L’effondrement provincial

Le naufrage était inévitable. L’échec est désormais consommé. Le remaniement du désespoir aura un effet accélérateur. Le projet de François Legault se fracasse sur le reniement même qui lui a donné naissance. Le gouvernement caquiste vient de foncer dans son destin. Il n’en restera rien que ruines et désolation. Le Québec aura perdu de précieuses années à s’être laissé entraîner dans une chimère. L’autonomisme n’a jamais été qu’une voie d’évitement et une rhétorique de maquillage au renoncement à se gouverner soi-même.

Le leader autoproclamé du pragmatisme a fait la démonstration du contraire de tout ce qui lui servait à réduire le destin de son peuple à du bidouillage de sondages. Il n’avait à la bouche que le mot économie, il ne laisse que des projets toxiques conçus par un « génie du montage financier » parti toucher sa rente. La main sur le cœur, il promettait de redonner fierté, il n’inspire que la honte du spectacle qu’il donne d’un homme totalement dépassé par les circonstances et le poids qu’elles exercent sur les devoirs de sa charge. Il mérite son sort.

Le Québec caquiste s’effondre par pans entiers. Certes, l’incompétence et les partis-pris idéologiques simplistes du tout au marché y sont pour quelque chose. Mais la grogne qui monte devant les infrastructures en démanche, le haut-le-cœur qu’inspire le sort fait aux élèves encore plus qu’aux écoles et son à-plat-ventrisme devant Ottawa ne doivent pas faire écran. Ce qui arrive est dans le désordre normal des choses dans le régime canadian dans lequel nous sommes enfermés. Les crises se succèdent, se télescopent et engendrent un défaitisme délétère. La confiance collective et la juste appréciation de nos capacités d’action sont minées par la résignation à la médiocrité. La minorisation n’est pas une voie de développement. Et c’est pourtant ce à quoi le projet caquiste et tous les inconditionnels du Canada consentent.

L’autonomisme n’a rien rapporté. Legault n’a rien obtenu de ce qu’il a demandé. En culture, en immigration, en transferts fiscaux et financiers, il s’est fait envoyer sur les roses avec une désinvolture que ne pouvait endurer qu’un ambitieux qui a renoncé à son honneur. Au-delà de ce que ce premier ministre désarmé peut inspirer, c’est ce que sa déconfiture nous dit du Québec qu’il faut examiner. Et ce que l’échec caquiste révèle au-delà de la simple constatation des dommages causés par son incompétence et son renoncement à combattre, c’est que le gouvernement du Québec n’a plus les moyens de ses responsabilités mêmes provinciales. Il n’est même plus possible de se consoler avec les poncifs de la culture managériale : les tableaux de bord ne font pas apparaître les ressources, les plans stratégiques et autres bidules de gestion ne donnent ni les pouvoirs ni les marges de manœuvre.

Dans les faits comme en droit, le Québec ne se gouverne plus qu’avec les moyens que le Canada lui laisse et dans un cadre élaboré sans lui et pour le vassaliser. Il ne se gouverne plus qu’avec le consentement d’Ottawa. L’adoption de la loi C-5 ne fait pas que pousser de plusieurs crans la centralisation, la nouvelle loi met le Québec en tutelle. Ce n’est pas seulement l’épée de Damoclès qui s’alourdit comme on pourrait le croire en réfléchissant seulement dans les termes de la centralisation. C-5 ne fait pas que concentrer des pouvoirs, il place le Québec dans un carcan. Rien de ce que l’Assemblée nationale pourra décider ne tiendra si cela entre en conflit – ou même en tension – avec les orientations canadian. C-5 vient compléter l’arsenal mis en place par la constitution imposée, le renvoi à la Cour Suprême et le Clarity Bill. Le dispositif de domination est entièrement déployé. À l’image de ces mollusques qui digèrent leurs proies en les enveloppant de l’estomac qu’ils projettent à l’extérieur de leur corps, le Canada tient désormais le Québec dans une gangue toxique et corrosive.

Tous les grands instruments de la Révolution tranquille sont désormais exposés aux stratégies d’exodigestion. Les deux plus puissants leviers créés pour soutenir notre émancipation et notre capacité à décider par nous-mêmes sont non seulement convoités par Ottawa, ils sont offerts par la CAQ. La Caisse de dépôt plus ou moins rapidement attirée dans l’orbite de la Banque d’infrastructure du Canada, sous l’œil complaisant des « pragmatiques » qui pensent que l’argent québécois ne devrait pas avoir de patrie. Hydro-Québec que le plan Sabia et le génie des comptables « éclairés » de la CAQ amènent à s’offrir aux bras de la même Banque (bien pensée par le même Sabia) pour financer en partie la transaction de Churchill Falls et les projets de lignes de transmission. La privatisation d’une partie des infrastructures de production d’énergies renouvelables, passe aussi par les manœuvres d’Ottawa qui offre des crédits d’impôt pour s’ériger en partie prenante et se faire complice du démantèlement de notre pacte de l’électricité. La politique énergétique du tandem Fitzgibbon/Legault ne conduira le Québec qu’au renoncement à lui-même.

