Éric Martin. Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec

Éric Martin
Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Écosociété, 2017, 265 pages

Chaque peuple fortifie sa singularité dans une tradition de débat. Au Québec, cette tradition aura été façonnée en bonne partie par la question nationale, raison pour laquelle les intellectuels qui décident de s’y intéresser sont d’ordinaire les plus éloquents et les plus pertinents. L’ouvrage d’Éric Martin, Un pays en commun, ne fait pas exception à cette règle. Écrit avec l’adresse et la clairvoyance qu’on savait déjà au professeur de philosophie du cégep Edouard-Montpetit (Université inc., 2011 ; La tyrannie de la valeur, 2014) cet essai fera date, autant pour la qualité de son propos que pour ce qu’il nous dit de l’évolution du débat sur la situation de la gauche au Québec.

Le propos d’ensemble s’ancre dans le constat d’une difficile articulation entre question nationale et question sociale au Québec, difficulté révélée notamment par une polarisation croissante du débat public entre deux postures : d’un côté, les « nationalistes conservateurs » de droite, qui défendent l’identité collective sans référence à quelque contenu social et, de l’autre, une gauche progressiste, antiraciste et multiculturaliste, acquise à un projet social, critique de la société néolibérale et peu encline à répondre des enjeux d’insécurité culturelle et identitaire. Ce manichéisme simpliste, sur fond duquel il faudrait lire le récent échec du projet de convergence entre Québec solidaire et le Parti québécois (dont le Parti libéral saura certainement profiter), serait le symptôme d’une société qui, ne raisonnant plus de manière dialectique, éprouve de plus en plus de difficulté à s’envisager comme une « totalité » signifiante (p. 23).

Membre fondateur de Québec solidaire et partisan d’un souverainisme de gauche, Martin plaide l’urgence d’une réactivation de la pensée dialectique au Québec entre le fait national et le fait social. À ses yeux, la défense de la culture, de la langue et de la souveraineté va non seulement de pair avec le progrès social, mais en constitue une condition de possibilité essentielle. Cette conviction, qu’il expose en détail en première partie de son livre, s’enracine dans son propre vécu et, plus largement, dans une conception particulière de la liberté à l’heure du capitalisme globalisé et informatisé. Né en 1982 dans un quartier ouvrier de Montréal, Martin raconte comment, jeune cégépien, lecteur de Bourgault, Falardeau et Che Guevara, manifestant contre le Sommet des Amériques à Québec en 2001 tout en prenant conscience de l’« héritage douloureux » du colonialisme au Québec lors d’un voyage d’agrément en France, est pour ainsi dire devenu « simultanément » socialiste et indépendantiste. L’horizon de la lutte contre les inégalités et les injustices s’est toujours conjugué, chez lui, avec un attachement profond au « pays de l’enfance », qui fut le lieu d’une appartenance fondatrice à la langue et la culture.

Au fil des années, une armature théorique faisant la part belle à Marx, Hegel, Jean Jaurès, Michel Henry, Hannah Arendt, Jacques Généreux, Michel Freitag et Slavoj Žižek est peu à peu venue donner chair à cette intuition biographique. En son fond essentiel, l’argument de Martin consiste à dire que pour exister et s’épanouir, la liberté doit impérativement s’enraciner dans un monde commun hérité. Quoi qu’en dise la doxa libérale, il n’est point de liberté autofondée et illimitée possible. Laissée à elle-même, sans l’injonction d’une tradition particulière, d’une définition préalable du bien commun et d’un entendement partagé sur le type de régime politique à privilégier, la liberté flotte dans l’éther et se condamne à être récupérée par les forces impersonnelles du capitalisme globalisé dont les logiques d’uniformisation et d’anonymisation n’ont eu de cesse de s’approfondir au cours des dernières décennies. C’est dire, dans ces circonstances, que la construction d’un monde meilleur présuppose un sens de la conservation, manière de surmonter « l’oubli de la société » (Michel Freitag) et les formes d’appartenances fondamentales de l’humanité. Car, après tout, l’être humain reste « irrémédiablement social et communautaire » (p. 207), nous rappelle avec raison Martin, soulignant, à la suite de Marx, combien l’aliénation capitaliste procède surtout d’une forme de désancrage culturel de l’individu qui le rend ainsi étranger à lui-même.

