Éditorial – Un battement d’ailes de papillon

Le français se porte mal au pays. Tous les voyants sont au rouge. Y compris ceux qui signalent la lâcheté ! De rapports en déclarations, des jérémiades du ministre Roberge au lirage de François Legault, il est chaque jour plus évident qu’il n’y a rien à attendre de ce gouvernement. C’est le consentement à la minorisation, […]

Le français se porte mal au pays. Tous les voyants sont au rouge. Y compris ceux qui signalent la lâcheté ! De rapports en déclarations, des jérémiades du ministre Roberge au lirage de François Legault, il est chaque jour plus évident qu’il n’y a rien à attendre de ce gouvernement. C’est le consentement à la minorisation, l’impuissance maquillée et les turlutes ridicules qui dressent l’horizon.

Les artistes manifestent, les artisans du numérique se désespèrent, rien ne semble y faire.

Rien ne sert d’attendre les initiatives d’Ottawa, ce gouvernement n’entend rien de ce que nous sommes. Ceux qui le servent ne monnaient que leurs prébendes et ne soutiennent que ce qui conforte notre statut de subalternes inoffensifs. La culture québécoise, vue du Canada ne compte qu’à titre décoratif. C’est un matériau qui sert au discours multiculturaliste, un tesson ébrèche de la « mosaïque canadian ». Droits d’auteurs, découvrabilité, sparages radio-canadiens, les tergiversations ne servent qu’à user la force porteuse de notre créativité collective. Ce que le régime érode, c’est le pouvoir instituant de notre culture.

Il n’y a pourtant pas lieu de céder au défaitisme.

Au contraire, il faut tirer la première leçon du défaitisme politicien. C’est à la société civile, comme on dit, de prendre l’initiative. Il faut miser sur l’inventivité et le braconnage. Oui, le braconnage, c’est-à-dire la pratique qui consiste à tirer parti d’un ordre imposé. C’est là où nous en sommes. La culture québécoise est chaque jour davantage déportée aux marges du domaine que l’impérialisme culturel américain et la médiocrité netflixisée imposent. Cette déportation démultiplie l’efficacité des forces érosives de la mondialisation anglophile et uniformisante.

En attendant qu’un jour nous puissions mobiliser les ressources de notre État, il faut ouvrir des brèches, chasser sur les terres occupées par le nihilisme marchand. Et vaincre le doute que notre propre rapport à la culture entretient par son enlisement dans les logiques défensives. Des logiques qui contaminent trop de postures se réclamant pourtant de la promotion des œuvres, de la culture et de son rôle dans la cohésion sociale et nationale et qui les instrumentalisent sans trop s’en rendre compte en y voyant d’abord une puissance de freinage du déclin.

C’est l’offensive qu’il faut valoriser, c’est l’initiative qu’il faut prendre. Il ne s’agit pas de se payer de mots, encore moins de céder au volontarisme jovialiste, mais bien de concevoir le champ des possibles comme un espace de retournement des contraintes contre cela même qu’elles empêchent. Cesser de se désoler de constater qu’une fracture lézarde tous les mécanismes institutionnels de la transmission de la culture. Il faut s’engouffrer dans les béances que l’ignorance creuse entre l’héritage et le « devisement du monde ». Et s’assumer sans jamais se justifier d’exister.

La relégation de la culture québécoise aux marges de ses propres dynamismes repose d’abord et avant tout sur des rapports de déréalisation de ce qu’elle porte sous le joug de la domination culturelle et de son propre consentement à se laisser délégitimer. Nulle part ailleurs que dans le système d’éducation cela est-il plus évident. La culture québécoise n’en est pas absente, bien sûr, mais elle n’en est à peine plus qu’un décor, un élément de contexte. Elle n’en constitue pas le fondement. Elle ne construit pas la référence fondamentale, essentielle aux raisons communes. Pour la rendre fondatrice, il faut quitter la pensée victimaire. Et refuser qu’un parcours vital, qu’une appropriation essentielle reste à toutes les étapes du cheminement soumise sinon à l’arbitraire, du moins au discrétionnaire.

La littérature québécoise n’est pas le socle de l’enseignement du français, tout au plus en est-elle un matériau parmi d’autres pour l’apprentissage d’un code de communication. La langue que l’école enseigne n’est pas celle de « l’acharnation », de l’empaysement. Les enfants grandissent et traversent les niveaux de formation sans partager le même amour des grandes œuvres fondatrices. Ils n’ont pas en commun les références aux toiles de Suzor-Côté ou de Marcelle Ferron. Ils ne peuvent entonner spontanément L’Hymne au printemps non plus qu’apprécier Fleuve de Gilles Tremblay ou celui d’André Mathieu ni savoir qui est Papineau-Couture, pas même l’air de La grondeuse.

Et pourtant les références compassées à l’attachement des Polonais pour Chopin ou des Chiliens pour Néruda, ne manquent pas pour évoquer l’importance de la culture. Et pourtant, les discours fleurissent sur le « développement des publics » et les programmes de promotion. Et pourtant, sévissent partout les arguments de la marchandisation de la culture, de sa contribution à l’économie, à « l’ouverture au monde » et à tout ce qui permet de ne pas poser la question du sens. Pierre Perrault n’a eu de cesse de parler de la conquête du territoire de l’âme. Et pourtant un élève peut se rendre jusqu’à l’université sans jamais avoir vu, ni même entendu parler de Pour la suite du monde.

Si l’avenir du français passe par la culture, il devra obligatoirement passer par des actes forts pour placer les œuvres au fondement des rapports d’apprentissage et de socialisation non seulement de la jeunesse, mais de toute la population. Il ne suffit pas de placer une sculpture de Vaillancourt ou de Goulet devant un immeuble ou dans un parc pour que la sculpture contribue à l’enrichissement culturel. Il ne suffit pas de se péter les bretelles avec le 1 % du budget de la culture à l’art public. Il faut que les œuvres soient prises en charge par diverses instances d’interprétation là où elles rayonnent. Toujours, tout le temps, en tout lieu et sous divers formats et médias. Il faut qu’elles soient dans la vie publique comme une manière de structurer l’espace, de donner sens au paysage, au territoire. Il n’y aura pas d’avenir pour notre langue si elle n’est pas habitée par une volonté farouche d’esthétisation de la vie, le vecteur essentiel de tout pouvoir instituant.

Et cela peut se faire ici et maintenant. Sans attendre qu’Ottawa condescende, sans se languir de la médiocrité caquiste. Il faut miser sur la multiplication des initiatives partout où des interstices peuvent être occupés. Elles peuvent être de toutes natures, de différentes échelles, mais l’essentiel est de miser sur leur caractère subversif. Et ce n’est pas d’abord une affaire de moyen, mais bien de sens. C’est le sens qui est subversif dans l’univers du nihilisme marchand. C’est le sens qui peut saper la désincarnation technocratique. C’est le sens et la portée du dossier que porte Pascal Chevrette dans ce numéro.

On ne vient à bout d’un ordre qu’on ne peut abattre d’un coup en raison de la disproportion des moyens et de la faiblesse de la volonté de ceux qui le pourraient que par le travail de sape. On ne peut venir à bout de la sujétion qui induit le mépris de soi que par le travail dans les interstices creusés par l’institutionnalisation défaillante. Par des initiatives qui abolissent les distances de soi-même à son monde.

Un battement d’ailes de papillon peut parfois faire tomber une muraille.

Juin 2024

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