Fernand Dumont… je me souviens ?

Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt la profondeur ne peut être atteinte par l’homme autrement que par le souvenir. (Hannah Arendt)

Vingt-cinq années se sont écoulées depuis la mort de Fernand Dumont. Elles n’auront guère altéré le noyau dur de son œuvre, laquelle demeure aussi lumineuse qu’hier, un peu à l’image de ces astres qui continuent de resplendir longtemps après avoir cessé d’exister. Mais encore faut-il, pour espérer une nuit les reconnaître, lever les yeux vers le ciel et les chercher parmi la poussière des étoiles. Un exercice auquel, il faut bien l’avouer, le présentisme de notre époque s’avère peu propice.

Qui lit encore Fernand Dumont aujourd’hui ? Mais l’a-t-on jamais lu ? Je ne doute pas qu’un bon nombre l’aient fait et le fassent encore, sans toutefois toujours comprendre à quoi rime au fond la prose austère et sinueuse du Lieu de l’homme ou de L’anthropologie en l’absence de l’homme. Je ne les chicanerai pas, moi qui ai consacré une grande partie de ma vie intellectuelle à déchiffrer le langage dumontien. Non pas que celui-ci se veuille délibérément hermétique ; sa difficulté tient plutôt à la hauteur de l’exigence intellectuelle, esthétique et éthique à laquelle il répond et qui risque de décourager le lecteur.

Cela dit, de nombreux textes de Dumont témoignent d’un style d’écriture plus accessible. Je pense notamment à ce chef-d’œuvre que représente Genèse de la société québécoise. D’où vient alors qu’on en ait si peu parlé, que ce livre, paru en 1993, ait été si peu discuté au Québec même, là où pourtant il aurait dû susciter force commentaires et débats ?

Cela s’explique sans doute, du moins en partie, par le caractère transdisciplinaire du geste intellectuel dumontien, que Genèse de la société québécoise illustre particulièrement. Car si, au premier coup d’œil, ce livre se présente comme un livre d’histoire et donc susceptible d’intéresser les historiens, ceux-ci furent en général déroutés par la perspective qu’il déploie. Non sans quelque raison, puisque Dumont se défend bien d’avoir voulu écrire une histoire du Québec. « Il en est, écrit-il dans son introduction, de nombreuses et d’excellentes ; je n’ai pas la compétence pour en écrire une meilleure ». Soit, mais alors de quoi s’agit-il ? Quelques lignes plus loin, il dit avoir contracté une dette à l’égard des historiens, bien qu’il affirme garder sa « liberté d’interprétation ». Certes, mais comment qualifier son interprétation ?

Dans une entrevue qu’il a accordée à propos de son livre, Dumont caractérisait son interprétation – en usant du terme de « façon analogique » – de psychanalyse de la société québécoise, avec l’espoir, ajoutait-il, qu’elle « puisse servir – c’est beaucoup demander – à cette restauration de la mémoire qui, à mon avis, est le commencement d’une redécouverte de notre identité profonde ».

Telle est, je crois, l’autre raison, et la principale, en mesure d’expliquer la non-réception de Genèse de la société québécoise. Car c’est bien connu : toute psychanalyse rencontre chez le patient, ou l’analysant, des résistances, qui se révèlent d’ailleurs assez souvent insurmontables. Dans le cas de la société québécoise, le patient n’est autre qu’elle-même et, plus spécifiquement, ses intellectuels, qui s’en veulent les porte-parole. À quoi ceux-ci ont-ils, inconsciemment, résisté ? À la genèse elle-même, dont Dumont reconstitue minutieusement les étapes. Plus nettement encore, à l’inconscient refoulé qu’il débusque en montrant la « persistance de l’ancien sous les revêtements du nouveau », c’est-à-dire « le poids de l’héritage », avec tous les effets funestes que ce poids impondérable implique pour le présent, car il y a un « prix à payer pour la survivance ». Bref, le silence poli qui fut réservé à Genèse de la société québécoise de la part de ceux et celles à qui il s’adressait, trouve son motif essentiel et inavouable dans la volonté d’échapper à la réalité, à cette « dure réalité » (pour parler comme Freud) que le livre de Dumont mettait à nu.

Mais, objectera-t-on, cette réalité-là, celle de la survivance canadienne-française, n’est-elle pas révolue ? Ne sommes-nous pas sortis une fois pour toutes de la survivance ? Le procès de l’Église et des élites traditionnelles n’a-t-il pas été instruit il y a plusieurs décennies et celles-ci ne furent-elles pas condamnées sans appel ? Mais ce que Dumont n’a jamais cessé de répéter pendant quarante ans, c’est que le passé n’est jamais mort, et qu’il est même d’autant plus agissant que l’on s’acharne à l’occulter. Ainsi continue-t-il secrètement d’intervenir, et de plus en plus, dans une société québécoise poussée dans les derniers retranchements de sa survivance soixante ans après le déclenchement de sa révolution tranquille, laquelle fut aussi nécessaire que périlleuse.

Une question demeure : à travers Genèse de la société québécoise, Dumont ne s’est-il pas fait néanmoins historien du Québec ? Il me semble que oui, mais non pas au sens « scientifique » que revêt de nos jours la discipline historique. Dumont fut historien comme l’avait été avant lui, mutatis mutandis, François-Xavier Garneau ou encore Jules Michelet, voire Lucien Febvre. Il leur ressemble en ceci que sa genèse de la société québécoise ne se préoccupe pas tant de la genèse elle-même, aussi indispensable fût-elle, que de la mémoire. C’est, à mon avis, ce qu’il faut retenir de ce passage tiré de la conclusion :

Confortablement installé dans les savoirs et les préjugés de son époque, rien n’est plus aisé que de faire comparaître les défunts devant le tribunal de l’histoire […] Je suis persuadé, pour ma part, que le métier d’historien ou de sociologue relève d’une autre urgence : celle de comprendre et, si possible, d’expliquer. Il commande de prendre une distance, de faire soigneusement la part de l’esprit critique ; il n’exclut pas pour autant la complicité avec les gens d’autrefois, l’effort pour nous réapproprier quelque chose afin de rendre un peu intelligible ce qu’ils ont vécu.

N’est-ce pas cette complicité qui nous aura manqué depuis un demi-siècle ? En elle, au creux de notre mémoire collective, se trouve peut-être le commencement de cette « redécouverte de notre identité profonde », à laquelle, courageusement et lucidement, Fernand Dumont a voulu contribuer en écrivant Genèse de la société québécoise.

 

* Serge Cantin est l’auteur de La distance et la mémoire, essai d’interprétation de l’œuvre de Fernand Dumont, Québec, PUL, 2019.