Éditorial – Refaire la trame du récit national

2020janvier250Version PDF

Les bilans et perspectives qui accompagnent inévitablement les éditions de fin d’année qui font l’essentiel de la production médiatique entre Noël et le Jour de l’An n’auront pas manqué de se poser la question : quand donc prendra fin la lune de miel pour ce gouvernement ? L’interrogation en a turlupiné plusieurs parmi les bonimenteurs d’une classe médiatique qui a tant de mal à camoufler ce que lui inspire cet appui populaire.

Derrière les ratiocinations se devinaient la recherche des augures pour trouver ce qui pourrait bien restaurer les intouchables figures iconiques que sont le multiculturalisme et l’immigrationnisme que cet appui malmène. Les contestations de la loi 21, les propositions d’une éventuelle législation linguistique, les leçons à tirer des dérapages de la réforme du PEQ, les matériaux n’ont pas manqué pour évoquer que cela ne pourra pas durer toujours. Et c’était sans compter sur les pronostics d’affrontement dans les négociations du secteur public, pour ne pas parler des inquiétudes sur le populisme et des insinuations sur les demeurés de province. Bref, il n’a pas été facile de départager les réflexes de la corporation des scribouilleurs du véritable traitement journalistique, tant l’inconfort suintait dès lors qu’il s’agissait d’évaluer le poids du peuple dans la balance des fabricants de poncifs.

Ce qui se joue, en fait, et ce qui se jouera de plus en plus explicitement dans l’année qui s’amorce, c’est moins le programme de ce gouvernement et la matière de chacun des dossiers du menu législatif que la représentation de la situation et de l’état de la nation qu’ils dévoilent ou laissent deviner. L’élection de la CAQ a mis un cran d’arrêt à la logique de régression active qui faisait et fait toujours la politique du Parti libéral. Quinze ans de promotion du consentement ouvert à la minorisation et à la canadianisation volontaire aussi bien que forcée auront trouvé là un dénouement inattendu : celui qui a révélé que le Parti libéral est devenu un parti ethnique, au service d’une clientèle qui l’assure d’un vote massif, nourri par le seul objectif de faire échec au Québec comme nation et société intégralement française. Ce qui était une conclusion pour un nombre restreint d’analystes indépendantistes est devenu une évidence populaire. La CAQ a largement profité de cette « révélation ».

En effet, sa posture de résignation sereine devant le deuil du péquisme et sa ferme intention de renouer avec le nationalisme de l’affirmation nationale ont largement contribué à son véritable succès, c’est-à-dire à faire de cette élection, une espèce d’élection reposoir. Le Québec de la CAQ, c’est le Québec qui a choisi de se mettre à l’abri du mépris auto-infligé, de se donner une pause et de prendre congé d’un destin que les libéraux lui donnaient comme le seul moralement souhaitable. C’est le Québec de la politique provinciale saine, c’est-à-dire la politique de l’ambivalence envers soi-même.

Mais c’est aussi, et peut-être davantage, celui qui est tenté de faire un pied de nez à toutes les remontrances qui lui sont adressées dès lors qu’il réaffirme, un tant soit peu, son caractère national : racisme systémique, xénophobie fondamentale, fermeture à l’Autre et autres anathèmes de la doxa diversitaire semblent désormais inopérants. D’où la surenchère qui a fait dire au scribouilleur vedette et spécialiste des basses œuvres de The Gazette que le gouvernement du Québec est un gouvernement fasciste. Rien de moins. À ce rythme, au terme des débats sur quelques modifications au régime linguistique, ne manqueront plus que les appels à l’ONU, les éditoriaux du New York Times et les imprécations du Globe and Mail qui se demandera si le pouvoir de désaveu du gouvernement fédéral ne devrait pas venir au secours des minorités menacées par l’affirmation du français.

