La publication des données du recensement provoque toujours de nombreuses réactions. C’est un moment crucial, en effet, où normalement l’idéologie vient se heurter aux faits et cela devrait suffire pour faire de cette publication un temps fort de la délibération publique sur nombre de sujets d’importance. Et parmi ceux-là, la discussion entourant les données relatives à la situation linguistique devrait occuper une place névralgique. Loin de clarifier les choses, cette année, la parution des résultats, le 24 octobre dernier, a largement contribué à semer la confusion. Et du coup à fournir un instrument de désinformation supplémentaire aux adversaires du français et aux tenants du consentement hypocrite à notre minorisation.
On se souviendra du désarroi de nombreux spécialistes et de divers intervenants publics devant l’annonce par le gouvernement Harper de modifications radicales aux questionnaires du recensement 2011, en particulier l’abandon du questionnaire long. Le sujet est apparu abstrait et relativement anodin à bien des citoyens, mais c’est maintenant qu’on prend la mesure des conséquences de cette décision. Charles Castonguay a eu bien raison de parler de la « folle journée du 24 octobre » (L’Aut’journal, 26 octobre 2012) où les interprétations les plus bancales ont alimenté la machine médiatique et mobilisé tous les bonimenteurs qui font carrière à faire du bruit sur les sujets importants. En dépit des mises en garde de Statistique Canada qui ne parvient toujours pas à cacher son malaise, ils n’ont pas été rares ceux-là qui ont fait les coins ronds et qui nous ont abondamment servi des comparaisons aux fondements méthodologiques douteux. Les nouvelles données n’autorisant tout simplement pas les comparaisons avec celles des recensements précédents cela n’aurait pu être que bavardage et perte de temps.
Mais l’effet le plus délétère de ce cafouillage méthodologique provoqué par la décision fédérale tient au fait que ce babillage aura servi à brouiller encore davantage les repères sur un sujet touchant le cœur de notre devenir national. Il est pratiquement devenu impossible pour le simple citoyen de se faire une idée juste, une idée aux fondements empiriques sûrs de la situation du français au Québec et au Canada. Il n’est qu’à se demander à qui profite la faute pour comprendre que cela ne renvoie pas seulement à un déficit d’information.
L’impossible portrait fournit un matériau de première utilité pour la manipulation du débat linguistique et le brouillage de ses enjeux. Manœuvre délibérée ou effet pervers exploité avec opportunisme, cela importe peu, puisque seules comptent les perceptions qui s’imposent. Et ces perceptions, bien orientées par des communiqués de presse alambiqués, servent bien le combat canadian contre le français, elles fournissent au Canada et à ceux qui le servent un moyen supplémentaire de fabriquer les paramètres de la discussion. Les résultats sur la situation des langues sont toujours explosifs et tout a été mis en œuvre pour les désamorcer. Verre à moitié plein, verre à moitié vide, a-t-on réussi à imposer comme expression, comme pour laisser entendre que toutes les interprétations s’équivalent, plaçant dos-à-dos les protagonistes sur une ligne qui départage les optimistes des inquiets, comme si tout cela ne se résumait qu’à de légers dosages d’états d’âme.
Cet épisode révèle une fois de plus l’extrême vulnérabilité dans laquelle nous place notre dépendance à l’égard des institutions canadian. Nous n’avons aucun contrôle sur Statistique Canada et le gouvernement fédéral gouverne sans nous. Notre demi-État, pas seulement notre gouvernement, n’y tient plus pour rien du tout. Les décisions d’imposer l’obscurantisme pour mieux contrôler le débat public au Canada en disent long sur ce que la démocratie canadian est prête à tolérer du gouvernement conservateur. Les Canadians se dépatouilleront avec les conséquences d’un tel choix de fabriquer de l’ignorance pour mieux laisser faire. Nous, Québécois, ne pouvons rester indifférents aux conséquences de ces choix sur nos orientations nationales. Le recensement est un instrument essentiel à la gestion d’un État moderne et nous subissons directement les conséquences des décisions de le saboter. Ici encore le lien canadian nous condamne à la médiocrité programmée.
