François Ricard
Moeurs de province, Boréal, 2014, 232 pages
La belle et émouvante conclusion de L’insoutenable légèreté de l’être et, a fortiori, l’œuvre influente de Milan Kundera, ont sans doute jeté le discrédit sur la littérature engagée aux yeux de plusieurs auteurs et lecteurs contemporains. Après avoir vécu une relation houleuse (à cause des multiples infidélités de Tomas), Tomas et Tereza sont maintenant âgés et, en compagnie de leur vieux chien Karénine, ils semblent avoir découvert un bonheur véritable. Beaucoup plus vrai en tout cas qu’une implication en politique. Il est certainement difficile de dire qu’à cette époque, en Tchécoslovaquie communiste, la politique noyée sous le kitsch imposé des slogans, des rassemblements de masse et des consensus factices, pouvait être un lieu où une quelconque vérité pouvait voir le jour. Surtout après le « coup de Prague de 1968 » qui mit un terme brusque à la relative libéralisation du régime entamée lors du Printemps de Prague. Le vrai ne pouvait se trouver que dans la sphère intime : l’amour, l’amitié et la relation qu’on a avec sa propre conscience.
La figure tutélaire de Kundera pèse fortement sur Mœurs de province la dernière œuvre de l’essayiste François Ricard qui reprend dans son ouvrage certaines intuitions et attitudes du célèbre écrivain parmi lesquelles on retrouve bien sûr une méfiance envers toutes formes de lyrisme, entendu ici comme une exaltation du moi qui s’accompagne d’une absence d’ironie et d’esprit critique. Le printemps québécois de 2012 subit les foudres de Ricard qui, dans son essai « Lettre sur la petite vieillesse », voit avec tristesse tous les intellectuels « que compte le Québec » et parmi lesquels se trouvent à son grand désespoir certains de ses amis, arrivés à un âge vénérable, succomber aux charmes des marches, des banderoles et des slogans. L’auteur explique l’engagement d’hommes et de femmes âgés dans le mouvement étudiant par leur désir d’échapper à leur âge et de vivre une seconde jeunesse, la jeunesse étant chez Kundera l’âge lyrique par excellence.
J’estime que Ricard cède ici à un psychologisme facile. En vérité, comment peut-il savoir quelles sont les motivations profondes qui ont guidé les gestes de « ces hommes et de ces femmes grisonnants » ? Ne peut-il pas voir d’autre motif d’engagement que celui, narcissique, de retrouver sa jeunesse ? J’en connais beaucoup qui ont manifesté parce qu’ils étaient d’accord avec les principes fondamentaux de la redistribution de la richesse. En ce sens, les Québécois paient des impôts élevés (y compris les amis « grisonnants » de Ricard) pour faciliter les premiers pas dans la vie de la jeunesse québécoise. Pourquoi mettre un fardeau plus lourd sur les épaules des étudiants, qui, convenons-en, ne disposent pas de grandes ressources financières, alors que des entreprises et des contribuables québécois ont largement la capacité de payer ? Cette question, Ricard ne se la pose pas.
Étrange aussi cette affirmation selon laquelle les intellectuels québécois étaient unanimes dans leur support au mouvement étudiant. A-t-il lu Joseph Facal, Denise Bombardier, Christian Dufour et compagnie dénoncer avec véhémence le mouvement étudiant ? À moins qu’il ne les considère pas comme des intellectuels ? Je lui laisse le soin de répondre à cette question embêtante…
Dans l’essai « Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? », Ricard s’emploie à montrer que l’anti-intellectualisme n’est pas si vigoureux qu’on le croit au Québec, il est même d’humeur inquiète à propos de l’absence de la diversité d’opinions qui mine sa province et il se pose cette question angoissante : « Et de me demander à quoi sert une intelligentsia unanime ? Surtout quand on sait jusqu’où cette intelligentsia peut conduire une société lorsqu’aucun anti-intellectualisme ne fait obstacle à son influence ni ne s’oppose à ce qu’elle appelle le progrès. » Le Québec, au grand dam de Ricard, se transforme-t-il en une société menée uniquement par des intellectuels progressistes ou n’est-ce pas plutôt l’auteur qui aime encore une fois plaquer une lecture kundérienne à un État démocratique (le Québec) qui ne s’y prête que difficilement ? Mais à propos d’anti-intellectualisme, j’aimerais rassurer Ricard : les jeunes libéraux qui ont récemment fait part de leur intention d’abolir les cégeps, institutions où se transmet le peu de culture humaniste qui a réussi à échapper aux multiples réformes de l’éducation que le Québec a connues, veillent au grain et nous éviterons les affres de vivre sous la dictature des intellectuels !
