Éloge de Norbert

Dans un texte publié dans Le Devoir, j’ai écrit que Norbert était le président du monde ordinaire.

Celles et ceux qui, comme moi, sont des pupilles de l’État fédéral et touchent aujourd’hui leur pension de vieillesse se souviendront que c’était là le slogan du Front commun de 1972… Ce n’était pas un concept marxiste, mais il faisait la démonstration que s’il y a du monde ordinaire, il y a aussi du monde qui ne l’est pas. La lutte des classes, en quelque sorte.

Norbert était un gars ordinaire. Il ne se prenait pas pour un autre, comme on dit. Ce qui explique pourquoi il était tellement à l’aise avec le monde ordinaire.

Norbert était un gars ordinaire. Mais avec des qualités hors du commun. Des qualités extraordinaires. Il avait le contact facile. Il avait une capacité d’écoute hors de l’ordinaire. Il était chaleureux avec le monde. Il parlait avec douceur. Mais quel orateur ! C’était un auditif. Il lisait peu. Mais son intelligence hors du commun se mettait en branle quand il avait un discours à faire ou un débat à tenir. Combien de fois Pierre Lamarche et moi l’avons-nous bombardé d’arguments, de statistiques, de répliques, de questions à poser ? Norbert écoutait. Il était entièrement occupé à placer tout ça dans sa tête. Et le moment venu, sans notes, il pouvait livrer un discours parfaitement organisé, d’une implacable clarté, avec une fougue incroyable.

Norbert était un diplômé de l’université de la vie, une vie syndicale hors du commun. Il a été le plus jeune président de la CSN à l’âge de 36 ans, obtenant 70 pour cent des suffrages dans une élection où son adversaire était un certain Michel Chartrand. Quoiqu’issu du secteur public, il avait su, très rapidement, développer des complicités avec les membres et les syndicats du secteur privé, où il était tenu en haute estime. Après l’annonce de son départ, je me souviens d’une rencontre avec les syndiqués du papier au Saguenay qui le pressaient de revenir sur sa décision tellement ils étaient attachés à lui.

Arrivé très tôt sur le marché du travail, cet homme qui fut plus tard très socialement engagé avait travaillé à 14 ans, dans les années 1950, dans des camps de bûcherons, où il était aide-cuisinier, qu’on appelait à l’époque showboy. Ces racines expliquent comment il savait créer des liens chaleureux avec toutes les personnes qu’il rencontrait, en particulier les plus humbles d’entre elles.

Norbert était à l’aise avec le monde ordinaire. Mais les autres ne l’impressionnaient pas. Chez lui, l’âme, le cœur, les convictions remplaçaient admirablement les diplômes. Sa formidable éloquence était au service des causes qui faisaient avancer le bien commun. Débatteur redoutable, il avait donné beaucoup de fil à retordre au ministre du Travail, Pierre-Marc Johnson, lors d’un débat télévisé d’une heure portant sur le projet de loi antiscabs. Lamarche et moi avons été témoins d’une impressionnante crise de nerfs du ministre du Travail, médecin et avocat, à qui Norbert avait rappelé d’entrée de jeu qu’il n’avait jamais travaillé de sa vie…

Mais pauvre Norbert… Il ne l’a pas toujours eue facile avec nous. Nous étions dans des chambres communicantes à l’hôtel, Pierre et moi, avec Norbert durant les négociations du secteur public en 1982. La porte entre nos chambres s’ouvre. C’était Norbert qui demandait à Pierre de venir. C’est ainsi que le procureur du président de la CSN reçut des huissiers envoyés par le gouvernement en bobettes rouges… Pour le décorum, on repassera !

Durant sa présidence, notre mouvement a connu de très durs conflits dans le secteur privé. La grève dans les minoteries de Montréal en 1977 a connu de très nombreux rebondissements, dont l’adoption d’une loi anti-briseurs de grève, une première en Amérique du Nord. La fermeture en 1977 de l’usine de chocolat Cadbury, dans l’est de Montréal, a donné lieu à une formidable campagne de boycottage des produits Cadbury et Schweppes sous le thème : Moi, j’barre Cadbury. En 1980, c’est une grève de plusieurs mois des travailleurs forestiers qui a conduit à de grandes manifestations de solidarité, dont la Veillée de la Grande Corvée, où les Yvon Deschamps, Gilles Vigneault, Paul Piché et Claude Gauthier avaient participé à un spectacle visant à recueillir des fonds pour les grévistes. Ce conflit l’a particulièrement marqué, car il avait connu les conditions de travail très dures de ces travailleurs. En visite dans un camp de travailleurs forestiers en Mauricie, il avait passé la soirée à jouer de la guitare et à chanter, au grand étonnement des ouvriers. D’importants conflits se sont déroulés dans des médias québécois, aux postes de radio CKVL et CJMS, aux quotidiens La Presse et Le Soleil et à Radio-Canada, où les journalistes ont vécu une grève de huit mois pour la qualité de l’information.

Fervent indépendantiste, après l’adoption de la Constitution canadienne – que le Québec n’a toujours pas signée 37 ans après son rapatriement – il avait endossé, avec les présidents de la FTQ et de la CEQ, une déclaration affirmant que « cette constitution n’est pas, ne peut pas être et ne sera jamais la nôtre ! » Il est arrivé à la présidence du mouvement dans une période plutôt difficile. Avec un référendum à l’horizon, les préposés aux basses œuvres à Ottawa se sont activés encore davantage. Ce ne sont pas les Dames de sainte Anne ni les filles d’Isabelle qu’ils ont infiltrés. C’est la CSN, un mouvement super démocratique ouvert aux quatre vents. Norbert, en dépit des conditions adverses, a su garder le cap pendant ces années difficiles.

Norbert était un être d’une grande sensibilité et d’une grande générosité, ce qu’ont pu constater toutes les personnes qui l’ont côtoyé. Il ressentait les injustices faites aux moins bien nantis comme d’intolérables brûlures. Dans sa dernière intervention au congrès de 1982, il avait déclaré :

Il faut enraciner, convaincre et agir. La première qualité d’un véritable révolutionnaire, qui ne veut pas seulement agiter, mais transformer, c’est la patience. Je nous la souhaite à tous. Il faut bâtir une place plus grande et meilleure aux travailleurs, aux travailleuses, au monde ordinaire, au peuple.

Les militantes et les militants vouaient une admiration sans borne aux présidents Marcel Pepin et Gérald Larose. Norbert, ils l’aimaient, tout simplement.

Il y a, de nos jours, tellement d’éloges adressés à de petits pharaons de passage qu’il faut en adresser sans réserve à un homme qui a consacré sa vie à améliorer celle des autres. Norbert Rodrigue, engagé toute sa vie dans le service public et la recherche du bien commun, aura servi le peuple québécois avec élégance et avec conviction.

Salut camarade ! C’est un mot que tu utilisais très souvent, mais que d’aucuns trouvent ringard aujourd’hui. Salut Norbert, vieux camarade !