Ce qui se mettra en place en ouverture de la nouvelle année et en préparation à la reprise des travaux parlementaires, ce sera une vicieuse offensive discursive pour torpiller, dans tous les registres symboliques et sur toutes les tribunes, les efforts de ce gouvernement et des forces qui l’appuient pour redresser un tant soit peu le cadre plus bancal que jamais dans lequel s’inscrit le récit national. On devrait plutôt parler des lambeaux du récit national. Car c’est de cela qu’il s’agit, pour l’essentiel. Le gouvernement Legault est devenu le révélateur de ce que le Québec est devenu dans la plupart de ses registres de représentation : une minorité déboussolée qui cherche à reprendre son cap. Une minorité qui ne peut lire son histoire récente que dans le déchirement entre le deuil de l’aspiration qu’elle est tentée de faire de sa propre volonté d’achèvement et le projet défensif visant à tirer le maximum de la minorisation consommée dans laquelle le régime canadian l’a enfermé pour toujours.

Qu’il s’agisse de laïcité, de langue ou d’immigration, la seule légitimité à laquelle le gouvernement peut s’en remettre, c’est celle de la nation. Mais s’agissant d’une nation niée, l’ordre canadian, le Parti libéral du Québec et ceux qui votent massivement et inconditionnellement pour lui, ne tolèrent plus rien, même pas les simulacres, dès lors que se profile l’inexorable logique démographique à laquelle ils souscrivent. Cela ne donne pas seulement l’expansion sur la carte électorale de la minorité de blocage – ce que Frédéric Lacroix a si justement qualifié de « westislandisation » de la région métropolitaine. C’est une position politique – et une posture, celle de la minorité de blocage – qui entraîne le rejet de tout signe et moyen de construction de la cohésion nationale. C’est pourquoi la CAQ se fera dire non à répétition – et pas seulement par Ottawa, mais bien par les forces internes qui lui servent de relais. Une chorale de bonimenteurs restera mobilisée pour justifier ces refus – la page éditoriale de La Presse est passée maître dans l’art de justifier le déshonneur, battant presque ceux-là qui sévissent à Radio-Canada. Il est d’ores et déjà possible de savoir comment les choses se passeront : il s’en trouvera toujours – et probablement au gouvernement du Québec d’abord – pour se désoler, pour minimiser les pertes, pour continuer de redire, devant chaque refus, chaque revers que ce n’est pas si grave…

Et ce sera sans compter sur les chantres diversitaires du mythe canadian qui ne rateront pas une occasion de dire que le Québec l’aura échappé belle et des juges à gages deviendront des « personnalités de la semaine ».

Ceux-là qui espèrent que les rebuffades d’Ottawa pourraient transformer la CAQ en parti indépendantiste malgré lui ont toutes les chances du monde d’être déçus : ils ne connaissent pas les ruses et les pièges de la politique provinciale. Objectivement, le gouvernement de la CAQ est un gouvernement de transition. Mais une transition non pas entre deux options politiques d’abord, mais bien plutôt entre deux versions, deux représentations de soi moulues par la logique de minorisation. En version offensive, la vision libérale était collectivement difficile à soutenir, elle suppose, en effet, le mépris de soi ouvert et l’autodépréciation. En version résistante, la CAQ s’accommode de la minorisation, mais à la condition qu’elle s’accompagne ouvertement d’un refus de consentement, ce qui lui confère une légitimité que le « retour de la fierté » vient consacrer. Mais cela reste un refus de minoritaire résigné, c’est-à-dire un refus de lamentation, sans gestes conséquents.

Pour l’instant, l’élan gouvernemental reste donc un moment – un moment fort, certes, mais éphémère, par définition – de la logique de régression minoritaire dans laquelle le Québec est enfermé. C’est le moment défensif, celui du refus de la minorisation, mais en même temps l’acceptation de sa logique et de ses conséquences au nom du compromis réaliste. Figure inversée du moment libéral, celui de l’accommodement – de la soumission – reste un horizon temporairement indéfini, incapable et se refusant à préciser quand et à quelles conditions les choses pourraient se redresser. Collectivement, cette posture ne peut être que transitoire, car elle renvoie à l’affirmation d’une velléité de persévérer dans son être, mais dans un régime, dans un ordre dont on tente de se convaincre de la possibilité de s’en accommoder sans mutilations majeures. Or le régime canadian détruit avec une efficacité grandissante.

