Le signal de la curée a été donné par Jean Charest dès 1998. Alors qu’il était chef de l’opposition officielle, il accepta quelques menus cadeaux dont une rétribution annuelle de 75 000 $, montant caché, c’est-à-dire non connu du public et de source inconnue. Les paiements se sont poursuivis alors qu’il devenait premier ministre du Québec en 2003. Ils durèrent jusqu’à ce que l’opinion publique, courroucée, l’obligea à y renoncer en 2010.
Les gouvernements Charest ont été fermement soutenus par le plan post-référendaire du gouvernement fédéral. Ce dernier visait le recul des organisations démocratiques, l’étouffement de la liberté d’expression et de la critique au Québec. Il fut appuyé par l’action castratrice des médias, des partis fédéraux, du PLQ et aussi du nouveau PQ post-référendaire, d’orientation conservatrice. Le gouvernement Charest eut donc le temps de brader les richesses naturelles nationales, notamment dans le dossier des éoliennes, des petites centrales hydro-électriques, du pétrole d’Anticosti, des gaz de schistes, du projet de terminal de gaz naturel liquéfié Rabaska de Lévis, des mines et de la forêt… Pour couvrir de légitimité ses louches manœuvres, il commença par ailleurs par la réorganisation des organismes locaux chargés du développement économique en leur substituant les élus libéraux locaux. Il prit soin de les allécher et de les rendre incontournables face aux projets des entrepreneurs. Puis il leur associa les sociétés d’État, son bras financier.
Le nettoyage
C’est par la mise au jour de cas de corruption que s’est exprimé un brûlant désir de nettoyage des mœurs politiques. Parmi les cas les plus patents, on note de nombreuses enquêtes ayant impliqué la mairie de Montréal et des membres hauts placés de son comité exécutif (ce qui n’a pourtant pas empêché la réélection du parti de Gérald Tremblay en 2009). Se sont ajoutées de graves accusations à l’encontre de plusieurs maires de banlieue (Mascouche, Saint-Rémi, Sainte-Julienne, Blainville, Saint-Colomban, Saint-Jean-sur-Richelieu…) et, enfin, le cas le plus récent, celui du maire de Laval, en vertu des accusations criminelles les plus sérieuses qui soient (gangstérisme). Le maire Gilles Vaillancourt n’en était pourtant pas, en 2013, à ses premières accusations.
Des personnages élus parfois depuis plus de vingt ans, leurs complices du monde de l’ingénierie et de la construction, des chefs d’entreprises, des comptables ou des avocats véreux, d’habiles Machiavels ou des simplets issus des rangs militants se font aujourd’hui épingler grâce au travail conjoint du Bureau de lutte aux produits de la criminalité (1996), de l’escouade Marteau (mise en place en 2009), de l’Unité permanente anticorruption (UPAC, fondée au début de 2011), du Bureau de lutte à la corruption et à la malversation (2011), de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (la commission Charbonneau, fondée à la fin de 2011), et d’autres unités policières mises en place par les municipalités, en vertu de codes d’éthique et de déontologie divers, dont celui adopté pour les des députés de l’Assemblée nationale (2010), ou la « Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale » (2010). S’ajoutent à ces organisations, le travail du Directeur général des élections du Québec, celui des ordres professionnels enquêtant sur le comportement déviant de certains de leurs membres, etc.
