Thomas Déri et Francis Dupuis-Déri
L’anarchie expliquée à mon père, Montréal, Lux Éditeur, Collection Instinct de liberté, 2014, 244 pages
Démystifier et déconstruire : voilà deux termes chers à l’intelligentsia occidentale. Dans la foulée des adeptes américains de la French Theory et de ses dérivés que sont les Gender Studies et les Cultural Studies, nombre de penseurs de notre temps sentent une urgence de remettre en question l’ordre établi. Et si en effet, en tant que citoyens de notre époque, nous poser en continuité avec la tradition occidentale était une erreur ? Et si notre héritage était sombre et condamnable, et menait lentement notre civilisation et l’humanité tout entière à sa perte ?
C’est en mettant de l’avant ces inquiétudes que les démystificateurs et les déconstructeurs d’aujourd’hui s’affairent à nourrir un désir de rupture au sein de la société qui les a pourtant engendrés. Malheureusement pour eux, la nécessité de convaincre les non-convertis afin de transposer leurs idéaux dans le réel par la politique les oblige à ériger, sur les ruines fumantes dont ils sont les auteurs, d’autres constructions, et parfois même à mystifier leur auditoire à leur tour, s’inscrivant en faux de leur noble prétention d’offrir à la civilisation les lumières de leur lucidité pour l’amour du choc des idées. C’est ce que fait Francis Dupuis-Déri, professeur au département de sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal, dans son ouvrage L’anarchie expliquée à mon père publié chez Lux Éditeur : déconstruire les idées reçues et démystifier l’anarchisme. Dans ce livre d’introduction adressé aux néophytes curieux, le défi de Dupuis-Déri sera celui de la cohérence. C’est à travers une conversation avec son père de quelque 230 pages qu’il nous propose un survol de l’anarchisme politique. La forme est intéressante, d’autant plus que les deux protagonistes sont lettrés, mais qu’en est-il du fond ? Quel est l’anarchisme que nous donne à voir Francis Dupuis-Déri ?
La nature humaine
Le livre s’ouvre par un survol introductif d’une émouvante candeur posant une anarchie égalitaire en opposition avec la fumisterie démocratique, système élitiste et oppressif aux desseins machiavéliques. Une crainte nous envahit donc dès les premières pages : l’auteur veut-il nous éduquer ou nous convaincre ? Quelle est cette explication tendancieuse qu’il semble nous proposer ? C’est confronté à cette crainte que le lecteur se retrouve face à un premier problème dans l’édifice conceptuel de l’anarchisme que l’auteur nous dessine. Un paradoxe semble en effet habiter l’univers des penseurs anarchistes : celui de la définition de nature humaine. Voilà un filon passionnant auquel on voudra s’accrocher pour poursuivre notre lecture. L’homme est-il fondamentalement bon ou mauvais ? L’auteur choisit sans grande surprise de nous présenter le mouvement anarchiste comme ayant une vision positive et optimiste de la nature humaine. L’anarchisme politique, selon lui, considère que l’homme n’a nullement besoin d’une autorité supérieure à lui pour le contrôler et lui permettre d’être libre puisque ce dernier est bon. Dupuis-Déri décrit, citations à l’appui, combien l’anarchie engendre puis se nourrit de la solidarité et de l’égalité entre les individus et combien son contraire, la hiérarchie entretenue par la démocratie, engendre violence, compétition et individualisme. Il présente aussi le libéralisme, à l’inverse de l’anarchisme, comme outil théorique s’employant au maintien de l’inégalité par le truchement du capitalisme et de la promotion hégémonique de la démocratie libérale. C’est ainsi que, par exemple, se perpétuerait le patriarcat. En donnant aux hommes « le pouvoir d’exploiter sexuellement les femmes dans le cadre de la relation amoureuse ou familiale » (p. 44) ou la permission de les « insulter et de les frapper parce que le repas n’est pas prêt quand ils le veulent » (p. 44), c’est l’idée même de l’acceptation de la hiérarchie qui, selon l’auteur, se trouve responsable des inégalités et, pire, des crimes que le dominant se croit libre de perpétrer en toute légitimité. L’aristocratie élective responsable de la perpétuation de cette hiérarchie assurerait la paix en instaurant une classe dominante (hommes, patrons, gouvernements), une élite qui tempère les bas instincts du peuple en les soumettant. Jusqu’ici tout va bien dans l’entreprise de diabolisation du monde tel qu’il est par Dupuis-Déri.
