Insulaire contre bitume

Par une belle journée d’hiver, avec quelques amis, nous nous rendons à la pointe ouest de l’île d’Orléans. À l’horizon, derrière la baie de Beauport, le cap Diamant et Québec émergent dans la vapeur froide.

Écrivain et gestionnaire, Membre fondateur Stop oléoduc Île d’Orléans

Par une belle journée d’hiver, avec quelques amis, nous nous rendons à la pointe ouest de l’île d’Orléans. À l’horizon, derrière la baie de Beauport, le cap Diamant et Québec émergent dans la vapeur froide. Chaussés de raquettes, nous nous engageons sur les battures. Les chiens trottent autour. Le paysage est d’une incroyable blancheur. Saturé par les glaces du fleuve et la neige des derniers jours, le fleuve offre une vision fabuleuse. Après une heure de marche, sous le soleil, nous prenons une pause à bonne distance de la rive. En dégustant une clémentine, nous évoquons le scénario d’un déversement de pétrole qui résulterait d’une fuite à l’oléoduc Énergie Est, en amont de Québec, ou à la suite de l’échouage d’un superpétrolier chargé de bitume.

Nous imaginons le pétrole qui noircit graduellement les glaces. La neige qui devient grise, puis noire… Au-delà de la blessure profonde au paysage, les effets directs sur les rives seraient désastreux.

Après ce bel après-midi, je poursuis ma réflexion. Inévitablement, je pense aux oies blanches et autres bernaches, des victimes de choix. Au printemps, lorsqu’elles arrivent du sud par dizaines de milliers, elles font halte sur les rives de l’île, sur le chenal nord du fleuve. Affamées, elles se gavent des réserves de scirpe, leur principale nourriture. Un déversement souillerait ce garde-manger pour des années. Je n’ose penser à l’effet de ce désastre sur ces oiseaux migrateurs.

Par ailleurs, la rive nord de l’île d’Orléans, tout du long, est un marais côtier. Avec le jeu des courants, puis l’aller-retour incessant des marées, la nappe engluerait profondément cet écosystème fragile, causant des dommages irréparables à tant d’autres espèces végétales et animales. Sans compter les dégâts sur la rive sud…

L’île d’Orléans blessée, souillée… Le constat fait mal.

Preuve scientifique et engagement citoyen

Parmi d’autres raisons, cette vision morbide me pousse à prendre la parole et à m’impliquer contre le transport du pétrole des sables bitumineux sur le territoire du Québec, que ce soit par oléoduc, par train ou par bateau.

De nombreux scientifiques nous en avertissent : les sables bitumineux doivent rester dans le sol. Une nécessité si nous voulons contrôler les changements climatiques provoqués par la croissance des gaz à effet de serre. La poursuite de leur exploitation enclenchera, parmi d’autres sources, d’ici moins d’un siècle, un dérèglement dangereux des conditions de vie sur Terre.

Il faut agir.

À l’île et dans la région, nous l’avons appris notamment avec le projet Rabaska. Les gouvernements, de même que les corporations transnationales qui font leur profit des hydrocarbures, ne modifient leur comportement que si les populations concernées montent au front. Le mouvement d’opposition populaire n’a peut-être pas empêché Rabaska, mais nous avons réussi, en « mettant de l’eau dans le gaz », les conditions du marché aidant, à réduire presque à néant la probabilité que le port méthanier soit jamais construit à Lévis, face à l’île d’Orléans.

Nous devons reprendre la lutte, cette fois contre le transport du pétrole des sables bitumineux, conviction que je partage avec des milliers d’autres Québécoises et Québécois, notamment des concitoyens de l’île d’Orléans, avec qui nous venons de mettre sur pied une cellule Stop oléoduc.

L’ajout de ces millions de barils aux millions d’autres qui circulent déjà au Québec augmentera considérablement le risque de déversement. Car l’oléoduc Énergie Est ne remplacera pas le transport du pétrole, d’où qu’il provienne, par train ou par bateau. Au contraire, selon l’industrie même, tous ces moyens de transport sont cumulatifs. Soif de profit oblige…

L’avenir des prochaines générations n’est pas dans cette voie.

L’île d’Orléans, patrimoine de tous et de chacun

Au Québec et au-delà, l’île d’Orléans représente un symbole fort, même essentiel. Ouindigo algonquin, puis île de Bacchus, elle devient tôt au XVIIe siècle terre d’élection des nouveaux arrivants Français. Tant de familles fondatrices s’y sont établies. Au fil du temps, l’île est devenue un havre de nature, d’agriculture et d’humanité, qualité renforcée à notre époque par Félix Leclerc, dont les textes ont donné à l’île un statut mythique.

Sise à la naissance de l’estuaire, à la jonction de la vallée du Saint-Laurent, du Bouclier canadien et des Appalaches, véritable habitant du fleuve, baignée par les marées, lieu de confluence et de culture, l’île incarne un endroit remarquable qui doit être préservé.

Pour nous, résidants de l’île d’Orléans, il est incompréhensible que le profit financier à court terme prime la beauté de l’île, sa valeur symbolique indéniable, la richesse que représentent ses terres agricoles, l’importance du terroir qui y fleurit, la qualité intrinsèque de son paysage, de son patrimoine historique et immatériel… L’île revêt un caractère unique, qui inscrit les valeurs de son terroir, de son histoire, au coeur de notre modernité.

À l’image du désastre que provoquerait une marée noire étouffant ses rives, j’en frissonne d’inquiétude.

« Faire ça à elle, l’île d’Orléans ! », chante Félix dans Le tour de l’île.

À l’avant-garde ou à la traîne ?

Alors que notre société possède tous les atouts pour être dans le peloton de tête de la transition énergétique, en misant par exemple sur l’électrification des transports, le pouvoir se complaît dans le peloton de queue. Ce comportement est d’une profonde tristesse.

Il est impensable que le pétrole prime la qualité de vie. D’autant que les arguments économiques, tant vantés, se traduisent au terme de la construction de l’oléoduc par une petite poignée d’emplois.

Faudra-t-il attendre que l’humanité ait tout saccagé avant d’en venir à la seule conclusion qui s’impose ? J’espère que non. Attaquons-nous de toute urgence à la transition vers des énergies propres, avant que notre territoire, l’île d’Orléans en tête, ne soit irrémédiablement souillé.

« Coule pas chez nous », dit la campagne des opposants au transport du pétrole des sables bitumineux. Le travail que nous effectuons au Québec est complémentaire à celui des opposants dans l’Ouest du Canada, et au sud, dans les états américains. Énergie Est, Northern Gateway, Keystone XL ; même combat… Tous ensemble, nous clamons : « Coule pas pantoute ».

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