Les premières cibles du nettoyage
Bien sûr, lorsqu’éclatèrent les cas les plus orduriers, le gouvernement Charest s’est empressé de pointer les sous-fifres, c’est-à-dire les compagnies de construction, traditionnellement associées au monde de la mafia. Cela lui permettait d’écarter des regards inquisiteurs les secteurs « propres » de l’économie, ceux impliquant les élus de tous les paliers politiques, ceux relevant de l’ingénierie, des services juridiques, de la comptabilité, et de l’informatique, et autres. Même la commission Charbonneau ne prévoyait pas enquêter sur ces industries. Elle n’a toujours pas de mandat pour fouiner dans ces secteurs… La curée était peut-être terminée, mais le gouvernement conservait la tâche de la couvrir et de se couvrir, ainsi que l’avait fait la commission Gomery avec le gouvernement libéral fédéral face au scandale des commandites…
Dans le contexte de menace de l’hégémonie des partis traditionnels, confirmé par le balayage appréhendé de l’Action démocratique du Québec (ADQ) de 2007 et par le balayage avéré du Nouveau parti démocratique du Canada (NPD) de 2011, le gouvernement s’est mis en tête de contribuer, lui aussi, à débusquer de terribles coupables. Si cela restait d’une absolue nécessité, en principe, il semblait tout aussi nécessaire d’identifier ceux qui, par leurs actions ou par leurs omissions, ont tué dans l’œuf les enquêtes antérieures qui visaient à faire condamner des individus coupables de corruption. Des organismes publics ou péripublics comme des corporations professionnelles ont été complices d’enterrements plus ou moins discrets : ce sont plutôt ceux qui ont dénoncé l’arnaque qui ont payé de leur carrière leur intégrité de citoyen.
Les limites du nettoyage
Peut-on d’ailleurs honnêtement croire qu’en 2013 la solution se limite à la répression policière ou aux condamnations en justice ? La commission Charbonneau a fait comprendre que la conséquence de la mise sur pied de l’escouade Marteau avait fait en sorte que les agents de la corruption avaient immédiatement fait preuve de prudence en ralentissant leurs activités illicites. Dans ce jeu du chat et de la souris, lorsque le chat se montre plus menaçant, la souris ne fait pas que rentrer se cacher le temps que passe la colère du félin, elle s’ajuste et part à la chasse au fromage autrement.
Elle compte aussi sur la complicité de certains chats se croyant bien en selle. À Montréal et Laval, de nombreuses enquêtes tuées dans l’œuf montrent qu’il a fallu beaucoup plus qu’une curiosité bien fondée de la part des limiers pour qu’aboutissent au criminel les histoires de corruption. Il fallut en fait une volonté politique claire d’en découdre et d’amener les personnes soupçonnées de méfaits devant les tribunaux. Et encore, la différence entre les maires qu’on a vu devant les caméras – et parfois durant quelques heures – les menottes aux poings et ceux qui parviennent encore à se promener librement dans les rues de leur ville montre combien notre système de justice sait parfois se montrer tolérant ou impuissant envers ceux qui ne se sont pas directement enrichis, envers ceux qui ont volontairement fermé les yeux sur les actes de leur entourage (qu’ils ont pourtant eux-mêmes choisi), ou envers ceux qui ont réussi à effacer les preuves qui auraient pu les incriminer. Il reste aujourd’hui à voir comment la justice québécoise réussira à concrétiser dignement le travail policier par des condamnations et des peines appropriées. Quoi qu’il en soit, la commission Gomery l’a montré, les pertes publiques demeureront énormes tandis que les individus qui ont spolié le trésor public, nonobstant les condamnations qui accompagnent les crimes des cols blancs, au surplus réduites au tiers après coup, pourront s’en tirer sans remettre leur magot.
Située en amont du travail policier et des tribunaux, la volonté politique est ce qu’il y a de plus important pour s’attaquer à la corruption. Or cette volonté politique faiblit selon certains paramètres immuables quel que soit le système politique et électoral en vigueur. Ainsi, la corruption fleurit dans les municipalités de taille moyenne ou inférieure situées dans les banlieues-dortoirs, là où les citoyens n’ont qu’un faible attachement envers leur lieu de résidence et où ils font montre d’une faible participation au processus politique local. De manière générale, la corruption augmente aussi dans toutes les municipalités du fait que celles-ci se situent bien souvent au-delà des regards inquisiteurs des médias, trop occupés à couvrir la politique nationale ou eux-mêmes liés à des intérêts économiques particuliers. La corruption augmente enfin là où les enjeux financiers locaux augmentent en flèche, c’est-à-dire dans les municipalités et les quartiers qui connaissent un développement d’envergure et accéléré.