Avec C-5, Ottawa pourra annexer tout l’appareil énergétique du Québec dans un arrangement qu’il peut imposer et qu’il imposera, si le Québec ne sort pas du Canada. Derrière la douce expression de corridor énergétique, le Canada s’autorise à faire porter au Québec une énorme part des risques environnementaux associés aux pipelines, gazoducs et autres équipements qu’il pourra imposer au nom de son « intérêt national » tout en l’enveloppant dans le lénifiant critère de l’acceptabilité sociale. Ce sera, à n’en jamais douter, un consensus canadian qui prévaudra, et il ne manquera pas de savants érudits pour nous expliquer que consensus ne veut pas dire unanimité, et que l’appartenance à la fédération porte son obligation de solidarité…

Le domaine énergétique est certes névralgique pour la maîtrise du développement économique, mais il n’est pas le seul, loin de là. La conduite d’Ottawa, dans les domaines numérique et du droit d’auteur, en particulier, fait peser sur l’avenir de la culture des périls immenses. Le Québec ne peut plus laisser Ottawa parler à sa place, laisser se déliter les potentiels que son inaction gaspille. Sous plusieurs aspects névralgiques le milieu de la culture traverse une véritable crise existentielle. Le consentement à la minorisation conduit à une marginalisation qui, à terme, nous enfermera dans une survivance folklorique que la submersion migratoire et la démission linguistique d’une trop grande partie de l’élite annoncent d’ores et déjà aussi bien dans les habitudes de fréquentation que dans les références. L’américanisation par les GAFAM n’a pas la même résonance pour nous que pour les Canadians. Il faut une singulière dose d’aveuglement volontaire pour continuer de soutenir qu’il y a une convergence d’intérêt.

À cet égard, la servilité bovine avec laquelle François Legault s’est rangé derrière Carney et aux côtés de Ford dans la guerre commerciale n’est rien de moins qu’humiliante. La mièvrerie des appels à l’union sacrée devant la menace américaine n’a d’égale que la naïveté de penser que le Canada qui estime avoir réglé la question du Québec veut et voudra faire autre chose que de se servir de lui comme matériau et monnaie d’échange, certain qu’il est que les autonomistes ne se battront pour rien. Si d’aventure et par on ne sait par quel sursaut de dignité l’envie lui en prenait, tout le monde à Ottawa comme à Toronto pense que le dispositif de soumission est à l’épreuve des velléitaires auxquels on réduit en ces lieux tous ceux qui invoquent une quelconque différence québécoise. Le mépris ouvert n’est même plus nécessaire. L’indifférence suffit.

Il est à peine croyable de penser que Carney ait réussi à accroître le budget militaire pour recueillir sans le moindre effort de l’autonomiste en chef le sourire béat du gérant qui rêve de pouvoir offrir de gros salaires, pas la maîtrise d’œuvre. Une maîtrise, du reste, qui n’a aucune pertinence dans notre tradition politique et qui jettera le Québec dans les rouages d’un complexe militaro-industriel canadian dont le centre de gravité ne se trouvera nulle part ailleurs qu’en Ontario. Laisser Ottawa porter le budget militaire au chiffre fétiche de Trump (5 %), c’est à coup sûr placer le Québec à la merci des manœuvres de réduction des transferts fédéraux (pourtant constitués au quart par ses impôts). Rester dans le Canada à ce prix, c’est choisir délibérément de brader nos outils de protection et de solidarité sociale. Mais pour les inconditionnels, le Québec ne paie jamais trop cher pour rester dans cette maison de fous. Il faut vraiment haïr la liberté pour refuser ainsi de se faire confiance, pour se laisser domestiquer dans un enclos de forfaitures.

La province de Québec est à sa place et y restera. François Legault aura bien du mal à produire des simulacres. Il se retrouve dans la même position que les libéraux de Pablo Rodriguez. Tous deux sont condamnés à tenter de maquiller la médiocrité à laquelle nous condamne la gestion provinciale, c’est-à-dire la combinaison toxique du manque de moyens, de l’absence de contrôle et de l’enfermement dans des solutions bancales présentées comme compromis. Pour le premier, il ne reste que les simagrées, pour le second il s’agit de trouver les moyens de faire des propositions politiques qui ramèneront les Québécois au rang de grosse minorité bien traitée. À cet égard, il est évident que la démographie et le temps jouent pour lui. Pour les Québécois qui ne veulent pas voir, pour ceux qui refusent de faire l’effort de lire la condition commune et pour tous les autres qui sont tentés de démissionner devant les immenses défis que le délabrement libéral/autonomiste laisse en héritage, la voie est tracée. Ce ne sera pas la joie, aucun peuple ne régresse dans la dignité.

