Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean
Joséphine Marchand et Raul Dandurand. Amour, politique et féminisme
Montréal, Les édtions du Boréal, 2021, 390 pages
Joséphine Marchand et Raoul Dandurand sont tous deux nés en 1861. Difficile de ne pas y voir un signe du destin. Ils se rencontrent pour la première fois en 1882. Raoul, éperdument amoureux, lui fait une cour assidue, pendant que Joséphine joue l’indépendante. Ils se marient enfin en 1886. Le témoin de Raoul est nul autre que Honoré Mercier. Quelques mois plus tard naît leur fille unique Gabrielle.
Durant leur vie, ils échangeront plus de 700 lettres. Ce sont d’ailleurs ces dernières qui « ont fait naître l’idée de raconter l’histoire de ce couple » (p. 11) révèlent les auteures de cette biographie croisée, Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean, qui ont également écrit L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles ainsi qu’une biographie intitulée Idola Saint-Jean, l’insoumise. Les biographes ont eu accès à des sources abondantes, Joséphine ayant laissé un journal intime, des articles, des chroniques, des discours, sans parler de nombreuses lettres. Raoul, en plus de ses écrits et de ses discours de circonstance, a publié ses mémoires. Le tout s’appuie sur une imposante bibliographie. Des historiennes moins chevronnées auraient pu s’enliser, entraînant avec elles le lecteur.
Les combats de Joséphine Marchand sont nombreux. Elle lutte aussi bien pour l’avancement du droit des femmes que pour l’accès à l’éducation, aux livres, et plus généralement, aux arts et à la culture. Écrivaine, elle publie des pièces de théâtre et un recueil de contes de Noël préfacé par Louis Fréchette. En 1893, elle fonde une revue, Coin du feu, « mensuel destiné au lectorat féminin de langue française considéré comme le premier magazine de ce type au Canada » (p. ١٠٦). Cette aventure durera quatre ans. C’est un véritable tour de force. Étrangement, les auteures n’accordent pas à ce sujet toute l’attention qu’il aurait à mon sens méritée. Raoul Dandurand, quant à lui, est à la fois avocat, organisateur politique, homme d’affaires, sénateur et diplomate. Il présidera moult organisations, dont l’Assemblée générale de la Société des Nations en 1925. Tous les deux patriotes, ils ont travaillé sans relâche à la défense de la langue française, d’où leur volonté d’accroître les échanges avec la France : « Joséphine et Raoul sont de bons représentants du vent francophile qui anime la vie intellectuelle au tournant du siècle » (p. 52).
J’étais perplexe à l’idée de lire une biographie retraçant non la vie d’un individu, mais celle d’un couple. Après avoir lu quelques pages, j’ai compris l’intérêt de l’exercice. Plus encore, j’étais étonné qu’une telle biographie n’ait pas été publiée avant ! C’est dire comment les auteures ont atteint leur objectif. Elles démontrent qu’il est possible de conjuguer amour et politique :
Animés de la même vision du développement culturel, social et éducatif comme condition essentielle au progrès des Canadiens français en Amérique, Joséphine et Raoul ont marqué notre histoire, chacun de leur côté. C’est ce chemin parcouru l’un avec l’autre, l’un grâce à l’autre, durant quarante ans, que retrace cette biographie du couple Marchand-Dandurand (p. 16).
D’un style simple et accessible, cette plongée dans l’histoire de nos deux héros est un véritable plaisir de lecture. Outre le récit captivant de leur vie, les auteures peignent une fresque remarquable de la petite bourgeoisie canadienne-française de tendance patriote et libérale, moins attachée à l’argent qu’aux lettres. Ainsi, les valeurs qui ont animé Joséphine et Raoul sont, pour la plupart, un héritage de leurs familles respectives. En lui créant « un environnement favorable au développement de son talent et de sa carrière littéraire » (p. 39), le père de Joséphine, Félix-Gabriel Marchand, lui-même écrivain et futur premier ministre du Québec, a eu une grande influence sur sa fille. La famille de Raoul, quant à elle, lui a inculqué « les valeurs d’égalité et de justice qui l’habiteront toute sa vie et qui seront la trame de fond de ses futurs combats politiques et diplomatiques » (p. 44). Bref, c’est toute l’histoire politique, sociale, culturelle et religieuse de la fin du XIXe siècle et du début du XXe qui revit sous nos yeux.
