« Diane » (primeur)

Une nouvelle tirée du recueil Pures et dures à paraître, chez XYZ éditeur

Une nation n’a de caractère que lorsqu’elle est libre.

– Madame de Staël

La bourrasque de neige me ramène à mon enfance de tempêtes réelles ou fabulées, à jamais merveilleuses dans mon esprit, en même temps que j’éprouve avec force approcher l’heure fatidique de mon décès. Mon désir le plus ardent est qu’il me reste à ce moment-là assez d’énergie pour mourir en colère.

Vexée, mortifiée, indignée de quitter ce monde sans avoir réussi à lui donner le coup de pied au cul assez puissant pour lui changer la face.

Navrée, humiliée, révoltée par l’inefficacité de mes tentatives à seulement l’écarter d’un fil de son orientation, encore moins à le désaxer.

Irritée, affligée, scandalisée par la certitude qu’il poursuivra sur son erre d’aller la pente historique, voire préhistorique, de son parcours destructeur, générateur de fléaux toujours plus effroyables, plus sanglants, plus irrémédiables, au fur et à mesure des progrès techniques de la civilisation.

Outrée par la perfidie des politiciens de tous poils qui calomnient les syndiqués, les chômeurs, les assistés sociaux, leur faisant porter le chapeau de la désastreuse cupidité des banquiers et des requins de la Bourse, qui arrivent même à convaincre les plus pauvres et les plus faibles qu’ils sont responsables de leurs maux.

Enragée par l’apathie de mes contemporains, habitants de tous les continents, qui se foutent du bien-être de leurs voisins, encore plus de leurs lointains, pleinement occupés à la satisfaction immédiate de leurs seuls désirs, qui ignorent d’où ils viennent et où ils vont, qui ne connaissant que la nouvelle du jour, que dis-je de l’heure, si ce n’est de la seconde, inlassablement rivés à leurs gadgets teigneux qui leur communiquent dans le même souffle le nombre des victimes de la dernière tragédie et le nombre de CD vendus par la star du moment, qui opinent avec la même suffisance et dans la plus grande confusion sur l’assassinat de deux enfants par leur père et soupèsent dans la minute suivante les avantages de l’allaitement maternel.

Insurgée contre l’histoire qui me fait trépasser en patrie assujettie, mon peuple stagnant dans sa séculaire soumission à la loi du conquérant et de ses suivants, servilité qu’il qualifie de résilience, ayant élevé cette indignité au rang d’un art de vivre dans la bonne entente.

Diane, célibataire sans amants ni enfants, vient d’apprendre que son utérus inutilisé était atteint d’un cancer. « Avancé, lui a reproché sa médecin, faute d’une préoccupation minimale, normale de votre état de santé, insiste-t-elle sévèrement ».

Elle regarde tomber la neige. Elle se dit qu’avec sa force combative et l’avancement de la science, l’heure de sa mort ne sonnera peut-être aussi tôt que le diagnostic le lui laisse croire.

Debout devant la fenêtre, le nez presque collé à la vitre, sensible aux agressions obscures de l’angoisse, elle regarde tomber la neige et peu à peu une idée envahit son esprit. Une idée qui n’est pas neuve, qu’elle a souvent mijotée dans l’abstraction de vagues projets, sans ancrage dans une quelconque réalité personnelle, et qui, maintenant, lui paraît la plus naturelle du monde. Sa mort sera son ultime acte de guerre, un acte concret, capable par sa violence déstabilisante de bouleverser le rapport des forces en présence. Sa mort comme arme de guerre, pas celle des seuls mots à quoi elle a réduit ses luttes au cours des derniers ans, des mots qui ne perturbent aucunement ni l’ennemi, ni ses compatriotes, la littérature n’intéressant ni l’un ni les autres. Ils ne troublent pas, même d’un léger frisson, leur âme apathique, pas plus que celle d’aucun contemporain, pleinement absorbé par l’étalage facebookien de leurs petites satisfactions et déceptions quotidiennes.

Depuis qu’elle se sait cancéreuse, figée devant la fenêtre du salon ou assise sur un banc public, la dramaturge tout aussi forcément marginale que vaguement connue d’un large public pour la diffusion à la télévision à une grande heure d’écoute d’un de ses sketches alimentaires regarde aller le passant. Téléphone portable collé à l’oreille, casque d’écoute sur la tête, bien à l’abri des autres, alors qu’il se croit branché sur le monde entier, il vit dans sa coquille une existence rapetissée à sa mesure. Il jase sans cesse, il communique, dit-il, alors qu’il n’est que l’écho des opinions communes, répétées à l’infini à chaque seconde. Pas d’histoire, pas de perspectives d’avenir, que l’instant présent.

Soudain dégoutée de ruminer vainement sur la bêtise contemporaine, Diane, en véritable auteure de tragédies, prend la ferme décision de ne pas mourir de sa belle mort.

En ce jour de son cinquième traitement de chimiothérapie, également jour de son quarantième anniversaire, Diane est enfin prête. Elle mijote son plan depuis plusieurs semaines. Dans ce temps d’échafaudage, elle s’est employée à une minutieuse analyse des comportements de sa nation assiégée. Elle croit maintenant en comprendre la dynamique. Ses compatriotes n’attaquent pas. Ils résistent. Ayant succédé aux attaques militaires des XVIIIe et XIXe siècles, les invasions politiques qui les détruisent à petit feu, d’une subtilité machiavélique parce qu’apparemment non violentes, leur passent sous le nez comme des embûches, détestables certes, mais certes pas létales, aucune arme meurtrière des corps individuels n’étant employée. Résistance passive qui par la force du nombre les a maintenus à flots depuis plus de deux siècles, mais qui devient chaque jour de plus en plus inadéquate, en cette décennie d’accélération du processus de leur minorisation, de réduction graduelle de leur espace culturel. Pour les amener à se soulever, Diane en est arrivée à la conclusion que la prochaine attaque de l’ennemi séculaire doit être d’une violence démesurée et accomplie sans nécessité évidente par un représentant de cet ennemi. Finis les inefficaces actes terroristes des ti-culs Lachance. Elle signera le sien du nom de John Smith.

Bien sûr, la cancéreuse comprend, du moins le perçoit, que les problèmes de sa nation sont aujourd’hui, à des degrés divers, ceux de l’humanité tout entière. De nombreux peuples revendiquent à l’heure qu’il est le retour de la nation comme lieu premier et essentiel de l’expression de l’identité collective et de ses manifestations politiques et sociales. Communauté de destin qui a longuement refréné Diane dans l`élaboration de son plan. Jusqu’à ce qu’elle conclut que malgré l’universalité du problème, sa solution demeure particulière. Aujourd’hui comme toujours, pense ironiquement l’irréductible mécréante : « Charité bien ordonnée commence par soi-même ».

Quel que soit le plan concocté, John Smith y est le terroriste idéal. Chacune de ses attaques, telles qu’elle les conçoit, rappelle par son raffinement la perfidie innée des Anglo-Saxons de toujours, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, appliquée ici comme ailleurs, à l’exercice convoité de leur domination.

Soudain, elle se fixe, en remarquant que le jour de sa cinquième séance de chimiothérapie coïncide avec celui de l’élection d’un nouveau gouvernement provincial qui sera selon toutes les prévisions dirigé par le parti favorable à l’émancipation de la nation. Fi donc du traitement. Elle accomplira plutôt une action terroriste dans lequel un dénommé John Smith s’attaquera au chef indépendantiste au soir de sa victoire.

Ce qu’il fit, sans que Diane n’ait rien à y voir.

Et sans soulever la moindre indignation.

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