiré, en ce qui concerne les principes exposés, de la pensée de Minville et les principales références sont tirées du volume 2 de La vie économique, intitulé « Systèmes et structures économiques ». C’est Esdras Minville, qui a relancé la revue L’Action française sous le nom de L’Action nationale en 1933 en élargissant son champ d’intérêt à l’économie et au développement régional.
Le libéralisme économique est une doctrine fondée sur une abstraction, l’homo oeconomicus, c’est-à-dire sur l’être humain extrait de son milieu social et n’agissant plus que sous la poussée de ses besoins physiques et de son appétit de jouissances. […] À l’économiste libéral, la société apparaît donc ainsi qu’un vaste organisme animé par un moteur unique et soumis à un petit nombre de lois rigides et inéluctables qui en régularisent le fonctionnement. Toute mesure qui tendrait à entraver le jeu normal de ces lois ou à limiter l’impulsion de l’intérêt personnel est donc déclarée contraire à l’ordre naturel et au bien de la société.
— Esdras Minville, 1932
Notre société est imprégnée de la pensée néolibérale. Certains groupes aux puissants intérêts financiers et économiques la promeuvent par intérêt, d’autres, influencés par l’air du temps, s’en font les défenseurs sans s’être vraiment interrogés sur ses fondements et ses répercussions humaines.
Au milieu du désastre social, économique et humain des années trente, les sociétés, par leur gouvernement interposé, ont cherché des solutions. La doctrine keynésienne s’est imposée, car elle ne remettait pas fondamentalement en cause les bases du libéralisme économique, comme d’autres doctrines de l’époque, mais fournissait des instruments d’intervention et d’encadrement aux gouvernements. Plusieurs des mesures mises en vigueur permirent une amélioration des conditions de vie d’une grande partie de la population. Les hommes étant oublieux, nos sociétés sont revenues à petits pas, et depuis trente ans de plain-pied, au libéralisme établi sur les mêmes vieilles bases d’antan, soit :la priorité absolue de l’intérêt personnel comme mobile de l’activité économique ; c’est-à-dire à la maximisation du profit et de la satisfaction des besoins matériels comme unique moteur de la volonté d’agir.
Voilà une demi-vérité qui mérite d’être déboulonnée. Dans les faits, l’intérêt personnel est un moteur d’action, mais il n’en est pas l’unique ni le plus important. Prenons en exemple le marché du travail. Il nous suffit de diriger des êtres humains ou de lire quelques études traitant des principales motivations des employés au travail pour vite reconnaître que des valeurs humaines, comme la reconnaissance, l’autonomie, la dignité, l’honnêteté, influencent le comportement économique des individus beaucoup plus en profondeur que les simples valeurs pécuniaires.
L’existence de lois, naturellement productrices d’équilibre et d’harmonie sociale ; ici est exprimée une vue de l’esprit des réalités humaines.
La théorie affirme que chaque individu mût par son intérêt personnel participe à rendre l’ensemble des relations économiques équilibrées. L’histoire économique du capitalisme est truffée de contre-exemples éclairants, prouvant la non-pertinence de cette théorie économique dite scientifique. De tout temps, des hommes ont voulu dominer des secteurs d’activité, à leur propre profit, et y sont parvenus soit partiellement soit complètement.
De plus, les tenants de cette théorie dénoncent l’intervention gouvernementale dans l’économie, mais s’accommodent des politiques de soutien aux entreprises et des lois fiscales avantageant celles-ci. L’existence de banques centrales créées en pleine crise des années trente l’a été pour régulariser un marché dont les lois de l’offre et de la demande, si naturelles selon la théorie libérale, à équilibrer le marché, n’y parvenaient absolument pas. D’ailleurs, ces mêmes banques centrales sont un puissant instrument d’intervention économique. Leur nécessité et leurs rôles sont un démenti quotidien du bien-fondé de la vision néolibérale. Dans la crise qui nous secoue toujours, la banque centrale américaine a dû intervenir massivement pour raccourcir la période de gâchis appréhendé par un libéralisme débridé. Par contre, les années qui viennent nous dévoileront si les centaines de milliards mis en circulation ne créeront pas des effets pervers.
Il est toujours étonnant de constater que des écrits contestant cette vision néolibérale du monde ne parviennent pas à émerger et à éclairer la masse ou du moins une partie agissante de celle-ci. Lorsque nous prenons conscience de ce fait, notre réflexion nous amène tout naturellement à penser que nos façons d’envisager les réalités sont influencées par des groupes d’intérêt ayant d’énormes avantages à maintenir et à faire progresser l’idée du néolibéralisme économique. La main invisible ne serait pas aussi invisible et innocente que certains le prétendent.
