Éric Duhaime
La SAQ pousse le bouchon !, Montréal, VLB Éditeur, 2014, 157 pages
Avec L’État contre les jeunes (VLB éditeur, 2012) et Libérez-nous des syndicats ! (Genex, 2013), Éric Duhaime nous avait habitués à des pamphlets libertariens d’une portée très générale. Avec La SAQ pousse le bouchon !, on change de registre. Le thème est plus circonscrit, la recherche est plus approfondie, le ton est moins polémique et la thèse est plus nuancée. Il donne à voir un auteur qui a pris de la maturité intellectuelle.
À l’instar d’Où sont les vins ? de Frédéric Laurin (Hurtubise, 2009), la thèse centrale du livre est que le (quasi-)monopole de la Société des alcools du Québec sur l’achat, la distribution et la vente des vins et spiritueux est injustifié. Autrement dit, la SAQ n’a pas à être vendue ou démantelée complètement, mais son monopole doit être cassé. Si la démonstration n’est pas parfaitement convaincante, le livre apporte néanmoins une réelle contribution à la conversation publique sur notre société d’État.
L’ancêtre de la SAQ, la Commission des liqueurs, fut mise sur pied en 1921 dans un contexte où le Québec était la seule province canadienne autorisant la vente d’alcool. L’intervention étatique avait alors comme dessein de contrer les méfaits de la consommation de l’alcool, alors largement perçu comme un produit moralement dangereux. La justification derrière Loto-Québec était similaire : contrer les méfaits du jeu. Or, selon Éric Duhaime, les mœurs ont changé et l’alcool est aujourd’hui considéré comme un produit assez ordinaire. L’actuel fonctionnement de la SAQ, avec ses publicités et sa stratégie d’affaires visant à maximiser ses ventes, témoigne de cette évolution des mentalités.
Aujourd’hui, la plupart du temps, les défenseurs du monopole de la SAQ invoquent en fait un argument n’ayant rien à voir avec la tempérance : la SAQ génère des surplus d’un milliard par année qui vont directement dans les coffres de l’État. Toucher au monopole de la SAQ, ce serait donc mettre en péril une source importante de revenus pour l’État québécois. Pas nécessairement, de répondre notre auteur libertarien. En Alberta, où le marché de l’alcool est entièrement libéralisé depuis le milieu des années 1990, une taxe sur l’alcool permet des revenus gouvernementaux enviables. Citant une étude de l’Institut économique de Montréal, il affirme qu’« en 2002-2003, la taxe provinciale unique albertaine rapportait plus au gouvernement de l’Alberta (24,27$/litre d’alcool absolu vendu) que la SAQ verse au gouvernement du Québec (23,43$) » (p. 100). Mais plus fondamentalement, pour notre auteur, le problème avec cette justification est sa maxime d’action, qui semble être radicale sur le plan économique. S’il convient de confier à l’État la vente de l’alcool (un produit comme les autres) pour qu’il augmente ses revenus, la vente de quels autres produits ordinaires devrait aussi lui être confiée ? Les voitures ? Les chapeaux ? Pour Duhaime, la question est rhétorique ; simplement la poser parviendrait à mettre à nu son absurdité.
En somme, pour l’ex-chroniqueur de CHOI Radio X, les deux principales justifications du monopole de la SAQ – protéger les consommateurs des méfaits de l’alcool et rapporter des revenus supplémentaires à l’État – sont faibles. Et selon lui, une libéralisation du marché de l’alcool permettrait au moins trois avantages : des prix plus bas, une plus grande diversité des produits, et un plus gros marché pour les produits du terroir. S’il parvient efficacement à identifier le manque de vision de l’actuelle SAQ quant à sa mission, il réussit moins bien à démontrer les vertus de la libéralisation. Voyons ce qu’il en est.
Les prix de la SAQ sont très élevés. Selon une autre étude de l’IEM, on « évaluait à +19 % l’écart de prix entre les bières, vins et spiritueux vendus à la SAQ et dans les magasins privés de l’Alberta » (p. 101). Et selon Frédéric Laurin, cet écart serait de +38 % si on comparait les prix des vins de la SAQ à ceux des magasins privés aux États-Unis (p. 105). Comment expliquer cet écart ? Duhaime est ici plutôt évasif. Par rapport à l’Alberta, difficile de croire que ce sont les grosses marges bénéficiaires de la SAQ qui expliquent les prix plus élevés parce qu’on l’a vu, au final, l’alcool serait encore plus « taxé » en Alberta qu’au Québec. La SAQ est peut-être terriblement inefficace. Une autre hypothèse : les employés syndiqués de la SAQ, bien formé en entreprise et gagnant tous au moins le double du salaire minimum (p. 114), jouissent de meilleures conditions de travail que leurs collègues albertains. Un mauvais choix de société ?
L’offre de produits de la SAQ laisse à désirer. Alors que la SAQ ne compte que 11 500 produits de vins sur ses rayons, l’Alberta, avec la moitié de notre population, en offre plus de 19 000 (p. 102). Mais pourquoi en est-il ainsi ? La réponse semble résidée dans la gestion très centralisée de la SAQ, qui identifie environ mille « produits courants », disponibles dans pratiquement tous les magasins de la province et représentant à eux seuls plus de 80 % des ventes (p. 21). En principe, ne serait-il pas possible d’imaginer une gestion plus décentralisée qui permettrait une offre plus diversifiée de produits ? Dans les monopoles d’alcool scandinaves (jamais mentionnées dans l’ouvrage), se heurte-t-on au même problème ?
Enfin, selon Duhaime, la SAQ nuit à la croissance des produits du terroir en privilégiant systématiquement les gros producteurs étrangers qui vendent bien. La SAQ n’investirait qu’un maigre 0,85 % de son budget pour mousser les produits québécois (p. 33). Dans son livre, il donne plusieurs exemples convaincants de producteurs québécois frustrés par le monopole de la SAQ. Mais encore une fois, il est peu plausible que cette fâcheuse situation soit le résultat inévitable d’un monopole d’État. En principe, la promotion des produits du terroir ne devrait-elle pas être une force des monopoles d’État ? En Ontario, la LCBO (en gros l’équivalent de la SAQ) en fait beaucoup plus pour promouvoir les produits ontariens, consacrant annuellement 25 % de son budget pour la promotion des vins, bières et alcool de sa province (p. 33). Et la SAQ est d’ailleurs peut-être en voie de changer en mieux. Duhaime le reconnaît, depuis l’arrivée de Gaéton Frigon à la tête de la SAQ dans les années 2000, des efforts sincères ont été fournis pour valoriser les produits québécois. Et en novembre 2013, le gouvernement Marois bonifiait la subvention octroyée aux producteurs en accordant une ristourne de 2$ pour chaque bouteille de vin québécois vendue (p. 45). Les libéraux de Couillard voudraient maintenant aller encore plus loin. À suivre.
En somme, dans La SAQ pousse le bouchon !, Éric Duhaime nous invite à une réflexion sérieuse sur notre société d’État. Faut-il libéraliser le marché de l’alcool, comme il le suggère ? Cette option, privilégiée par la vaste majorité des sociétés, comporterait certains avantages. Mais en s’y mettant collectivement, ne pourrions-nous pas faire mieux ?
Gabriel Arsenault
Doctorant en science politique, Université de Toronto