Éric Pineault
Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux, Montréal, Les Éditions Écosociété, 2016, 237 pages
Détenteur de la troisième plus grande réserve de pétrole au monde, le Canada a connu avec l’exploitation des sables bitumineux, une véritable mutation économique. Il est devenu un pétro-État, un état extractiviste, c’est-à-dire un état dont l’économie a pour centre de gravité l’extraction et l’exploitation des ressources naturelles. En quelques décennies à peine les investissements pétroliers sont passés de 5 % à 20 % du total de l’investissement privé au Canada. Des sommes colossales ont été consacrées à la mise en place d’un immense dispositif industriel entièrement tourné vers l’exportation d’un pétrole qualifié d’extrême, parce que son exploitation est trois à quatre fois plus polluante que celle du pétrole conventionnel et qu’elle génère 17 % de plus de GES.
À l’heure où les nations sont appelées à se mobiliser pour mener une lutte aux changements climatiques, l’économie pétrolière canadienne apparaît comme une aventure insensée. Cela ne veut pas dire pour autant que les forces qui la soutiennent accepteront facilement de garder dans le sol le pétrole que les conclusions scientifiques de plus en plus nombreuses enjoignent de laisser là et de ne pas le brûler. Le très puissant oligopole industriel – une dizaine d’entreprises contrôlent 50 % de la production des sables bitumineux – est déterminé à réaliser les profits qu’il souhaite prélever sur le 160 milliards de barils de pétrole de ses réserves. Il entend bien venir à bout des deux obstacles majeurs susceptibles de compromettre ses ambitions : trouver des manières de mitiger les effets environnementaux et, à plus court terme, désenclaver la ressource.
Coincé dans le nord de l’Alberta et de la Saskatchewan, le pétrole extrême doit trouver des moyens de se rendre vers les ports. Les projets de pipelines sont d’une nécessité vitale pour l’économie du pétrole extrême, car la production dépasse de très, très loin les besoins domestiques et ne se rentabilise qu’à la condition de rejoindre les marchés étrangers. Éric Pineault fournit une synthèse utile à la compréhension des enjeux que soulève le projet Énergie Est en présentant un récapitulatif du cheminement du projet et surtout en produisant une synthèse critique du cadre d’analyse requis pour en bien saisir la dynamique.
Principalement documenté à même les matériaux provenant de revue de presse et de reportages, le compte-rendu est chronologique et linéaire. Il suit pour ainsi dire jour par jour les péripéties du projet mené avec une maladresse que seuls un excès de confiance et une arrogance très sûre de ses appuis gouvernementaux peuvent expliquer. Le récit est éclairant, il fournit nombre d’indications sur la manière dont se déploie la puissance décidée à forcer le jeu. Il fournit également nombre d’indications sur les limites et les contradictions que font ressortir les médiocres manœuvres et tentatives de manipulation des faits et de formatage de l’opinion. Ce minutieux descriptif pourra paraître un peu fastidieux et répétitif pour ceux-là qui sont déjà sensibilisés à la chose, mais il sera certainement instructif pour ceux et celles qui découvriront qu’Énergie Est « c’est beaucoup plus qu’un simple tuyau » qu’ils ne veulent pas voir passer chez eux.
Ce long préambule permettra néanmoins de faire des rappels factuels utiles pour contrer la propagande et outiller les citoyens qui cherchent à comprendre. La section « Quelques mythes à déboulonner » offre en quatre pages une synthèse qui servira certainement à animer nombre de réunions citoyennes. Mais c’est le chapitre 2 (« Le complexe des sables bitumineux ») qui constitue le cœur de l’ouvrage. En quelque quarante pages, Pineault présente une excellente synthèse d’économie politique des enjeux et de la logique de développement du modèle extractiviste. Le pipeline y apparaît alors comme un équipement névralgique pour la chaîne extractive qui relie les centres de production aux marchés solvables. Les moyens de transport servent en réalité une double fonction : réaliser le profit et participer au formatage de la demande en accroissant l’accessibilité à la ressource.
L’élargissement des conditions de réalisation de la demande est en effet une nécessité stratégique fondamentale à laquelle s’emploie le monde pétrolier qui ne néglige rien pour encourager la multiplication des usages du pétrole et des hydrocarbures tout en déployant des efforts pour contrôler ce que Pineault appelle « des innovations perturbatrices ». Le secteur des énergies renouvelables en fait partie, et c’est pourquoi les grands acteurs pétroliers cherchent à y affirmer leur présence et leur contrôle. L’analyse ici aurait mérité des développements un peu plus étoffés pour bien faire comprendre que ces énergies ne serviront un changement des modes de production et de consommation qu’à la condition de se déployer dans une tout autre logique de circuits courts et de territorialisation de l’activité économique. Quitter le pétrole ne veut pas simplement dire changer de source d’énergie, c’est un véritable défi de société qui suppose un ensemble de ruptures aussi complexes qu’exigeantes.
Refuser Énergie Est ne peut pas se ramener au simple rejet d’un projet trop risqué et sans avantages économiques directs pour les riverains. Ce ne doit pas être compris comme une manifestation du syndrome « pas dans ma cour », mais bien plutôt comme une nécessité de rejeter le développement des hydrocarbures pour mener efficacement et agir avec cohérence pour faire face aux menaces climatiques que ce développement fait courir à la planète entière. « Le devoir de résister » auquel fait appel le dernier chapitre verse cependant un peu trop dans une espèce d’universalisme abstrait qui souffre de ne pas être inscrit dans la géopolitique du pétrole et ses enjeux pour les relations internationales. Sans doute un peu prisonnier des perspectives et des exigences de l’action militante, le propos est davantage tourné vers l’encouragement à la mobilisation et la proposition de modèles d’action. Cela tranche avec les perspectives larges et plus conceptuelles livrées dans le chapitre précédent.
De puissantes forces politiques et économiques souhaitent faire de l’extractivisme un grand projet « national » pour le Canada. Cette dimension est fondamentale dans le dossier Énergie Est et dans l’ensemble du dossier pétrolier. La catastrophe de Fort McMurray l’a encore rappelé avec une affligeante évidence : le canadian nation building a rapidement phagocyté les gestes de solidarité. À cet égard, la conclusion de l’ouvrage qui veut que l’appel à la résistance aux projets de pipelines comme Énergie Est devienne « une occasion de renouvellement politique » laisse plutôt dubitatif. « Tout blocage effectif […] se fera par le biais d’une alliance des peuples porteuse d’une autre vision de l’avenir du Québec et du Canada. Une alliance que nous osons croire postcoloniale, dans la mesure où l’exercice de souveraineté des Premières Nations et des Québécois et Québécoises serait une pièce maîtresse de notre capacité à résister » (p.198).
La volonté du Québec et sa capacité de faire alliance ne peuvent être évalués et se déployer sans tenir compte des intérêts à concilier. Dans la mesure où le choix de soutenir ou rejeter Énergie Est renvoie à des choix politiques fondamentaux, il faut reconnaître que la notion d’intérêt national fournira les repères essentiels. Ceux du Québec, définis sur la mise en valeur et la disponibilité des énergies renouvelables, s’opposent radicalement à ceux du Canada. Par quelle voie majoritaire passera donc la décision ultime ? L’ouvrage reste silencieux sur la réponse, sur les termes du dilemme national. Pourtant, toute la charge des faits et la logique de l’exposé conduisent à une implacable conclusion : pour sortir du pétrole, le Québec devra sortir du Canada.
Robert Laplante