Éditorial – Le malheur de notre condition ajoute au malheur du monde

2015decembre250Le monde est en proie à d’horribles convulsions. Luttes féroces pour la reconfiguration de l’ordre pétrolier mondial, destruction des régimes qui lui font obstacle, réalignements stratégiques conséquents, déchaînement de l’intégrisme islamique, tout cela s’entremêle et s’entrechoque dans un effrayant maelstrom. Il aura fallu les attentats de Paris pour saisir les consciences déjà fortement ébranlées par le spectacle des millions de victimes jetées sur les routes ou prises dans les tirs croisés des multiples factions militaires pour ébranler enfin les colonnes de la bien-pensance. Est-ce la guerre ? Est-ce une forme inédite d’implosion des rapports du monde développé aux nations émergentes ? Il est encore difficile de bien saisir ce qui se joue dans le fracas de l’ordre qui s’effondre.

Une chose est certaine cependant, les utopies néolibérales et multiculturelles n’en sortiront pas indemnes. Les notions de frontière, de cohésion nationale et de régulation des échanges de toutes natures sont sorties du registre défensif où les avaient reléguées les idéologies post-modernes. L’idée de nation est tout à coup redevenue un repère constructif pour affronter le chaos du terrorisme, pour s’interroger sur la place des peuples dans les reconfigurations en cours. La France blessée qui se cambre, l’Allemagne plus consciente que jamais de la nécessité pour elle de s’extirper du registre expiatoire, les États d’Europe en train de se demander ce qu’ils deviendront sous la pression migratoire et ce qu’ils ont à faire pour en finir avec les menées islamistes, sont désormais confrontés à la nécessité de réactualiser l’idée de nation, de se faire une idée plus franche de ce qu’elles sont, de ce qu’elles veulent devenir. Les alibis communautaristes fonctionnent moins bien. Le relativisme multiculturel apparaît sous son jour mortifère.

La confusion entre la tolérance et la démission culturelle peut désormais faire l’objet de larges débats civiques. Évidemment, les ressorts de la bien-pensance ne sont pas pour autant cassés. Les flots de mise en garde « contre le danger des amalgames », les appels à minimiser les enjeux qui pourtant surnagent dans le sensationnalisme médiatique, ne manquent pas. La remise en cause d’une idéologie aussi solidement implantée dans les structures porteuses du nivellement des cultures, de la dissolution des rapports sociaux instituants et de l’effacement des États-nations devant les puissances financières mondialisées ne se fera pas aisément.

Pour l’instant les divers registres s’entremêlent et les idéologues peuvent encore trouver avantage à se draper dans les vertus d’un universalisme abstrait. Mais les choix concrets devant lesquels le déchaînement des événements place d’ores et déjà les démocraties ne manqueront pas de forcer les redéfinitions de la solidarité, des raisons communes et de la portée des gestes posés aussi bien à l’échelle locale qu’à celle des relations entre États.

Comme c’est son lot, la province de Québec ne peut guère espérer tenir une posture véritablement significative dans les tâches qui confrontent les nations. C’est le Canada qui parle ou plutôt bafouille pour lui. Ce Canada du multiculturalisme sacralisé ne donnera rien de plus que ce qu’il nous apporte d’ores et déjà, c’est-à-dire l’impuissance consentie et le renoncement à soi. Quelques voix se sont élevées pour dénoncer la conduite indigne de Philippe Couillard qui, les deux pieds dans le sang des victimes françaises, s’est drapé dans une fausse compassion pour mieux s’en prendre à son propre peuple. Ce chasseur de fantômes ne rate jamais une occasion de dire qu’il faut protéger les Québécois d’eux-mêmes. Comme Trudeau père avant lui, et comme le second entre deux selfies, Philippe Couillard ne peut voir le Québec qu’entouré de la muraille protectrice canadienne. C’est au nom du multiculturalisme qu’il s’érige en ultime redresseur des pulsions sombres qu’il prête au Québec qui cherche à lire le monde selon sa réalité plutôt qu’en se fiant à ce que lui en dit le Canada.

Il est affligeant de subir les horreurs en cours et plus affligeant encore de les subir lorsque des idéologues cherchent à les utiliser pour en rajouter contre nous. Quel sordide mépris que de placer en opposition la compassion et la loi 101, comme on l’entend de plus en plus fort. Il faudrait accueillir en anglais pour être plus efficace. Comme si nous étions toujours un obstacle devant la civilisation.

Le Québec de la rectitude n’est qu’une pâte malléable à mouler dans les choix canadian. Sous peine d’injonction à brandir ses certificats de vertu. Ses forces vives et ses réponses généreuses sont instrumentalisées. Elles sont appelées à participer à une solidarité dont le Canada seul définira les modalités et réclamera le crédit, la reconnaissance et la légitimité. Invoquer la réalité québécoise pour les questionner, c’est immédiatement s’exposer au risque d’amalgame, un amalgame visant moins à faire des rapprochements suspects entre terrorisme et religion qu’à tenir pour douteuse toute posture osant mettre en doute les vertus autoproclamées de l’idéologie officielle du Canada.

Une minorité tenue en laisse et toujours soupçonnée des pires dérives si elle est laissée à elle-même, telle est la place du Québec dans le Canada. Il est illusoire et vain de s’imaginer qu’il puisse en être autrement dans un ordre juridique basé sur une Charte canadienne des droits conçue comme instrument de contention de la démocratie québécoise et doctrine d’ingénierie sociale. Alors que tout l’Occident est appelé à réfléchir sur le sens de la nation, les Québécois sont relégués dans des débats mesquins par un ordre canadian qui va tout tenter pour continuer à se prétendre l’incarnation même du modèle de civilisation multiculturelle. Alors que des décisions graves sur le sort des armes et le rôle des États dans les violences qui accompagnent et imposent la redéfinition de l’ordre du monde échappent complètement à notre Assemblée nationale, nous avons eu droit à un Philippe Couillard qui joue les va-t-en-guerre d’opérette. Il y avait quelque chose d’obscène à le voir appeler aux armes, lui le gérant provincial qui n’en a ni le pouvoir ni la légitimité. Et de plus obscène encore à le voir plastronner en notre nom.

La guerre est une chose extrêmement grave qui est hors de portée d’une province : la volonté du peuple du Québec ne compte pour rien quand le Canada réfléchit et participe à la guerre. Quoi qu’il puisse y paraître, notre impuissance nationale n’est pas sans conséquence. Il est essentiel de le rappeler en ces jours sombres.

Le malheur de notre condition ajoute au malheur du monde.