Ricard espère peu de la politique, et surtout pas de révolutions ; l’homme de son âge « ne demande plus à la politique et aux politiciens que d’atténuer un tant soit peu les malheurs des hommes et de protéger leur bonheur en faisant le moins de dégâts possible. » La figure d’un Montaigne conservateur se profile ici : la politique doit d’abord et avant tout protéger un statu quo, toujours préférable au chaos que pourrait entraîner un changement important de l’ordre des choses, argument répété ad nauseam, je le note au passage, par les fédéralistes pour s’opposer à l’indépendance du Québec.
Peut-être, se dit-on, que l’auteur attend plus de la littérature, son « idole » comme il le dit lui-même ; après tout, il n’est pas spécialiste de politique, mais bien professeur de lettres. Mais non, Ricard estime que « les jours de la littérature sont comptés » (rien de moins !), peut-être plus au Québec qu’ailleurs, précise l’essayiste, et qu’il existe « un fossé de plus en plus profond » entre notre monde moderne et la littérature. On ne saura jamais pourquoi cette rupture s’est produite ; Ricard reste imprécis sur ce point, mais il laisse tout de même des pistes au lecteur : l’invasion des médias sociaux dans un espace qu’occupait jadis la littérature, l’obsession des écrivains pour une recherche formelle débridée et plus simplement la médiocrité généralisée de la production littéraire québécoise. Il souligne ici ce qu’il considère être un paradoxe : la littérature québécoise est bien plus « puissante » qu’il y a une cinquantaine d’années, elle s’est dotée de nombreuses maisons d’édition, le nombre de ses lecteurs a augmenté et enfin on n’arrive plus à compter la myriade de festivals et de colloques qui célèbrent la littérature d’ici. Et pourtant, on produit plus de livres médiocres qu’on en produisait il y a cinquante ans, « effet sans doute, précise Ricard, de la moins grande difficulté que rencontrent au Québec, pour être publiés, encensés et considérés comme “littéraires”, les livres anodins ou franchement ratés. » Pessimisme provocateur ou jugement lucide ? Vous m’excuserez si je ne peux trancher cette (trop ?) vaste question : mon ignorance et mon humilité m’en empêchent…
Les critiques acerbes de Ricard touchent principalement la poésie et, dans l’essai « Une soirée de lecture à la maison », il livre en pâture avec humour et ironie plusieurs extraits de poèmes québécois contemporains. Il faut reconnaître avec Ricard que les vers en question ne sont pas de très haute tenue. Un exemple parmi tant d’autres ? « malchance du geai dans la brume/qui se cogne à la vitre/sur l’assiette les grains de sésame/l’aube dans l’air ». Et les autres « offrandes » poétiques sont à l’avenant : des choses de peu de substance, souvent des haïkus rachitiques et tristounets, caractérisées par une absence de sens facilement reconnaissable, et qui finissent toutes par se ressembler. Si on se donnait la peine, estime notre caustique essayiste, il serait possible « d’automatiser toute cette production à peu de coûts, grâce à une sorte de “poéticiel” au rendement aussi constant que fiable (du genre PoemPoint ou Microsoft Verse), et même que cela serait d’une facilité déconcertante. »
C’est ici que la lecture de Ricard est la plus bénéfique : l’auteur de La génération lyrique peut se révéler être un puissant antidote contre les effets de mode. Sa plume acérée touche encore la cible lorsqu’il épingle l’écrivain français Frédéric Martel qui, sans avoir peur du ridicule, exhorte, dans un papier intitulé « Français, pour exister parler English ! », ses concitoyens à parler anglais pour que la France retrouve une place de tête dans le monde. Ricard souligne le paradoxe absurde d’une telle proposition : un peuple doit nier ce qui le constitue au plus profond de son être, en l’occurrence sa langue, pour conquérir sa place au soleil ; pour exister, il doit cesser d’exister.
Tout compte fait, on prend un grand plaisir à lire la prose ironique de Ricard, même si on n’est pas toujours d’accord avec lui et avec son pessimisme outrancier. Ce n’est pas la moindre des qualités de son recueil que d’être écrit avec infiniment de soin et son style, qu’on pourrait qualifier de « classique », évite le jargon universitaire et les dérives formalistes qu’il se plaît justement à châtier. Il est finalement un être avec qui il fait bon dialoguer ; le dialogue étant l’espace privilégié où deux êtres uniques confrontent leurs visions et leurs différences en acceptant que chacun puisse apprendre de l’autre. Ce contempteur des consensus faciles estime que le plus haut degré d’amitié se trouve dans « l’amitié polémique » et admire d’ailleurs deux écrivains québécois (Vadeboncoeur et Rivard) qui adhèrent à des visions du monde opposées sur bien des points aux siennes. Dans un de ses plus beaux textes, Ricard écrit au sujet de l’amitié qui le lie à Yvon Rivard : « Notre lien le plus puissant, celui qui nous rend le moins capables de nous passer l’un de l’autre, n’est autre à présent que le désaccord qui existe entre nous. »
Nicolas Bourdon
Professeur de littérature, collège de Bois-de-Boulogne