Le 150e anniversaire de la Confédération canadienne et le 375e anniversaire de la fondation de Ville-Marie sont une occasion de se remémorer des faits, lieux et personnes qui ont façonné notre histoire. Les plaques et monuments sont une façon de le marquer de façon officielle dans l’espace public : ils suscitent l’intérêt des passants et des touristes. Mais ces plaques commémoratives disent-elles toujours la vérité ? On peut en douter quand on connaît l’existence de deux plaques commémoratives du voyage de Jacques Cartier à Hochelaga en 1535 : l’une se trouve au centre-ville sur le terrain de l’université McGill et l’autre sur la façade de l’église de la Visitation dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville.
La première plaque est installée sur une pierre à gauche de l’allée centrale de l’entrée de l’université. Il y est inscrit :
Près d’ici était le site d’Hochelaga visitée par Jacques Cartier en 1535 et abandonnée avant 1600. Elle renfermait cinquante grandes maisons logeant chacune plusieurs familles vivant de la culture du sol et de la pêche.
Le monument jouit d’une protection officielle du gouvernement du Canada et possède le statut de monument historique d’intérêt national.
La seconde plaque est une initiative des paroissiens du village de Sault-au-Récollet en 1926. Il y est inscrit :
Ici au pied du dernier sault de la rivière des Prairies le 2 octobre 1535 est débarqué Jacques Cartier en route pour Hochelaga.
La plaque n’a pas de reconnaissance officielle et le visiteur peut s’étonner que Jacques Cartier ait suivi un itinéraire en contournant le Mont-Royal pour se rendre au village amérindien de Hochelaga situé près de l’université McGill !
Les connaissances actuelles nous indiquent que le village de Hochelaga n’est pas le site près de McGill fouillé par l’équipe de Sir John William Dawson en 1860, car trop petit et non ceint d’une palissade de bois, tel que le décrit Cartier dans son récit de voyage. Les fouilles archéologiques entreprises sur plusieurs sites autour du Mont-Royal n’ont pas permis de localiser avec certitude le mythique village amérindien. Par contre, l’analyse de l’abondante documentation sur Cartier et la lecture attentive de ses récits indiquent qu’il serait effectivement arrivé par la rivière des Prairies.
La polémique débuta en 1917 lorsque l’idée de l’arrivée de Cartier par « la rivière aux trois saults » fût avancée par quelques intellectuels dont son plus ardent défenseur : Aristide Beaugrand-Champagne, l’architecte du Chalet du Mont-Royal. En 1924, Henry Percival Biggar publia son ouvrage The Voyage of Jacques Cartier. Le gouvernement fédéral s’empressa en 1925 de consacrer un site approximatif de la visite de la Jacques Cartier à Hochelaga sur le campus de McGill, ce qui attribuait officiellement la découverte prestigieuse des vestiges de Hochelaga à Sir Dawson, directeur de l’institution 65 ans plus tôt. La riposte ne se fit pas attendre, l’année suivante en 1926, lorsque les citoyens de Sault-au-Récollet installèrent à leurs frais la plaque commémorative que l’on peut voir aujourd’hui sur l’église de la Visitation.
Il est attesté que le site auprès des rapides du Sault-au-Récollet a vu défiler les premiers explorateurs européens à la recherche du passage du nord-ouest, qui évitaient ainsi les rapides de Lachine. Les grandes puissances européennes rivalisaient à cette époque pour trouver le passage qui ouvrirait une nouvelle route commerciale vers l’Asie. Un personnage illustre de la Nouvelle-France, Samuel de Champlain établit son campement près des rapides du Sault-au-Récollet puisque la rivière des Prairies offrait la voie la plus facile pour se rendre vers l’intérieur du continent. Voie préférée des autochtones, ceux-ci l’appelaient « Skawanoti » ou « la rivière en arrière de l’Ile ». Vers 1696, les Sulpiciens installèrent une mission amérindienne à l’ouest de l’actuelle église de la Visitation : le fort Lorette. Le fort fut abandonné et remplacé par le couvent de la Maison Saint-Janvier, aujourd’hui démoli. Des fouilles archéologiques ont été entreprises en mai sur la minuscule portion du terrain qui n’a pas été avalée par le développement urbain. Espérons que ces travaux permettront d’enrichir nos connaissances historiques du site menacé de disparition par un projet de construction immobilière.
