Nous perdons une génération. Si nous ne faisons rien, nous perdrons les suivantes. Les jeunes nés après 1996 (la génération Z – dont je fais partie) ont glissé hors de la sphère culturelle québécoise. La raison de cet égarement : Internet. Bien sûr, ce n’est pas le seul coupable, mais il est trop souvent ignoré et il devient impératif de remettre les pendules à l’heure sur le rôle qu’a joué Internet dans la fracture intergénérationnelle que nous observons présentement et de là, essayer de trouver des solutions pour sortir de cette impasse.
Nous croyons à tort qu’Internet est une sorte de place publique virtuelle où toutes les cultures, sur un pied d’égalité, peuvent se rencontrer et échanger entre elles. Il n’y a rien de plus faux. Ce monde virtuel est encore dépendant du monde physique et est donc condamné à en répliquer les inégalités en les exacerbant. Par exemple, sur la planète, le groupe linguistique dominant est l’anglais : 16,5 % de la population mondiale parle la langue1 (à ne pas confondre avec la langue maternelle, là où le mandarin domine largement). Mais sur Internet, cette dominance linguistique se retrouve multipliée : c’est près de 60 % des pages web qui sont rédigées en anglais2 ! À titre de comparaison, le français est parlé par 3,6 % de la population mondiale et les sites web ayant comme langue primaire le français représentent 3,4 % de l’ensemble du contenu. Le virage numérique est donc très bénéfique pour le rayonnement de l’anglais à l’international, beaucoup plus que pour toute autre langue.
Cette situation a des répercussions concrètes pour l’internaute. Il peut arriver qu’il se heurte à des barrières linguistiques dans ses recherches, l’information recherchée étant principalement disponible dans la langue de Shakespeare. Le phénomène est particulièrement flagrant sur Wikipédia où le changement de langue permet de constater à quel point certains articles sous-développés en français deviennent très touffus lorsque la langue du site est changée à l’anglais. Cette hégémonie anglophone est principalement américaine. Par leur culture du self-made man, du American dream ou par leur libéralisme décomplexé (la raison n’est pas importante), les Américains ont vu dans le web une nouvelle frontière qu’ils pouvaient coloniser – au même titre que ce qu’a pu représenter le Wild West au XIXe siècle – et ils ont rapidement su se tailler une place de choix qu’ils occupent encore aujourd’hui. Leur prépondérance originale sur le web a rapidement fait d’eux le groupe dominant et cette dominance initiale a créé un pôle d’attraction qui n’a fait qu’accroître leur importance culturelle et linguistique.
Il suffit de passer quelques heures sur des forums de discussions ou sur des réseaux sociaux pour voir l’ampleur du phénomène. Les conversations se déroulent souvent en anglais, mais il n’est pas rare de remarquer que beaucoup d’utilisateurs n’ont pas l’anglais comme langue maternelle. Ils l’adoptent seulement pour pouvoir échanger avec les autres, puisque c’est la langue dominante en ligne, au même titre qu’elle l’est dans les échanges internationaux. Ce transfert s’observe également chez les producteurs de contenu. Ceux-ci, souhaitant générer le plus de revenus possibles orientent leur contenu vers le public le plus large possible et adopte l’anglais (devenu la langue numérique « par défaut ») afin de maximiser leurs possibilités de revenus.
Internet comme canon culturel
Avec Internet, nous assistons à un délestage des autres transmetteurs de culture traditionnels que nous avions autrefois. Ce délestage est davantage accentué chez les jeunes, ce qui expliquerait la « fracture intergénérationnelle » dans ce nouveau rapport à la culture. Les jeunes ne regardent plus la télévision par câble, le système de câblodiffusion québécois est voué à s’éteindre à mesure que les plus vieilles générations disparaitront3. La radio est elle aussi sur le déclin4 et l’État fait un piètre travail en matière de transmission de culture. Les chiffres confirmant cette montée en puissance d’Internet sont d’ailleurs clairs : la majorité des Québécois passe plusieurs heures par jour sur le web5 ! C’est donc là désormais que se fait l’éducation culturelle du citoyen moyen, bien plus qu’à la télévision ou à la radio.
