Jacques Keable
La grande peur de la télévision : le livre, Lanctôt éditeur, Montréal, 2004, 158 p. Préface de Bruno Roy
C’est un livre au moins aussi échevelé que généreux, un objet littéraire hybride, un pamphlet trop retenu, un essai à peine esquissé. Jacques Keable n’y est pas vraiment convaincant. Le propos n’est pas neuf, voilà longtemps que les constats s’accumulent sur le sort que la télévision réserve, ici comme ailleurs, à la vie intellectuelle en générale et à celle des livres en particulier. On aurait été en droit d’espérer au moins que le traitement en soit renouvelé, que la colère porte, que l’exaspération de l’auteur trouve à transmuer son matériau. Bref, on aurait aimé qu’une pensée critique acérée jette un nouvel éclairage sur les bilans, renverse les questionnements convenus et saccage quelques lieux communs. Tel n’est malheureusement pas le cas.
L’ouvrage n’est certes pas sans intérêt, mais il reste trop sur le pourtour des choses. L’auteur n’a pas su trouver ou garder un axe structurant pour son propos. Il s’est contenté d’une hypothèse trop générale : ce serait la peur, elle-même reflet et instrument d’une censure visant à neutraliser le « pouvoir de subversion » du livre qui serait le principal facteur d’explication de l’absence d’un véritable traitement et d’un intérêt réel pour le livre au petit écran. À cette hypothèse centrale s’en raccrocherait une autre, la relayant pour mieux la renforcer, celle d’une aliénation culturelle persistante, d’un complexe à l’égard d’une France devant laquelle nos livres et nos auteurs ne « seraient pas de taille ».
La peur fait une belle image, elle donne du liant à l’exposé mais il faut bien le reconnaître, elle ne fait que cela : donner une certaine cohérence à ce qui donne malgré tout l’impression d’un collage. Jacques Keable puise à de nombreuses sources, collige des données qui ne sont pas inintéressantes mais qui illustrent plus qu’elles ne démontrent. L’exposé s’éparpille : tantôt les statistiques sur les habitudes de lecture, tantôt les toujours accablants constats d’indigence sur l’état des bibliothèques publiques, les anecdotes sur la médiocrité de l’information culturelle sur les livres ou des émissions qui, de temps à autres, leur sont consacrées ou à qui ils servent de prétexte, tout un ensemble d’éléments, y compris l’évocation de nombreux cas de censure, présents ou passés, ici et ailleurs, sont utilisés pour dresser ce que l’auteur appelle une « preuve circonstancielle » sur la censure et la peur du livre.
Ce ne sont là que circonstances, en effet que l’auteur nous évoque, de preuve on n’en voit guère. On veut bien le suivre dans la déconstruction qu’il nous fait des prétextes que les gestionnaires de la télévision lui ont servis et cela nous amène à constater que c’est, de loin, le meilleur chapitre de l’ouvrage (chap. 5) Mais cela, tout au plus, ne nous permet que de cerner le poids des lieux communs et des rationalisations. Jacques Keable y est là sévère et à son meilleur. Les ratiocinations qu’il déconstruit ne font pas seulement mal paraître ceux qu’il convoquent à la barre, la façon dont il démonte les raisonnements spécieux laisse apparaître, comme en creux, un vibrant plaidoyer pour la télévision publique et sa mission culturelle.
À l’évidence, Keable aime la télévision et croit à son rôle de service public. Et c’est parce qu’il le juge essentiel qu’il s’indigne du silence dans lequel elle enferme la vie des livres ici. Les passages sur Bernard Pivot, inévitable référence dans notre espace culturel, sont intéressants et Keable les utilise en faisant en quelque sorte la démonstration contraire à sa seconde hypothèse : il sait poser sur le cas Pivot un regard intéressant, sans complexe ni complaisance. Si l’aliénation culturelle subsiste ici, elle ne règne pas sans partage, Keable lui-même en fait l’illustration.
Au lieu de le voir s’engouffrer dans les hypothèses sur le malaise identitaire et se consoler des thèses de Gérard Bouchard sur notre littérature qui ne réussirait toujours pas à s’affranchir de la métropole, on aurait préféré qu’il structure entièrement son exposé sur une problématique globale de la domination culturelle et politique. Cela lui aurait donné les outils qui lui ont manqué pour bien exploiter les résultats des études qu’ils citent et pour mieux interpréter les observations qu’il fait.
Tout entier absorbé à faire valoir ses attentes à l’égard de la télévision publique, Keable, en effet, ne se pose pas la question de ce phénomène tout de même étrange et néanmoins déterminant : il y a au Québec deux télévisions publiques. Ce n’est pas banal. Et elles sont en concurrence. Et pas seulement avec la télévision privée. Cette dernière, c’est entendu, c’est une machine à fric, une composante de l’entertainment business et elle répond aux exigences du secteur : maximisation du profit dans le meilleur délais. Cette télé-là, c’est celle de la chasse aux cotes d’écoute pour fixer toujours plus haut la valeur des plages publicitaires. Elle n’a qu’une loi, celle de l’argent. Il n’est pas difficile de suivre Keable sur ce terrain. Il n’est pas non plus difficile de reconnaître avec les auteurs qu’il cite que le culte de l’argent a partout perverti la télévision publique, dévoyé l’institution au point de lui faire perdre le sens du service public et de sa mission culturelle.