Hélas, en continuant son apologie de l’anarchisme, FDD se met soudainement, lui aussi, à décrire l’homme comme naturellement enclin à l’égoïsme et à l’individualisme lorsqu’il est mis en position d’autorité et de domination. La question se pose donc : l’humain est-il bon ou mauvais aux yeux des anarchistes s’il cherche à dominer aussitôt qu’il se trouve au pouvoir ? Pour se sortir de l’impasse conceptuelle engendrée par ces propos étonnants, on fera appel, sans toutefois la désigner ainsi, à une improbable analyse constructiviste radicale du comportement humain : il n’y aurait pas de nature humaine puisque les comportements sont des construits sociaux. Nul besoin, donc, de se demander si l’homme est naturellement bon ou mauvais, puisque l’idée de nature humaine est en soi sans fondement. L’Homme n’est rien, l’Homme devient. Ainsi, l’Homme mauvais (égoïste, guerrier, violent) est le produit de la hiérarchie et de son contact avec une position de dominant. La hiérarchie est donc le problème originel et en l’éliminant, on rend à l’homme sa bonté. Séduisante perspective. Dupuis-Déri pousse même l’audace jusqu’à ranimer le mythe de la sagesse du « bon sauvage » pour séduire son lectorat, en évoquant le récit d’un baron français du XVIIIe siècle racontant une rencontre entre un colon et un Huron-Wendat. Ce dernier est présenté comme « toujours surpris et dégoûté par le système social des Français » qui obéissent à leur roi (p. 48).
Le lecteur, bien qu’hilare, se trouvera toutefois toujours dans l’impasse. Tout d’abord, le constructivisme radical ne permet pas réellement d’éliminer le problème posé par le paradoxe de la nature humaine inhérente aux théories anarchistes. Si l’Homme devient égoïste, guerrier, violent, possessif lorsqu’il atteint une position hiérarchiquement dominante, qu’était-il donc avant, c’est-à-dire à l’état de nature, atomisé, en tant qu’Homme parmi les Hommes ? Rien ? S’il était un « bon sauvage », d’où sort cette hiérarchie ? On se met à attendre avec angoisse que la question qui nous brûle la langue soit posée par le père de l’auteur dans le dialogue, forçant l’auteur anarchiste universitaire à répondre, mais on attendra en vain, l’amour paternel l’emportant sans doute sur la confrontation philosophique. Dupuis-Déri aura donc le champ libre pour continuer la mise en marché de son produit politique, et c’est en évoquant Darwin qu’il le fera.
D’où vient donc la hiérarchie originelle si l’homme, à l’état de nature, n’en a que faire ? Le darwinisme social répond traditionnellement à cette question en mettant de l’avant l’existence d’inégalités innées. Les plus forts survivent et se reproduisent. La théorie suppose ainsi une hiérarchie naturelle. Cette approche est fortement critiquée par Kropotkine, l’éminent écrivain anarchiste russe, et Dupuis-Déri ne manque pas de le souligner pour étayer sa présentation angélique de l’anarchisme. FDD évoque, dans les pages suivantes de son ouvrage, qu’une lecture de Darwin nous permet d’en fait noter que ce dernier observait l’entraide bien plus que la force brute individuelle comme facteur de réussite dans la nature et la société. Darwin et Kropotkine seraient donc en réalité d’accord. L’observation objective de la nature nous permettrait de constater que la hiérarchie est créée et n’a rien de naturel, car au début régnait l’anarchie et la justice qui en découle naturellement (p. 51). L’état de nature est donc anarchique et favorise de ce fait l’entraide, la solidarité et la paix. La caste des dominants nous a donc trompés tout ce temps en nous présentant le darwinisme de sorte que nous acceptions la fatalité de notre soumission.