En plus d’être exposé à leur langue, l’utilisateur d’Internet moyen sera constamment mis devant les idées, les idéologies, les nouvelles, les scandales, les divertissements, les musiques, les rumeurs, les habitudes, les expressions, les compagnies, bref, il sera exposé au mode de vie des Américains. C’est une véritable incubation dans leur culture que nous faisons quotidiennement et qui encourage l’adoption de leurs codes culturels. L’utilisation numérique étant plus accrue chez les jeunes, il n’est pas étonnant que ceux-ci, au Québec, soient si bilingues6 !
Mais cette conversion à l’idéologie américaine est également observable dans d’autres pays qui ne sont pas anglophones. Prenons le cas de l’Allemagne, de la France et de l’Espagne. Hormis quelques exceptions, on retrouve toujours les mêmes pages web dans le palmarès des sites les plus consultés : Google, YouTube, Facebook, Amazon, Twitter, Wikipedia7 8 9. Des compagnies américaines qui imposent leur hégémonie partout dans le monde virtuel. Ces entreprises imposent leur culture et encourage un modèle de contenu souhaité conforme avec leur vision.
Nous avons un écart de plus en plus profond entre une jeunesse qui s’américanise de jour en jour et des aînés moins à l’aise sur le web qui continuent d’écouter le câble, la radio et qui jouissent de la même culture commune qui autrefois liait l’ensemble de la population québécoise. Chez les jeunes, c’est Internet qui remplit cette fonction de canon culturel et qui usurpe la place de toutes les autres. Or, ce nouveau canon ne promeut pas une culture nationale (propre au Québec), mais bien internationale (avec un énorme rapport de force au profit des États-Unis). Le phénomène est d’une telle ampleur qu’un jeune Québécois branché sur Internet aurait probablement plus en commun sur le plan culturel avec un jeune Allemand comme lui qu’avec son grand-père bien québécois qui lui écoute encore la télé traditionnelle. C’est notre culture nationale qui s’effrite au profit des États-Unis. Pas surprenant d’ailleurs que nos jeunes ne connaissent même plus Véronique Cloutier, qui est pourtant partout dans les médias québécois10…
L’importation de l’idéologie woke en provenance des États-Unis, que les chroniqueurs québécois ne cessent de décrier, s’est faite par Internet et ce n’est pas pour rien que le courant est si étroitement associé à la jeune génération. Ce nouveau rapport à la culture sape la nôtre et tous les efforts que nous tentons de faire pour la protéger. Selon cette idéologie, toute idée s’apparentant à un protectionnisme linguistique ou culturel serait une preuve de racisme ou d’intolérance. L’argument pourrait peut-être tenir la route aux États-Unis, mais au Québec, ce serait faire preuve d’une piètre connaissance de notre histoire et de notre combat. C’est Bernard Landry qui croyait que sur le long terme, la cause de l’indépendance gagnerait, car elle faisait beaucoup d’adhérents chez les jeunes. Malheureusement pour lui, il comptait encore sur l’idée de la transmission de la culture, de la reprise du combat, qui s’effectuait d’une génération vers la prochaine. Il n’avait pas prévu qu’Internet constituerait un outil massif d’assimilation brisant le cycle de transmission héréditaire. Ainsi, nos jeunes sont de plus en plus éloignés de leurs aïeux sur le plan culturel. Les vieux sourcillent en entendant les idées nouvelles (et américaines) des jeunes et ces derniers accusent les vieux d’être complètement déconnectés de la réalité. La fracture intergénérationnelle se creuse. Internet, l’outil de conversion idéologique américain par excellence, y est pour beaucoup. Il faut être lucide : nous ne sommes plus maîtres chez nous.
Comment s’en sortir ?