Cela doit être dit et clairement vu : il n’y a pas de récit national compatible avec la représentation d’un Québec s’imaginant voué à minimiser les effets déstabilisants de son statut de minorité crédule et accommodante dès lors qu’Ottawa agite des dollars. La logique de la conquête de l’autonomie n’est pas celle de l’acceptation de la dépendance. L’intentionnalité en diffère radicalement. Une volonté d’achèvement vise à ruser avec cette dépendance pour s’en affranchir. Le « consentement par refus » vise à s’y adapter au moindre coût. Les coûts plus ou moins évités pourront peut-être, pour un temps du moins, passer pour des gains et être interprétés comme des occasions et motifs de réconfort. Mais pour un temps seulement, une dizaine d’années, tout au plus, le temps que les politiques d’immigration suicidaires aient rendu impossible toute formation d’un gouvernement aux aspirations nationales. Et transformer les possibles en fantasmes, une volonté d’achèvement devenue irréalisable.

Une dizaine d’années, c’est peu, et le PLQ est capable de patienter sans avoir à faire de « reconnexion » avec la majorité francophone. Les barons ethniques qui le contrôlent ne lâcheront pas les leviers d’influence que cela leur donne dans la mosaïque canadian. Et les pédants commentaires fleuriront sur la place des francophones au Québec, sur la majorité qui se recompose autour des fiefs ethniques et de la tolérance canadian. Le qualificatif de francophone a de l’avenir pour dissoudre le Québec dans la médiocrité provinciale. Les francophones du Québec ? Une déréalisation efficace.

L’expression elle-même est toxique et elle empoisonne depuis longtemps déjà la représentation de soi et ne sert, somme toute, qu’à entraver la réfection de la trame du récit national. Le Québec est français. Parler de la majorité francophone, c’est s’installer dans la rhétorique du minoritaire, c’est penser dans le cadre canadian, se voir avec les yeux des autres. On ne peut être le minoritaire de soi-même qu’à moins de renoncer à se poser comme norme. Il n’existe pas d’Italiens italophones et d’Allemands germanophones. Ce sont des catégories qui, dans le registre normal de tout récit national, se déclinent en inversant le rapport. Si le Québec est français comme le proclame – et comme le pensent une majorité de Québécois – la saine logique reconnaîtrait qu’il comporte des Italo-Québécois, des Sino-Québécois, bref des segments de populations qui se lisent et doivent se lire en référence à la norme culturelle fondamentale portée et construite par la langue nationale et y situent leur apport. La vérité canadian dit cependant le contraire. Et c’est elle qui prévaut et c’est par la puissance des appareils institutionnels canadiens que s’est imposée cette représentation par laquelle sournoisement les Québécois se font la minorité d’eux-mêmes en se désignant par le neutre générique plutôt que par le nom que leur statut national leur confère.

Le débat sur l’immigration, celui sur la langue et d’autres à venir ne se tiendront donc pas dans un registre québécois. Par la force des choses, ils sont d’ores et déjà campés dans l’univers discursif canadianisé. Un registre qui rend suspect toute affirmation nationale et servira à générer les argumentaires pour saboter les intentions gouvernementales qui seraient tentées de s’y référer autrement qu’en prétendant jouer sur l’équilibre minorités/majorité. L’étendue de ce registre est immense et il est entretenu par un très puissant dispositif de propagande – au premier rang duquel se trouvent Radio-Canada et Patrimoine Canada. Son efficacité est redoutable et la pénétration de ses thématiques, profonde. On l’a vu avec les positions antinationales de la Chambre de commerce de Montréal, des notables de Québec qui fédèrent les aubergistes à la recherche de plongeurs immigrés ou les corporations universitaires faire semblant que les Concordia et McGill de ce monde sont équitablement financés.

Il y aura un immense barrage idéologique à vaincre pour faire valoir les réponses requises par la lecture nationale de notre situation. Ce ne sera pas qu’un mince défi à relever pour les faire valoir en référant à un intérêt national que tout, dans l’histoire récente, a servi à occulter. Et que la gouverne libérale a pu dissoudre par le dévoiement des institutions et leur mise à la botte d’Ottawa.