Pour Martin, c’est encore à l’échelle de la communauté nationale, fut-elle imparfaite dans sa capacité à reconnaître sa pluralité constitutive, que l’émancipation doit s’envisager. Sans pour autant l’ériger en absolu, la nation reste encore à ses yeux ce « lieu concret » à partir duquel peut se réaliser une médiation féconde entre le particulier et l’universel. Tâche exigeante, s’il en est une, et peut-être davantage pour une frange de la gauche québécoise qui, très influente dans le débat public, a tendance à renvoyer la nation et l’indépendance au rang des hérésies particularistes. Et pourtant, tâche nécessaire à l’heure où l’épuisement de la mondialisation s’accompagne précisément d’un retour à l’avant-scène de l’enjeu de la souveraineté, de la patrie et du nationalisme. Dès lors, explique Martin, il s’agit moins de débattre de la légitimité de ce retour du désir de communauté que de déterminer quelle forme il prendra et qui lui donnera une orientation politique. À voir que, jusqu’à présent, c’est surtout une « droite à la sauce Front national » ou encore « trumpienne », fondée sur « l’exclusion, la division et le racisme » (p. 37) qui a réussi à sublimer ces préoccupations, il y aurait urgence d’engager une réflexion plus sérieuse à gauche sur ces enjeux. Il en va non seulement de la lutte contre les injustices et les inégalités, que le « vide postmoderne » n’arrive manifestement pas à contrer, mais aussi du destin des sociétés démocratiques, devenues selon Martin des « dissociétés » postmodernes (Jacques Généreux) dont la direction générale, plutôt que de faire l’objet « d’une délibération démocratique réfléchie et collective », est reléguée au « mécanisme aveugle de la “main invisible” du marché qui fait du capital le seul souverain » (p. 32).

Le Québec n’est, il va sans dire, pas étranger à ces bouleversements planétaires. Société « bloquée », « république inachevée » (p. 40), il n’échappe pas à la domination du capitalisme néolibéral qui, dans son cas, se conjugue avec le carcan du fédéralisme multiculturaliste et colonisateur canadien. Pas plus d’ailleurs n’est-il à l’abri de toute perversion du nationalisme, nous dit Martin, qui ne ménage pas les critiques envers « l’opportunisme communicationnel » d’un PQ qui aurait cédé à la rhétorique du « nous » vs « eux » et, par le fait même, rompu avec « l’attitude humaniste qui a marqué la majeure partie de l’histoire du mouvement indépendantiste » (p. 218). Or, s’il y a lieu d’articuler un contre-discours politique pour désactiver ce double verrouillage, la division entre nationalistes conservateurs et gauchistes contestataires rend le Québec « incapable de produire une dialectique entre la critique du capitalisme et la ressaisie réfléchie et critique de l’objectivité sociale héritée » de son passé (p. 51). Comme voie possible d’une résolution politique de ces contradictions, Martin propose, et c’est là le cœur de son livre, de renouer avec la tradition d’indépendantisme socialiste qui a pris forme à partir de la Révolution tranquille. Contenue dans le slogan « socialisme et indépendance » très populaire dans les années 1960 et 1970, cette idée « proprement dialectique » est mise au jour à travers une relecture des écrits de ceux qui en ont dessiné les contours. Sont ainsi revisités, puis actualisés dans des chapitres séparés, les écrits d’Hubert Aquin (contre l’humanisme abstrait et déraciné de Pierre Trudeau), de Fernand Dumont (sur les conditions d’élaboration d’un « socialisme d’ici »), de Marcel Rioux (sur le socialisme autogestionnaire) et de Pierre Vadeboncoeur (sur les limites du relativisme postmoderne) auxquels s’ajoutent deux chapitres sur la revue Parti pris (la décolonisation pensée en lien avec le socialisme et la laïcité) et le Front de libération des femmes (FLF) (la critique de la « triple oppression » coloniale, patriarcale et capitaliste).