Comment faire d’Internet un allié à notre culture plutôt qu’un ennemi ? On pourrait certes prendre exemple sur la Chine. Régime totalitaire et tentaculaire, le gouvernement chinois a bien compris, lui, les dangers que représentent Internet sur le plan culturel, mais également politique. Car si le risque d’assimilation culturel dont il est question peut certainement nuire à la cohésion sociale, comme ça s’avère être le cas, l’exposition aux libertés démocratiques des autres pays occidentaux pourrait également amener des troubles politiques. Le gouvernement chinois choisit de limiter l’accès à Internet en contrôlant et triant tout ce que les utilisateurs peuvent voir. Les Chinois ont leurs propres réseaux sociaux, leurs propres publicités et leurs propres nouvelles. Est-ce vraiment la solution que l’on souhaite ? Mais n’empêche qu’une réduction des libertés individuelles est à prévoir si nous souhaitons conserver notre intégrité sur le web.
Le projet de loi-C11 sur la radiodiffusion, présentement étudié au Sénat, pourrait être une solution réaliste et modérée qui irait en ce sens. Le but de cette loi est de promouvoir la culture canadienne à travers Internet. Un exemple concret de son application pourrait entraîner, par exemple, une modification à l’algorithme de YouTube afin de favoriser l’affichage de vidéos canadiennes sur la page d’accueil de ce populaire site web. Évidemment, en forçant la promotion des vidéos canadiennes, on réoriente en quelque sorte le cryptique algorithme qu’emploie YouTube afin de personnaliser notre page d’accueil pour le mettre au profit d’intérêts nationaux. Il pourrait devenir plus difficile de trouver des vidéos non canadiennes et ce qui nous serait proposé serait moins taillé sur mesure pour nous et davantage dans le but de répondre au critère de « canadienneté ».
En somme, on parle d’une loi qui viserait à restreindre ce que le citoyen peut et ne peut pas voir. Sauf qu’on ne peut ménager la chèvre et le chou. Les tenants de la culture canadienne peuvent difficilement militer contre la « censure » numérique qu’amènerait C-11, car la pleine liberté de navigation de l’utilisateur, comme c’est le cas en ce moment, ne fait que profiter aux États-Unis. Un peu à la manière de la configuration politique et linguistique actuelle au niveau de l’étude postsecondaire qui favorise seulement le transfert linguistique vers l’anglais. L’idée dans le cas numérique, comme c’est le cas pour ceux qui souhaitent étendre la loi 101 aux cégeps et aux universités, est de restreindre en partie la liberté de l’utilisateur afin de mieux promouvoir notre culture et/ou notre langue.
C’est ce que fait, d’ailleurs, la câblodiffusion à l’heure actuelle. Il est plus difficile, en utilisant le câble et en zappant à travers les canaux, de trouver des postes entièrement anglophones qu’en cherchant du contenu sur Internet. Ce système avait pour effet de mettre les chaînes québécoises au premier plan, mais avec l’avènement d’Internet, la liberté de l’utilisateur est décuplée puisque celui-ci peut voir l’entièreté du contenu mondial disponible. Nous nous sommes tellement habitués à ce « débrouillage » perpétuel des canaux et à cette exposition constante aux autres cultures qu’un retour en arrière nous semble inconcevable et une atteinte à nos « droits » individuels, « droits » pourtant très récents.
Dans un tel contexte de libertés individuelles, comment une production Radio-Canada comme Avant le crash offerte sur tou.tv peut-elle rivaliser avec des phénomènes télévisuels américains (et donc mondiaux) comme Stranger Things ? Évidemment, les émissions québécoises réussissent tout de même à trouver un public dans la configuration actuelle, mais la compétition est franchement déloyale tant sur le plan du budget de production que de la diffusion. Pourtant, c’est justement ce problème que le câble réussissait autrefois à pallier. Ainsi, il serait préférable de recréer cette configuration sur l’Internet canadien. Le but de C-11 n’est pas non plus de rendre l’accès à une série comme Stranger Things impossible. Le projet vise avant tout à promouvoir la culture canadienne et à mettre de l’avant nos productions.
Or, d’un point de vue québécois, C-11 n’est pas parfait. Dans sa forme actuelle, le projet de loi vise à « répondre aux besoins et aux intérêts de l’ensemble des Canadiens – notamment des Canadiens qui sont issus des communautés racisées ou qui représentent la diversité de par leurs antécédents ethnoculturels, leur statut socio-économique, leurs capacités et handicaps, leur orientation sexuelle, leur identité ou expression de genre et leur âge ». Plus loin, on rajoute que C-11 doit « favorise[r] la présentation aux Canadiens d’émissions canadiennes dans les deux langues officielles – notamment celles créées et produites par les communautés de langue officielle en situation minoritaire du Canada – de même qu’en langues autochtones11 ».