C’est beau les idéaux, encore faut-il œuvrer à ce qu’ils se réalisent, d’où leur passion commune pour la politique. À ce sujet, notons ce fait en apparence paradoxal : même s’il est à l’avant-garde sur plusieurs sujets, le couple a sans cesse usé d’une rhétorique modérée. Pour ne donner qu’un exemple, on sait que Joséphine était féministe. Elle aspirait à ce que l’éducation soit obligatoire, accessible à tous, et particulièrement aux jeunes filles. Elle pensait que le clergé jouissait d’une trop grande influence en ce domaine : « Elle est probablement la première femme au Québec à prendre publiquement la parole en faveur de la séparation de l’Église et de l’État et contre les incursions du clergé dans le champ du politique et dans la vie civile » (p. 104). Bien que professant des idées en avance sur son temps, jamais elle n’adoptera le vocabulaire plus radical des militantes britanniques. Selon les auteures, ce choix serait un reflet de la société dans laquelle elle vivait : « Lorsqu’elle écrit que Le coin du feu ne sera pas un organe revendicateur, son choix de mots est sans doute stratégique à une époque où les idées féministes peinent à faire leur place » (p. 112). Par ailleurs, au sujet du droit de vote des femmes, elles expliquent ainsi la prudence de Joséphine : « Se commettre sur cette question est à l’époque une position marginale d’avant-garde tenue principalement par les francs-maçons ou les socialistes » (p. 134-135).
Bien que remarquable, il reste que cette biographie croisée n’est pas sans petits défauts dont le principal tient au refus d’approfondir certaines questions d’intérêts historiographiques. Depuis plus de soixante ans, la plupart des historiens nous présentent les libéraux comme des victimes d’un clergé sectaire. Or, Lavigne et Stanton-Jean soulignent que les libéraux radicaux, soit les fameux « rouges », ont refusé de se joindre à la coalition nationale proposée par Honoré Mercier. Alors que Dandurand travaille à la renforcer, il se bute à leur intransigeance : « Cette vision était loin de faire consensus, et des libéraux radicaux, tel Honoré Beaugrand, qui se réclamaient de la tradition de Papineau, Dorion, Doutre et Dessaulles, se méfiaient de l’esprit de conciliation de Mercier, notamment sur les questions religieuses » (p. 67). Cette anecdote en dit long sur la modération de Raoul, d’une part, mais aussi, d’autre part, sur le sectarisme de ces « rouges ». Mais les auteures n’ont pas jugé opportun d’éclaircir ce sujet.
La question de l’éducation est centrale dans la vie du couple, et les auteures, avec raison, y accordent une large place. Si elles présentent les idées du couple, et des libéraux en général, elles omettent cependant de présenter celles de leurs adversaires comme si ces dernières étaient illégitimes. La réforme de l’éducation proposée par Félix-Gabriel Marchand en 1897 a été battue au Sénat principalement à cause de l’opposition des sénateurs conservateurs et du clergé. Cette défaite se mérite cette petite phrase assassine : « Cette saga offre la démonstration de l’influence indue du clergé et de son pouvoir sur les autorités politiques » (p. 152). En 1911, Raoul s’implique dans la lutte pour l’instruction obligatoire, mais « [i]l se bute sans cesse à l’opposition du clergé à tous les projets susceptibles d’affaiblir sa mainmise sur ce secteur si l’État arrive à en prendre le contrôle » (p. 261). Plus loin, elles ajoutent que la modernisation et l’accessibilité à l’éducation « se heurtent à l’obstination et aux préjugés des ultramontains et de certains membres des autorités religieuses et du clergé. Les progrès sont lents et retardent l’accession du Québec à la modernité » (p. 282). Sur cette question, j’aurais apprécié que les auteures présentent les deux côtés de la médaille. En cantonnant le clergé dans le rôle éternel du méchant, elles ont privé le lecteur d’un portrait un peu plus équilibré des débats en éducation qui, à l’époque, enflammaient les esprits.