En matière de langue, ces conséquences risquent d’être catastrophiques. Nous ne pouvons saisir notre situation de manière fiable qu’à partir d’une lecture des séries statistiques qui s’arrêtent en 2006. C’était déjà fort inquiétant. On imagine qu’avec les niveaux d’immigration élevés, qu’après dix ans de laxisme dans l’application des lois et au terme d’autant d’années de sabotage des institutions chargées de soutenir notre dispositif législatif les pires appréhensions sont probables. Mais il faut se garder de se laisser gagner par la torpeur ou de se lancer dans l’activisme débridé. Au moment où le gouvernement Marois annonce ses intentions de renforcer notre législation, il faut en priorité revoir nos dispositifs de veille informationnelle sur les évolutions linguistiques. Il faut que le Québec se donne des moyens de remplacer ceux que lui a fait perdre le sabotage du recensement. On le sait, cela ne se fera pas instantanément et occasionnera des coûts considérables. Mais il faut commencer quelque part.
Il faut nettoyer le Conseil du statut de la langue française dont la mission a été dévoyée au cours du règne libéral, lui redonner une orientation claire, s’assurer d’y trouver une gestion dynamique, audacieuse, capable d’initiative. Il faut lui octroyer une capacité de recherche accrue pour réaliser une programmation scientifique ouverte, de nature à susciter les collaborations avec les chercheurs des universités et des autres institutions, une programmation également soucieuse de rendre accessibles ses questionnements aussi bien que ses résultats. Il faut l’équivalent d’un véritable observatoire de notre évolution linguistique, un lieu indépendant, fort et crédible. Un instrument qui servira à nous doter de nos propres normes et moyens de référence.
Il faudra aussi faire le ménage dans les officines des ministères qui se sont laissé instrumentaliser par la politique démissionnaire des libéraux. Il ne faut plus jamais que se reproduise l’épisode répugnant de l’été dernier où le ministère de l’Éducation, des Loisirs et des Sports a publié des données plus que douteuses sur une augmentation spectaculaire du nombre d’allophones inscrits au cégep français – on s’en souviendra, le ministère prétendait qu’en deux ans le nombre d’inscrits était passé de 51 à 64 %. Ces données ont servi au CSLF pour donner un avis de complaisance sur la question de la pertinence d’étendre l’obligation de fréquentation jusqu’à ce niveau. Devant le scepticisme des experts et quelques réactions éditoriales, le CSLF a fini par émettre des réserves rhétoriques, mais n’a pas changé son avis. Et l’on n’a jamais su ce qui était advenu des calculs du ministère.
Ce qui vient d’arriver avec la collecte des données sur la situation de la langue se reproduira dans d’autres domaines, c’est inévitable. L’Institut de la statistique du Québec qui dépend trop pour son approvisionnement en données de Statistique Canada doit se voir octroyer des moyens qui lui permettront d’éventuellement s’en émanciper. C’est une nécessité aussi bien stratégique qu’opérationnelle. On ne peut penser notre condition et bien évaluer notre situation en travaillant avec des outils pensés et gérés ailleurs, que nous ne contrôlons pas et qui reposent sur des catégories qui sont ou bien étrangères ou bien productrices de distorsion.
Le débat public au Québec est littéralement occupé – pollué – par des portraits statistiques qui plaquent sur notre réalité des découpages qui ne servent qu’à nous déporter dans des représentations tordues de nous-mêmes. Des rapports de toutes sortes pleuvent, que nous infligent les Conference Board, RBC et autres CD Howe qui nous oblitèrent dans les données agrégées et nous standardisent à grand renfort de « moyennes nationales ». Ces études nous font disparaître dans une conformité qui n’a rien à voir avec notre réel, elles nous assènent des statistiques construites sur des catégories inadéquates, sur des découpages qui gomment les subtilités de nos contextes et qui nous noient dans des palmarès et autres comparaisons qui ne servent qu’à mieux nous engluer dans des paramètres intellectuels qui nous réduisent continuellement à l’état de sous-ensemble. Il nous faut des outils qui nous permettent de nous saisir comme totalité. Le Québec n’a pas besoin d’instruments qui ne lui servent qu’à se perdre de vue.