Il y a là un travail d’exégète aussi pertinent qu’audacieux, mais qui n’étonnera guère le lecteur déjà initié à ces auteurs (hormis peut-être en ce qui concerne le FLF, sans doute le chapitre le plus intéressant). On reprochera seulement à l’auteur de donner l’impression, dans sa démonstration, que ce désir d’une synthèse entre question sociale et question nationale trouve son origine dans la pensée laïque des années 1960. Or, le Québec est, depuis longtemps, tourmenté par la double précarité de sa situation culturelle et de son exploitation économique. Dans son effort de restitution d’une tradition de pensée socialiste proprement québécoise, il aurait été souhaitable de remonter aux intentions passées de certains de nos clercs et religieux qui, tout conservateurs et nationalistes qu’ils furent, n’eurent pas moins le réel souci d’une justice sociale égalitaire au Canada français. L’articulation entre action sociale (catholique) et action nationale, source de la célèbre rivalité intellectuelle entre le chanoine Lionel Groulx et le père Georges-Henri Lévesque, ne fut-elle pas au cœur de nos débats doctrinaux et politiques d’autrefois ? Réfléchissant aux conditions d’émergence d’un socialisme québécois, Fernand Dumont lui-même dénonçait dans La vigile du Québec l’« illusion coutumière de la table rase » chez nos intellectuels qui consistait à « [croire] tout spontanément partir de zéro par rapport aux générations passées » (p. 158). C’est un défaut auquel Martin n’échappe pas en regard de l’anthropologie catholique québécoise, qu’il gagnerait à sonder davantage. Je souligne par ailleurs que cette anthropologie défend une conception de la liberté non loin de la sienne, c’est-à-dire une liberté définie non pas comme le droit de chacun à poursuivre la fin qu’il s’est arbitrairement choisie, mais la capacité, guidée par l’autorité d’une tradition, à choisir le bien.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage est à visée prospective et réfléchit aux moyens de reprendre et d’adapter cet héritage du courant indépendance et socialisme aux besoins de notre époque. C’est dans cet esprit que Martin plaide en faveur de l’avènement d’une « république indépendante, internationaliste et écosocialiste du Québec, construite en solidarité avec les Autochtones et offrant la pleine citoyenneté et égalité politique aux femmes et aux minorités culturelles » (p. 193). Ce projet républicain de « libération nationale et sociale » est à entendre comme une actualisation de l’« alliance anticoloniale » des années 1960 et 1970, qui souhaite combiner l’optique de la décolonisation avec l’anti-impérialisme, la remise à l’ordre du jour d’une conscience de classe, la démocratisation économique, le féminisme, les combats linguistiques, les luttes antiracistes, le syndicalisme de combat et le souci d’un esprit internationaliste.

C’est peu dire que nous avons reçu cet ouvrage comme une bouffée d’oxygène, moins pour sa dimension programmatique toutefois que pour son diagnostic et sa fine analyse des enjeux. Dans un contexte où la question nationale québécoise se disloque sous les contrecoups d’un utopisme postnational relayé par une gauche désincarnée, d’une déloyauté politique croissante chez nos élites économiques et d’un consentement populaire de plus en plus béat à la normalisation canadienne du Québec, cette lecture a l’heur de nous rappeler son caractère toujours vital et de contribuer à une réflexion sur les conditions de sa réviviscence dans une critique forte du fédéralisme canadien et un projet souverainiste rassembleur. Signe qu’un renouveau conservateur est en éveil dans la gauche québécoise nationaliste, la parution de ce livre est à mettre en relation avec la publication du manifeste de « L’Aut’gauche », signé récemment par Roméo Bouchard, et dont le contenu semble en avoir repris certaines idées directrices.

Cela étant dit, la proposition d’un indépendantisme socialiste québécois, pour peu qu’elle soit entièrement nouvelle, nous confronte à une vieille question qui n’est pas moins fondamentale : l’idée d’indépendance peut-elle s’envisager comme une fin en soi, ou alors doit-elle s’accommoder d’un projet de société en particulier ? En considérant que la souveraineté doit impérativement être pensée en lien avec une critique du capitalisme et un projet de démocratisation sociale et économique, Martin prend à rebours la stratégie souverainiste « traditionnelle » voulant que le Québec obtienne d’abord sa souveraineté pour ensuite tenir un débat sur ses orientations sociétales. En d’autres termes, il refuse le vieil axiome « séguiniste » de l’« agir par soi collectif », qui consiste à faire de la liberté collective un bien en soi, une finalité immanente et une aspiration légitime et normale de tous les peuples. Une telle proposition, qui consiste à adosser l’indépendance à une préférence idéologique singulière, n’est pas sans écueil pour la cause nationale. Ne risque-t-elle pas, se demande-t-on, de conduire à ce paradoxe des conséquences d’un électorat francophone nationaliste encore plus divisé face aux partis fédéralistes ?

François-Olivier Dorais
Doctorant, département d’histoire, Université de Montréal

Récemment publié