La prééminence de la liberté comme principe de prospérité et de civilisation ; la liberté individuelle conduite par l’intérêt personnel serait une valeur première intouchable du comportement humain.
À première vue, aller à l’encontre de cette condition paraît indéfendable tellement est valorisée, avec raison, l’idée de liberté dans nos sociétés. Cependant, en y regardant de plus près, de quelle liberté parlons-nous ? Philosophiquement parlant, une véritable liberté ne doit-elle pas intégrer des valeurs de justice et d’amour ? La liberté individuelle si elle n’est pas accompagnée de principes moraux ne nous ramène-t-elle pas à la loi du plus fort ? Aux États-Unis, par exemple, de puissants acteurs économiques, d’un côté propageant les idées néolibérales, celles-ci valorisant la déréglementation, de l’autre influençant indûment les gouvernements par différents moyens, dont les contributions électorales ne sont pas les moindres, ont réussi à faire adopter des lois libéralisant plusieurs pans de l’économie. Un certain laxisme au niveau des mœurs et des comportements finit le travail et nous entraîna dans une grave crise de confiance et de désarroi économique. Ne sommes-nous pas en droit de nous questionner sur cette liberté individuelle à tout crin, sur cette absence de valeurs morales comme si la réalité économique fonctionnait en vase clos sans référence au social, au culturel et au spirituel ? Une civilisation ne doit-elle pas reposer sur des valeurs morales ? En y réfléchissant bien, nous pouvons affirmer que la théorie économique néolibérale participe à la disparition de valeurs fondamentales nourrissant le cœur de l’homme.
De ces trois assertions fondamentales, à la base de l’existence du néolibéralisme, a découlé cette affirmation que « moins nous avons de gouvernement mieux nous nous portons ». Il n’y avait qu’un pas, qui fut allègrement franchi par certains, à promouvoir la liquidation de nos actifs collectifs au profit de l’entreprise privée, proclamée si efficace ! Tout observateur attentif de la scène économique aura compris que ces élans, de grande générosité, auront pour unique « bienfait » de nous dépouiller collectivement de nos fleurons économiques au profit d’une petite clique acoquinée à tous ceux qui peuvent servir leurs intérêts.
Si le libéralisme économique a entraîné le capitalisme sur une pente dangereuse, le fait d’avoir décrié les abus engendrés par cette pensée n’empêche pas les fondements de la libre entreprise de rester opportuns. Regardons de plus près trois de ces principaux principes :
- conception de l’ordre social centrée sur la personne humaine et donc d’une économie fondée sur le respect de la liberté et de la dignité de l’homme ;
- droit à la liberté du travail. Il s’agit ici d’une liberté essentielle qui ne saurait être abolie ou restreinte dans des proportions indues sans détruire chez l’individu la faculté de diriger lui-même sa vie et de réaliser son propre destin ;
- droit de propriété ou faculté pour l’homme de s’approprier et d’utiliser à son avantage, sous l’empire de la morale et du droit, les fruits de son travail.
Nous touchons ainsi la raison profonde pour laquelle nous sommes et devons demeurer attachés au régime de la liberté d’entreprise, c’est que ce régime est l’expression concrète, institutionnelle de l’une des conditions de l’épanouissement de la personne humaine. La libre entreprise reste un instrument de développement économique indispensable dans nos sociétés, car elle favorise la prise en charge par nombre d’individus de leur destin.
Le bien commun ne pouvant être soutenu entièrement par la libre entreprise, les collectivités peuvent aujourd’hui, avec tous les aléas que ce processus comporte, élire des gouvernements pouvant non seulement orienter et favoriser le développement économique en faveur de l’ensemble, mais, selon leur situation relative dans ce monde dominé par des impérialismes, participer directement à l’activité économique de leur territoire.
Si nous dénonçons si vertement la théorie néolibérale, cela ne nous empêche pas de constater les excès d’un interventionnisme étatique parfois désincarné. Le cas révoltant de l’intervention du MAPAQ dans le dossier des fromages au lait cru du Québec en est un bon exemple. Nous pourrions multiplier les exemples, comme le font avec raison, parfois, les tenants du néolibéralisme.
En fait, propager à tout vent les faux pas du système public ne règle en rien les contradictions inhérentes à la pensée néolibérale, elle ne crée que diversion. Le développement du système public s’est imposé progressivement ces quatre-vingts dernières années en raison, d’une part, du désintérêt du secteur privé à prendre en charge certains besoins de la population, et d’autre part, du détournement à son seul profit de secteurs d’activité dont l’usufruit aurait dû être réparti plus équitablement dans la collectivité.
En somme, nous devons surtout retenir que certains, en dénonçant inlassablement la paille dans l’œil de l’interventionnisme d’État, veulent nous faire oublier la poutre dans celle des tenants de la déréglementation et du « ratatinement » de nos gouvernements.