Des chefs forts génèrent une forte corruption
Le système politique et électoral que nous connaissons au Québec, c’est-à-dire le système de concentration des pouvoirs caractéristique du régime parlementaire québécois et le mode de scrutin majoritaire uninominal, concourt de manière déterminante à la corruption. En permettant la concentration des pouvoirs entre les mains d’un très petit groupe et en éliminant l’opposition élue, le régime de concentration des pouvoirs appuyé par le mode de scrutin majoritaire encourage la création de régimes despotiques assujettissant les représentants élus aux « volontés suprêmes » du chef de l’administration municipale (du gouvernement, aux paliers provincial et fédéral). Ces régimes déifiant le maire politisent l’administration municipale et ont plutôt tendance à la rendre sans prise sur les magouilles et la corruption. Les directions des services de police locaux ont effectivement été les dernières à agir pour contrer les actes répréhensibles commis dans leur municipalité, tandis que les tribunaux appropriés, traversés de nominations partisanes du niveau le plus bas au niveau le plus élevé, n’avaient de cesse de freiner le travail policier et les condamnations de l’élite.
Résumons : les municipalités – jusqu’à certains partis provinciaux – permettent à quelques aventuriers de régner en maîtres incontestés sur des juridictions situées loin des regards interrogateurs de la démocratie, loin de toute opposition démocratique élue ou non et loin des médias. Ces despotes locaux exercent leur pouvoir soit en parfaite harmonie avec leurs corolaires provinciaux ou fédéraux, soit en faisant trembler les opposants élus municipaux, provinciaux ou fédéraux, en particulier chez les inexpérimentés et les subordonnés. La solution ne saurait être le nettoyage effectué par les forces policières, les tribunaux et les médias puisqu’on sait que ces agents sont eux-mêmes profondément affectés par les forces politiques, que leur action est orientée et qu’elle n’est pas non plus permanente. Tôt ou tard, le système politique et électoral actuel retrouvera un équilibre qui permettra aux forces obscures de reprendre là où elles ont laissé.
Des institutions démocratiques fortes donnent une forte démocratie
Nul chef fort ne peut relever une municipalité de ses difficultés économiques. Aucun d’entre eux ne peut lutter en solitaire pour la démocratie dans le cadre des rivalités intermunicipales ou interprovinciales actuelles. Dans n’importe quel dossier, la détermination d’un premier ministre ne fait pas le poids contre une industrie déterminée qui jouit de plus de la complicité des médias, qui s’achète l’opposition officielle, les municipalités et les populations locales susceptibles de bénéficier de leur action. Seule une volonté largement partagée par les élus peut surmonter les dictats des groupes d’intérêts.
Le système de concentration des pouvoirs et le mode de scrutin majoritaire qui le soutient représentent les premiers obstacles à l’exercice d’une démocratie offrant moins de prise à la corruption. Un régime démocratique doit reposer sur l’exercice du pouvoir par des coalitions de partis. Ces dernières supposent l’adoption d’un mode de scrutin proportionnel, tel le modèle nordique (une proportionnelle régionale corrigée au national, avec listes de candidats), préalable à l’expression de points de vue différenciés et à la contribution d’élus professionnels. Il va de soi qu’une séparation étanche des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, avec suprématie des élus sur le gouvernement et recrutement des dirigeants de ministère au sein de la fonction publique plutôt que dans les rangs élus, favoriserait de son côté l’indépendance de l’État face aux groupes d’intérêts et donc la primauté du bien commun dans la formulation des politiques publiques. Dans un tel régime politique, il est clairement plus facile de satisfaire la volonté des électeurs que d’expliquer les dysfonctions du système démocratique actuel.