Un autre sujet a retenu mon attention. Il s’agit de la vision que Raoul Dandurand avait à propos de la place des Canadiens français dans le Canada. À l’image de ses compatriotes, la participation du Canada à la guerre des Boers en 1899 le révulse. Dans une lettre adressée à Wilfrid Laurier, il écrit : « Je ne vois pas d’issue, car nous ne sommes pas maîtres de nos destinées. La majorité doit gouverner et cette majorité ira s’augmentant toujours. Voudrions-nous nous retirer de la Confédération que nous ne le pourrions pas. Le vae victis pèse sur nous comme un manteau de plomb » (p. 232). Les auteures interprètent ainsi cette colère : « Cet événement, qui exacerbe les tensions entre francophones et anglophones, témoigne de l’incompatibilité des points de vue des deux communautés linguistiques dans leurs relations avec l’Empire (p. 233).
Dans le même chapitre, les auteures nous apprennent que Raoul s’est investi dans un autre combat, soit celui de l’indépendance du Canada. Pour ce faire, il profite de la présidence du Sénat, poste qu’il occupe de 1905 à 1909. En 1908, il participe « à des négociations commerciales avec la France, sans tutelle de l’Angleterre » (p. 241). En résumé, « Raoul, qui s’intéresse depuis quelques années à la politique internationale et aux questions de paix entre les nations, s’appuie sur ses nouvelles fonctions pour accroître la présence canadienne sur la scène internationale » (p. 242). Encore ici, il pourra compter sur l’appui de Joséphine : « La connivence du couple sur les questions liées à l’indépendance du Canada, au pacifisme et à la paix est manifeste » (p. 243). Est-ce que Raoul et Joséphine font un lien entre la participation du Canada aux guerres de l’Empire britannique et l’indépendance du Canada ? On ne le sait pas car les auteures ne se posent pas la question alors qu’à mon avis, il y en a un. En effet, l’indépendance du Canada n’a pas réglé le problème que dénonçait Dandurand dans sa lettre à Laurier. Bien au contraire, c’est l’inverse qui s’est produit : de l’Acte d’Union de 1840 au rapatriement unilatéral de 1982, plus le Canada devenait indépendant, plus la majorité bafouait les droits de la minorité de langue française. Je ne peux que conclure que Raoul Dandurand s’inscrit dans la longue liste de fédéralistes québécois ayant oublié que ce ne sont pas les bonnes intentions qui déterminent la politique, mais les rapports de force qui, eux, sont tributaires de la démographie.
En terminant, j’ajouterais que cette biographie ne se résume pas à la vie singulière de ce couple singulier. C’est aussi un bréviaire sur les devoirs de l’élite dont le rôle consiste moins à faire la morale qu’à éduquer, ce verbe pris ici dans son sens le plus noble. Dans leur conclusion, les biographes écrivent :
Ensemble, ils ont fait ce qu’ils souhaitaient accomplir : promouvoir une éducation moderne, donner accès à la culture, défendre la langue française. Ensemble, ils ont tracé une voie différente en offrant un modèle de couple égalitaire aux antipodes de la rigidité des deux sphères traditionnelles. En cela, ils sont tous deux des pionniers (p. 351).
Lisant cela, j’ai noté que, malgré leur appétit pour les idées avant-gardistes, jamais Joséphine et Raoul n’ont démontré ne serait-ce qu’un soupçon de mépris envers leurs compatriotes, et ce, contrairement aux libéraux et à la gauche qui, influencés quelques décennies plus tard par les idées de Trudeau père, se sont évertués à répandre leur fiel sur leur propre peuple. Notre époque étant ce qu’elle est, les auteures n’ont pas plus sombré dans la mode victimaire si répandu dans les chapelles. Elles auraient pourtant pu s’y adonner sachant qu’à la fin du XIXe siècle, début XXe, les femmes n’avaient ni le droit de vote ni de reconnaissance juridique. À cet égard, la disparité entre les carrières de Joséphine et de Raoul est éloquente. Alors que le second est nommé à plusieurs postes officiels, il n’en va pas de même pour la première qui a des choix plus limités, pour dire le moins. Loin de s’en plaindre, elle en fera plutôt, avec l’éducation, le français, l’accès aux livres gratuit, aux arts et à la culture, les combats de sa vie. En un mot, les auteures racontent l’histoire de ce couple sur la base d’idées et de valeurs qui étaient les siens et non les nôtres. Cette hauteur de vue les honore et je me devais de le souligner.
Martin Lemay
Essayiste