En somme, il y a une volonté de perpétuer l’idéologie multiculturaliste d’Ottawa sur le web clairement énoncée par ce vague « répondre aux besoins et aux intérêts de l’ensemble des Canadiens ». Et soyons clair, il n’y a rien de mal à donner plus de visibilité aux communautés racisées ou toute autre communauté en situation minoritaire (les Québécois y compris), mais le problème, c’est qu’il se crée une concurrence à travers le contenu canadien lui-même. Plutôt que de promouvoir le contenu canadien tout court, ce qui serait la forme idéale de la loi, C-11 a des ambitions explicitement politiques. Ainsi, qu’arriverait-il à une vidéo faite par un Québécois visant à promouvoir la loi 21, sachant que le gouvernement fédéral est ouvertement contre cette loi ? La vidéo promeut certes « les communautés de langue officielle », mais répond-elle vraiment « aux besoins et aux intérêts de l’ensemble des Canadiens » ? C’est dans ce flou législatif que repose tout le problème. Dans le texte de la loi en ce moment, le CRTC aurait les moyens et le droit de régir un tel contenu créé par un utilisateur12.
De plus, l’ambiguïté du projet de loi sur cet aspect fait de C-11 une loi pouvant être brandie par n’importe quel gouvernement en place pour ainsi régir le contenu numérique en fonction de ses orientations politiques. On parlerait ici d’une vraie censure, pas seulement culturelle, mais également politique. Que l’on soit d’accord ou non avec la loi 21 n’est pas important. Ce qui importe, c’est que sous le couvert de la promotion de la culture canadienne, la loi C-11 cherche présentement à promouvoir l’idéologie trudeauiste, ce qui, au final, serait néfaste pour la diversité d’opinions du Canada, mais encore plus pour le Québec, province régulièrement en désaccord avec Ottawa. Mentionnons également qu’il se créerait un même rapport de force entre Canadiens anglophones et Canadiens francophones au sein de cette promotion culturelle qui, comme au Canada, se ferait au profit des anglophones étant donné leur supériorité numérique. La langue et la culture québécoise se retrouveraient encore perdantes et noyées dans un univers majoritairement anglophone.
La solution, la vraie, pour assurer le salut de notre culture sur le web, serait un projet de loi entièrement québécois qui saurait faire la promotion du contenu francophone tout court. Le but n’est pas de faire de la conversion idéologique ou de manipuler l’opinion publique, mais de rendre prédominant le contenu numérique québécois lorsque nous sommes en sol québécois. Certes, il y aura toujours des utilisateurs pour utiliser des VPN et échapper à cette nouvelle loi, mais leur nombre est si faible qu’il est négligeable.
Le problème d’une telle loi, dans le contexte actuel, c’est que le gouvernement canadien a un pouvoir résiduaire qui lui confère le contrôle exclusif de tous les nouveaux champs de compétences susceptibles d’apparaître au fil des années. L’arrivée d’Internet n’a pas échappé à cette règle. Et donc, encore une fois, la solution reste la même : l’indépendance.
Puisqu’Internet s’impose comme le futur transmetteur unique de la culture, il devient essentiel de pouvoir le contrôler afin qu’il puisse servir nos intérêts culturels et linguistiques, comme nous l’avons fait pour la télévision, pour la radio et pour l’éducation. Or, le seul moyen de reprendre contrôle d’Internet se trouve dans une loi avancée par un Québec indépendant qui viserait la promotion du contenu francophone tout court, peu importe l’ethnie, la religion ou l’opinion de l’auteur. Il est peut-être trop tard pour ma génération, déjà assimilée à la culture anglophone et américaine, mais il y a peut-être encore espoir pour les prochaines et ainsi préserver notre langue et notre culture.
4 Centre d’études sur les médias https://www.cem.ulaval.ca/publics/portraits_sectoriels/radio/#:~:text=De%202008%20%C3%A0%202019%2C%20son,les%2050%20ans%20et%20plus.