C’est le défi et le devoir des indépendantistes de déchirer les voiles qui séparent trop de Québécois d’eux-mêmes. Cela ne se fera que par les appels au dépassement lancés dans une politique de la dignité retrouvée. Et ces appels, ce sont vers le peuple qu’ils doivent être dirigés. Il faut que le Parti Québécois et tous les indépendantistes cessent de se laisser entraîner dans la logique du dialogue frelaté entretenu par la propagande canadian. Il faut sortir le Canada du Québec pour pouvoir sortir le Québec du Canada. Il faut quitter le narratif canadian et les élucubrations sur le référendum consultatif. C’est un cadre de pensée qui nous conduit directement dans un guet-apens, qui envoie le mouvement souverainiste dans un cul-de-sac où Ottawa l’attend. C’est élémentaire : ne pas aller où nos adversaires nous attendent. Et cela passera par une pratique politique qui assumera entièrement et ouvertement le conflit de légitimité. Le Canada est une puissance usurpatrice dont nous n’avons plus à considérer le dispositif qu’il a mis en place comme un cadre de pensée. Il a envahi à peu près tous les champs de compétence définis par une constitution qu’il nous a imposée et qu’il piétine sans vergogne. Il est absurde de voir l’Assemblée nationale tenir des débats strictement provinciaux pendant qu’Ottawa fait ce qu’il veut de nos impôts et s’en sert pour financer l’érosion de ses pouvoirs.

Il faut mettre le Québec uniquement en dialogue avec lui-même, avec ses besoins, ses aspirations et ses intérêts. Le prochain rendez-vous électoral ne doit pas être vu ni même abordé dans un cadre narratif dominé par le référendum. C’est une préoccupation canadian. Ce qui est en train de se recomposer, c’est une force pour réaliser l’indépendance. Le programme à mettre en place, les débats et la mobilisation qu’il faut tenir ne doivent pas se perdre dans les arguties des commentateux et des fédéraux de tout acabit. L’indépendance, il faut la préparer et c’est ce qu’un mandat électoral doit accorder. C’est l’élection qui confère la légitimité d’agir. L’engagement, c’est de constituer le coffre à outils, d’offrir un portrait clair de ce qu’il faut mettre en place pour réussir l’indépendance. Et de la faire. Il faut en finir avec l’approche de la boîte noire qui a toujours permis aux adversaires de la liberté de brandir tous les spectres d’un pays du Québec comme un enfer. Il faut que les citoyens sachent comment fonctionnera la république à naître. Il est clair que le résultat de ce travail devra et sera soumis à l’approbation populaire. L’enjeu n’est pas d’obtenir un oui à quelque chose, mais d’officialiser un consentement à se réaliser dans le pays qui sera nôtre.

Ceux-là qui se drapent dans la rhétorique du respect de la démocratie, c’est-à-dire dans le contexte de la politique réelle, dans le cadre de la légitimité canadian confondent ou tentent de faire confondre le sens d’un référendum consultatif et celui d’une consultation visant à officialiser la volonté du peuple. Et de le faire dans les seuls paramètres de l’exercice de l’autodétermination. Le gouvernement est élu pour agir, c’est le mandat qu’il sollicite et c’est son action qui sera sanctionnée. Le peuple sera appelé à se prononcer dans le format et les modalités que son gouvernement légitimement élu choisira. Ce choix sera fait selon sa volonté, pas dans les paramètres d’un ordre illégitime. En termes plus prosaïques : le gouvernement enclenche, la sanction populaire déclenche. C’est une démarche qui a l’avantage, en outre, de désamorcer une bonne part de l’arsenal fédéral, élaboré et conçu pour contrer un référendum consultatif.

La prochaine élection, n’en déplaise aux forces qui voudraient la transformer en référendum sur le référendum, ne sera pas celle de la bonne gouvernance provinciale. Car une telle bonne gouvernance est impossible, le régime provincial a atteint sa limite. Il a terminé sa vie utile. Le gouvernement de la province de Québec est d’ores et déjà réduit à n’être plus que l’instrument d’un Canada qui ne veut plus rien entendre de voir notre peuple se conduire autrement qu’en clientèle facile à effaroucher. Ce n’est pas notre pays et il est grand temps d’en prendre acte. Si nous pensons former une nation et si nous voulons en créer l’instrument essentiel, un État pour incarner notre destinée, nous n’avons que cette voie. Celle où les autonomistes nous ont conduits n’en est pas une, c’est une ornière. Le demi-État diminué par leur faute ne sera rien de plus qu’un édifice chambranlant dont les fondations ne cesseront d’être minées par la volonté de l’État de tutelle qu’est Ottawa. Le gouvernement de la province continuera certes d’exister, mais il ne sera plus le lieu de construction et d’expression de la volonté nationale des Québécois et des Québécoises. Au mieux sera-t-il pour un temps le théâtre d’une survivance, d’une aventure de quelques siècles qui finira sur un non-lieu.

La prochaine élection devra être et sera notre première élection nationale. L’effondrement provincial est chose amorcée et irréversible dans le régime canadian. Il faut en sortir si nous voulons vivre.

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