L’indigence intellectuelle des partis indépendantistes n’est pas rassurante à cet égard. Sans même qu’ils s’en rendent compte, ils pérorent dans le lexique et les catégories discursives de l’ordre canadian. S’empêtrant dans les pièges des conflits de juridiction, ne repérant même plus les paramètres qu’imposent les normes canadian dans pratiquement tous les champs de compétences dites exclusives, s’en référant à l’ordre constitutionnel et ses tribunaux comme à des instances légitimes, même les coups de gueule séparatistes restent sans efficacité politique réelle. Rien dans les discours qu’ils distillent ne laisse paraître un diagnostic clair et lucide sur la situation réelle de la nation, de sa langue et de sa culture. Certainement pas sur la situation démographique, encore moins sur les enjeux linguistiques et la nécessaire reconfiguration des institutions. Incapables de penser dans le registre politique canadian de la minorisation et soumis aux dictats de la rectitude diversitaire qui occulte et dissout la représentation de la domination canadian, ils portent actuellement un discours désincarné, voire embarrassé dès lors qu’il est question de définir le centre de gravité de la vie collective. Il leur faudra d’abord contribuer à refaire la trame du récit national avant de retrouver quelque crédibilité que ce soit. Et cela devra passer par un recadrage radical de la culture québécoise et de sa place dans le monde.

La volonté d’achèvement qui traverse une histoire qu’ils ont du mal à placer au fondement de leur programme politique n’est pas conciliable avec les pirouettes politiciennes. Le Québec s’est bâti sur cette volonté tenace et l’heure est venue de lever toutes les ambiguïtés : elle ne trouvera pas à s’accomplir en pactisant avec le statut minoritaire, rien ne croît dans les alibis démissionnaires. La trame de notre récit national ne se reconstruira que par un vigoureux renouveau culturel. Le talent et le bouillonnement partout observables le justifient et le rendent possible. À la condition d’être clairement posé en lutte contre toute hypocrisie usurpatoire.

Le Canada ne peut avoir de politique culturelle qui ne soit pas toxique pour le Québec. Patrimoine Canada est une agence de « nation building » qui restera une puissance de détournement symbolique, peu importe qu’elle soit dirigée par un carriériste qui ne se dira « francophone » que pour mieux s’affirmer canadian. Pour sortir du registre de l’hétéronomie minoritaire, il faut ouvrir le conflit des légitimités.

Le Canada ne peut parler du Québec que pour le tenir dans des paramètres en tous points contraires à son intérêt national, en matière de culture, d’environnement, de territoire. En toutes choses, ce pays ne cherche et ne sert qu’à rendre le Québec étranger à lui-même. On peut être tenté de faire semblant de croire qu’il en va autrement, mais cela ne se pourra qu’à la condition de laisser dénaturer les acquis de siècles de lutte. Et d’accepter de ne plus inspirer aucun respect. Le mépris est le moment ultime de la régression minoritaire.

L’année qui s’ouvre peut être inaugurale. Il n’en tiendra qu’aux indépendantistes de se défaire des vieilles pensées minoritaires pour reprendre les termes du combat national. Cela est faisable et nécessaire. Cela peut même se faire assez rapidement, si le travail est fait avec rigueur et intransigeance. Le récit national ne se restructurera que s’il est capable de démontrer l’intérêt pour notre peuple de se penser dans l’adversité, plus encore dans la conflictualité. Ce sont les projets audacieux qui peuvent permettre de le faire. Des projets en phase avec l’orgueil de se dépasser, avec la fierté de porter plus haut, plus loin, les possibles du peuple inventif et original que nous formons.

Miser sur le projet national et ce qu’il donnera comme réponse aux défis contemporains, il est certain que cela placera le mouvement indépendantiste en rupture avec un certain air du temps tel qu’il se maintient encore dans un ordre du monde vacillant. À l’heure où les signes partout commencent à poindre pour laisser voir que les populations en ont assez de la dissolution du cadre national, le Québec peut trouver une voie et une contribution originale pour son combat. Nous n’avons d’existence et de destin qu’en nous pensant comme une nation en construction. Penser notre émergence dans les mouvements qui font bouger des continents entiers ne sera pas chose simple ni aisée, mais notre peuple a maintes fois déjoué les augures par sa résilience qui lui a fait gagner nombre de batailles contre l’improbable.

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