L’état de nature revient donc dans le portrait et on ne s’en sort pas vraiment. Il n’y aurait pas de tendance naturelle vers la bonté ou la malice. La nature humaine se limiterait à être influencé par ce qui nous entoure, par le contexte dans lequel on évolue. Mais qu’est donc ce contexte ? D’où vient-il ? Si le contexte originel était l’anarchie, d’où émane cette hiérarchie qui n’est pas naturelle ? Pourquoi l’égalité fondamentale qui laissait les vivants s’entraider a-t-elle fait place à l’inégalité, à la hiérarchie ?
L’essai de Dupuis-Déri explique qu’elle vient des dominants qui, par leur statut de dominants, sont transformés en malicieux humains cherchant à entretenir l’organisation sociale qui les avantage. Cette réponse est insatisfaisante. Tout d’abord parce qu’on se met ici à distinguer, à hiérarchiser les Hommes en dépeignant négativement le dominant. Puis, d’où diable viennent ces dominants s’ils sont de purs construits sociaux ? Face au paradoxe de la nature humaine qui ne se résout toujours pas, le lecteur rationnel aura l’impression d’être un chien qui court après sa queue et c’est là le principal problème de l’ouvrage. Si on admet que des gens naissent dominants, par exemple qu’un Homo Erectus était plus fort que les autres et qu’ainsi s’est installée la hiérarchie, alimentée par ce mâle alpha originel, on reconnaît alors une tendance naturelle des hommes à la hiérarchisation. Les individus ne naissant pas identiques – donc pas égaux – la hiérarchie émanerait de différences innées. Ne vient-on pas de balancer aux ordures l’idée selon laquelle l’homme malicieux est rendu malicieux par pure construction sociale ? Le dominant de naissance voudra dominer et nulle égalité originelle idyllique n’existe. La hiérarchie apparaîtrait donc toute seule, naturellement…
Mais donnons une chance au coureur. Admettons un instant que les Hommes sont, à la première seconde de leur existence, d’une égalité absolue. Que tout le reste est socialement construit. Les inégalités, la guerre, l’égoïsme sont de purs produits d’une société qui corrompt les individus qui y vivent. Passons outre le fait que s’ils sont corrompus, c’est qu’existerait donc un état de nature bienveillant qui, conséquemment, rend aberrante l’idée de l’apparition de la hiérarchie dans les sociétés. Admettons que le militantisme anarchique est un désir de revenir aux sources de ce qu’est l’homme social au naturel : égalitaire, solidaire, pacifique. Contre quoi lutte-t-on pour rétablir cette absolue égalité ? Contre qui ? Contre les dominants qui perpétuent la hiérarchie répondra-t-on. Bien.
Comment les débarrasser de leur égoïsme de dominants ? En éliminant la hiérarchie et, du même coup, leur état de dominants. Bien. Très bien.
Ne faudra-t-il pas user d’une certaine forme de coercition pour arriver à cette fin ? Bien sûr, puisque le dominant est rendu égoïste par sa position. Il faut le soumettre à notre autorité. On s’éloigne vite de l’idéal de liberté et d’absence de force coercitive exercée par une élite prônée par les théories anarchistes.
Cette coercition, comment la justifier, alors ? On pourra dire qu’elle n’est qu’un moyen, transitoire, d’établir un mieux, ce mieux étant l’anarchie. Superbe.
Nous avons donc, pour justifier notre lutte, une supériorité morale intrinsèque à notre état de soumission. Nous devrons dominer les dominants pour déconstruire leur hiérarchie, et notre supériorité morale le justifie. N’est-ce pas là une forme de reconstruction inversée de l’élitisme ?
Si le comportement de l’Homme est socialement construit et qu’une position de dominant engendre des individus égoïstes et cherchant à perpétuer cet état de fait, par quel miracle les anarchistes échapperaient-ils à cette tendance ? Revenons à la fameuse nature humaine. Est-elle bonne ou mauvaise ? On ne s’est toujours pas débarrassé du paradoxe, même avec le constructivisme radical. On finit, invariablement, par soupçonner à l’humain une tendance naturelle à quelque chose.