L’année 2017 serait l’occasion de mettre à jour certains lieux de mémoire dans l’espace public qui reflètent davantage les connaissances de notre époque. La Commission des lieux et monuments historiques du Canada devrait sérieusement réexaminer le statut du monument historique à l’entrée du campus de l’université McGill parce que son message est aujourd’hui erroné et qu’il n’a pas une importance nationale. L’institution universitaire pourrait par exemple honorer à cet endroit la mémoire de Sir Dawson, qui a mené un des premiers projets de sauvegarde archéologique au Canada sur le site amérindien découvert à l’angle du boulevard de Maisonneuve et de la rue Metcalfe en 1860. Mais toute référence à Jacques Cartier et à l’emplacement de la bourgade de Hochelaga sur le campus universitaire apparaît de nos jours incongrue. Il est grand temps de faire une mise à jour sur quelques-uns de nos monuments historiques et plaques commémoratives qui véhiculent une vision fausse ou dépassée d’événements.
L’idée du débarquement de Cartier aux rapides de Sault-au-Récollet a suscité une vive controverse au siècle dernier. Une vague de cartiermanie s’étendit des deux côtés de la Montagne et à l’ensemble de la société : on changea le nom du pont du Havre, tout nouvellement construit, pour celui de Jacques-Cartier. Lionel Groulx examina même la thèse du débarquement à la rivière des Prairies défendue par Beaugrand-Champagne, mais il la rejeta. Il était normal à cette époque d’imaginer le grand navigateur faisant son entrée par le Grand Fleuve. Et pour faire concorder son récit avec la réalité géographique, l’équipage de marins aguerris aurait été incapable de franchir le courant Sainte-Marie. Ou, par des calculs douteux, on a ramené le lieu de débarquement à Longue-Pointe pour faire la distance parcourue jusqu’au sommet du Mont-Royal de 2 lieues et quart (environ 10 km).
Il est aujourd’hui plausible que Cartier ait accédé à l’ile de Montréal par la porte d’en arrière, c’est-à-dire la rivière des Prairies, guidé par l’expérience et le sens pratique des Amérindiens sur la voie la plus sûre. Il existe trois manuscrits de ses récits de voyage conservés à la Bibliothèque Nationale de France. Le manuscrit original apparaît comme étant celui précédé de la dédicace au roi François Premier que la Société littéraire et historique de Québec a publié en 1843. Cette version, qui comprend le voyage à Hochelaga en 1535, contient un passage dans lequel Cartier raconte qu’il a « vu » la rivière qui entre au Fleuve « au-dessus » de Hochelaga et qui est le chemin le « plus sûr » pour se rendre par voie d’eau dans les contrées du nord-ouest où se trouve de l’or (Abitibi). Ces précisions de l’auteur sont cependant occultées dans la version des récits de voyage publiée à Paris en 18631.
La présence de couches historiques successives issues de la rencontre des cultures autochtone et européenne aux origines de Montréal fait de Sault-au-Récollet un lieu historiquement riche. Cela justifie amplement une reconnaissance fédérale et une protection publique officielle des lieux. Parc Canada devrait songer à aménager un lieu de mémoire accessible au public en bordure du magnifique plan d’eau de la rivière des Prairies à l’ouest de l’église de la Visitation. Il s’agirait d’un leg modeste, mais permanent pour le 150e anniversaire du Canada et du 375e anniversaire de Montréal. Et qui sait, un jour peut-être d’autres générations pourront fouler le sol au point de débarquement sur l’ile de Montréal de grands explorateurs du continent, se rappeler qu’à cet endroit s’est succédé la mission autochtone du fort Lorette, puis le couvent Saint-Janvier et… nous qui leur aurons légué ce précieux témoignage.
1. « mais que le droit et bon chemin et plus sûr est par le dit Fleuve jusques au dessus de Hochelaga à une rivière qui descend dudit Saguenay et entre au dit Fleuve, (ce que nous avons veu) et que de là sont une lune à y aller.» , Société littéraire et historique de Québec, Williams Cowan et Fils, 1843, page 56. Le même passage dans la version publiée à Paris par la librairie Tross en 1863 omet des détails importants : « mais que le droict & bon chemin didict Saguenay est par le fleuve jusque à Hochelaga, a une rivière qui descend didict Saguenay, & entre audit fleuve, & que de la sont une lieue a y aller. » (page 34). Dans cette dernière citation il y a une erreur de transcription qui fausse la distance à parcourir : une « lune » (30 jours de marche) devient une « lieue » (environ 4 km).