Là où les choses se compliquent, c’est de suivre Keable dans le non-questionnement de cette double présence de la télévision publique dans l’espace québécois. Radio-Canada n’est pas seulement la doyenne de la télévision : c’est une institution canadian au service de l’unité nationale. C’est une institution dont la ligne éditoriale reste au service de la construction d’un récit national dans lequel la culture québécoise ne peut être reconnue pour elle-même, n’étant qu’une composante régionale du Canada bilingue et multiculturel. Quant à Télé-Québec, elle reste une institution inachevée, une demi-mesure typiquement québécoise, dont la mission de télévision publique reste d’autant plus incongrue qu’elle ne peut revendiquer pleinement le statut d’antenne vraiment nationale – elle détient une licence de télévision éducative, délivrée par un CRTC qui l’assujettit à des normes canadian. Cela la condamne à une posture éditoriale étriquée et à un récit national empêché. Pas étonnant qu’elle soit à la fois une proie convoitée pour les télédiffuseurs privés qui n’y voient qu’un signal à prix d’aubaine et une institution inutile et coûteuse aux yeux des politiciens et inconditionnels du Canada qui s’accommodent du statut provincial et des ressources que cela nous laisse.
À défaut de placer cette concurrence des télévisions publiques au cœur de son investigation, Keable désamorce lui-même la charge d’une étude qu’il cite et qui jette pourtant un éclairage particulièrement éloquent sur le sort du livre québécois, sur la place que lui fait cette concurrence dans la vie culturelle. Se référant aux analyses de Jean-Paul Baillargeon et Michel de la Durantaye (Présence et visibilité du livre québécois de langue française en librairie, en bibliothèque et dans les médias, Institut national de la recherche scientifique –culture et société) Keable trouve une coïncidence dérangeante : comparant durant la saison 1993-1994 la place faite aux livres québécois dans deux émissions (Plaisir de lire à Télé-Québec et Sous la couverture à Radio-Canada), les auteurs établissent qu’ils n’y occupent qu’une place marginale. « Au total donc, sur les 478 livres pris en compte par nos deux télévision publiques, 107 seulement, soit 22 % du total, étaient québécois. Pas même le quart. À l’évidence, ça n’est pas sur le livre québécois, même abondant dans le marché, que reposaient les émissions analysées. L’existence du livre québécois n’était donc pas l’élément constitutif majeur de ces émissions. Il était complémentaire. » (p. 94)
Là où peut paraître une coïncidence se dévoile en fait une illustration du rapport à la culture nationale. Dans le contexte de domination nationale qui est le nôtre, la concurrence des institutions ne fait pas que dilapider les moyens : elle empêche le Québec d’être le centre de son propre monde. En termes plus savants : la domination culturelle compromet la construction de la référence collective, entrave la culture québécoise pour enrayer son rôle fondateur. Le livre québécois n’était pas tant complémentaire que périphérique dans les émissions analysées. Le dédoublement et la concurrence des institutions condamnent la culture québécoise à vivre à la périphérie de ses œuvres. Tel est le facteur le plus déterminant du statut du livre à la télévision publique québécoise.
En effet, la télévision publique québécoise ne peut accorder aux œuvres une place plus grande que celle du pouvoir instituant de la culture dans notre société. Or, le statut provincial nous empêche de placer notre condition au centre de notre monde. Nos débats sont continuellement déportés, comme nos efforts, dans des paramètres, des lieux et des cadres façonnés par des rapports politiques, institutionnels et organisationnels déterminés par un contexte national qui nous nie. Ce contexte fixe les véritables balises à l’intérieur desquelles les déterminants sociaux façonnent nos réalités et détermine également les catégories dans lesquels les discours éditoriaux les interprètent. La dérive de la télévision publique est un problème commun à tous les pays développés. Il se manifeste ici comme ailleurs à cette nuance près qu’il est ici sur-déterminé par notre statut politique. Il en va de même pour les effets pervers de la concentration des médias qui fait peser des périls graves sur la vie démocratique. Au Québec, ces périls sont accentués par le fait que cette concentration sert des propriétaires qui militent ouvertement contre notre existence nationale.
Parce qu’elle est fondamentale, la domination canadian façonne tous les problèmes, elle n’en est pas la cause exclusive, tant s’en faut, mais le cadre d’expression comme la voie de résolution. Pour ne pas avoir placé cette question au cœur de son propos Keable est resté condamné à chasser des fantômes. Il peut bien conclure son ouvrage en faisant un « appel à la mobilisation tous azimuts », son approche volontariste risque bien de le confiner à l’activisme. Le livre québécois ne pourra jouer un rôle central dans notre vie culturelle que le jour où le Québec pourra être pour lui-même sa référence, le jour où sa culture sera le foyer de son récit national, où les œuvres existeront autrement que par effraction. Ce n’est pas une affaire de sensibilité à la vie des livres, ni même de rapport complexé à la France, c’est une affaire d’émancipation nationale. Le livre n’est périphérique que dans la mesure où toute notre vie intellectuelle demeure périphérique dans une société où les effets de la domination restent perçus comme des manques à être au lieu d’être pris pour ce qu’ils sont : des manifestations d’assujettissement qui forcent à intégrer et intérioriser des contraintes qui façonnent tout autant le marché que les institutions.
La télévision publique québécoise n’a pas peur des livres, elle est elle-même prisonnière. Et le récit qu’elle cherche dans les livres est un récit d’évasion. Les œuvres émancipent. Et elles ne le font que lorsqu’elles trouvent à s’imposer comme référence. Dans la vie d’abord. Là où les conduites d’émancipation cherchent les voies et les moyens de placer les livres au fondement et non à la périphérie de tous les combats qui font qu’un peuple se construit dans et par la puissance des interrogations qu’il porte sur le monde tel qu’il le voit et veut le tranformer.
Robert Laplante