L’anarchisme face au réel : amplification des incohérences
C’est ici que l’essai de Dupuis-Déri cessera de paraître candide et que le lecteur un tant soit peu critique pourra répondre à sa question première, à savoir si l’auteur cherche à nous éduquer ou à nous vendre son produit idéologique. Qu’un universitaire, professeur de sciences politiques, omette de répondre aux problèmes conceptuels fondamentaux soulevés par l’image qu’il nous donne à voir de l’anarchisme en première partie de son ouvrage est décevant, mais possible. Qu’il enchaîne directement en se mettant à nous expliquer en quoi consistent le militantisme et les luttes de terrain, comme s’il considérait que son lectorat, désormais converti, allait désirer entreprendre la lutte contre la vile démocratie : voilà ce qui choque. Car il faut en effet lutter, militer pour la cause, puisque les dominants ne se laisseront pas faire. On s’enfonce alors dans les impasses. L’auteur nous apprend qu’il faut d’abord prendre toute une série de mesures, lorsqu’on s’incarne en communauté anarchiste, pour que jamais ne s’installe de hiérarchie et que jamais personne ne se sente assez dominant pour la faire apparaître et la nourrir. Pourquoi tant devoir se prémunir de l’apparition de l’anarchie si l’homme tend à l’entraide ? Serait-il alors naturellement mauvais ? Serait-il naturellement porté à la hiérarchisation lorsqu’il se rassemble en communauté ? Que deviennent soudainement les présomptions de bonté humaine naturelle qui servent à justifier et légitimer l’incarnation militante de l’anarchisme ?
Le simple fait d’entreprendre une lutte anarchiste semble maintenant en totale contradiction avec la définition fondamentale de l’anarchie, même lorsqu’on la vide de toute connotation négative et qu’on la rempli de bons sentiments, qu’on la présente comme s’opposant aux « élections piège à cons », comme voulant redonner au peuple le pouvoir qu’il a délégué aux dominants et à l’élite qui agissent par égoïsme et pour perpétuer leur domination sur les soumis. Le passage de l’anarchisme théorique aux luttes de terrain semble relever d’un tour de force mental vraiment déconcertant, et la naïveté avec laquelle l’auteur nous amène à les entrevoir soulève de graves questions quant à l’honnêteté de sa démarche pédagogique.
Un désir de domination drapé de vertu ?
En ne prenant jamais de front le problème fondamental que pose le postulat d’une société naturellement dénuée de hiérarchie et constituée d’individus naturellement bons pour légitimer l’anarchisme théorique, Dupuis-Déri se retrouve, tout au long de son livre, dans une fâcheuse position. Cette fragilité conceptuelle fondamentale vient miner tout l’ouvrage. Répétant que l’anarchisme est un projet global et qu’on ne peut l’atomiser pour n’en garder que des fragments, nous nous voyons, à la fin du livre, affamés de réponses qui ne viendront pas. Sommes-nous plus anarchiquement renseignés qu’avant notre lecture ? Possiblement. Mais sommes-nous satisfaits ? J’en doute.
À trop vouloir convaincre en omettant d’expliquer en quoi la pensée anarchiste peut être pertinente dans la vie des idées politiques, Francis Dupuis-Déri mystifie le lecteur néophyte davantage qu’il ne le renseigne. Que retenons-nous de cette lecture ? Qu’encore une fois, tout porte à croire que les réalistes politiques ont raison lorsqu’ils établissent qu’il ne faut pas chercher plus loin, même dans l’action politique des gens qui affichent les plus nobles intentions, qu’une tentative d’installer un ordre des choses qui soit dans leur intérêt et dans l’intérêt des dominants du groupe auquel ils appartiennent. Les anarchistes ne semblent pas échapper à cette tendance. Sous leur appel à l’égalité et la solidarité se cache en fait un élitisme autre que celui actuellement en place, mais un élitisme tout de même, et un besoin de domination de « ceux qui ne savent pas » pour arriver à leur fin. Ce constat est entretenu tant par le traitement du sujet que par la structure par laquelle l’auteur articule les différentes parties de l’ouvrage. Les doutes quant aux prétentions égalitaires de l’auteur ne sont que renforcés par la connaissance de son statut de magister, formateur de la pensée politique de centaines de jeunes esprits. Nous nous attendions à l’enseignement d’un professeur, nous avons eu l’exaltation questionnable d’un prédicateur. Voilà donc où nous mène l’essai pédago-persuasif L’anarchie expliquée à mon père. Dommage !