Artiste en art visuel, intervenant social, animateur, auteur
Qu’est-ce qu’une idéologie ? Le Petit Larousse nous dit que c’est un « système d’idées constituant un corps de doctrine philosophique et conditionnant le comportement individuel et collectif ». Le Petit Robert apporte d’autres éléments éclairants dans la définition qu’il en donne : « Ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe ». L’idéologie est un corps d’idées normatif qui a le pouvoir (on lui donne ce pouvoir ?) de conditionner une population donnée dans sa façon de penser et dans son comportement. Les systèmes d’idées sont cependant relatifs puisqu’associés à une époque, une société ou une classe dominante. Par conséquent, cela signifie qu’ils sont mouvants, en continuelles transformations, impermanents et donc appelés à disparaître et à faire place à de nouvelles idéologies.
Aujourd’hui, au Québec, mais aussi partout dans le monde, plusieurs idéologies s’immiscent dans nos vies à notre insu et occupent nos têtes. Elles peuvent être de plusieurs ordres et se conjuguer entre elles : le capitalisme néolibéral, les fondamentalismes religieux, le dogmatisme théologique, le racisme, le patriarcat, le progrès comme panacée à tous les maux de l’humanité, la sécurité nationale, la croissance économique, etc. Ainsi, nous fonctionnons quotidiennement la tête pleine d’idées préconçues qui nous dicte ce que nous devons penser, ce que nous devons faire. Conditionnés par ces idées (aliénés par elle ?), trop souvent, nous les véhiculons sans nous questionner sur leur pertinence, leur validité et leur légitimité. Par exemple, nombreuses sont les personnes qui véhiculent l’idée que les gens à l’aide sociale sont tous des paresseux et des profiteurs ou encore, si l’on trouve du pétrole ou d’autres ressources naturelles (comme au nord du Québec), qu’il faut nécessairement les exploiter peut importe les conséquences environnementales. D’où viennent ces croyances ? À qui profite vraiment ce genre d’allégations ? Qui a intérêt à faire circuler ce genre d’idées ? De quoi notre attention est-elle alors détournée ? À quoi devenons-nous dociles lorsque nous nous soumettons à ces idées ? Dans une perspective d’analyse critique, voilà autant de questions que nous devons nous poser pour déraciner les prêts-à-penser qui circulent dans la société et que nous avons la fâcheuse tendance à intérioriser sans prendre de distance vis-à-vis d’eux.
L’austérité
Afin d’illustrer notre propos, prenons pour exemple les politiques d’austérité du gouvernement du Québec. Nous pourrions débattre longuement du pour et du contre de ces politiques, mais tel n’est pas l’objet de cet article. À ce propos, il me semble important et plus éclairant de saisir que l’austérité n’est ni une nécessité, ni une fatalité, mais une idéologie qui repose sur la croyance qu’il faut absolument réduire la taille de l’État, diminuer les dépenses afin d’éponger la dette. Nous n’aurions pas le choix. Est-ce vraiment le cas ?
Autre constatation essentielle. Lorsque cristallisée comme représentant une vérité indéniable, les systèmes d’idées (idéologie) engendrent un aveuglement sur la réalité et nous enferment dans un cadre de pensée au sein duquel nous ne sommes pas maîtres des idées que nous véhiculons (c’est ce que nous appelons l’aliénation). Celles-ci s’imposent à nous de l’extérieur et nous les intériorisons sans nous questionner à leur égard. L’enfermement idéologique amène à confondre les idées avec la réalité. On force ainsi le réel à entrer dans le cadre étroit idéologique. Il y a idéologisation du monde. Cet aveuglement conceptuel sur le réel, car c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est pas sans effets néfastes. Saccages environnementaux, réchauffement climatique, exploitation de travailleurs/travailleuses en divers endroit du globe, oppression politique, profilage racial, exclusion sociale ne sont que quelques-unes des conséquences de nos aveuglements idéologiques. C’est, entre autres, pourquoi, comme l’a affirmé l’économiste Joseph Stieglitz, « l’austérité est une idée toxique », comme le sont toutes les idéologies lorsqu’on en fait des absolus.
Par ailleurs, tout enfermement idéologique tue la capacité créative humaine et toute vision à long terme face aux défis communs à relever. Nous confondons les recettes idéologiques plaquées sur le réel avec de véritables solutions créatives et constructives. De plus, la capacité d’innover, la capacité d’inventer et d’emprunter de nouveaux chemins, la capacité de remettre nos concepts en question, c’est-à-dire la distance critique nécessaire vis-à-vis de soi-même et des idées que nous véhiculons, la nécessité d’une éthique de la vie bien enracinée au cœur des personnes, de la société et du monde sont alors inévitablement écorchées et souvent considérées suspectes.
Tout enfermement idéologique engendre aussi invariablement un rétrécissement tragique de l’horizon commun. Le devenir sociétal s’en trouve dès lors orienté vers un entonnoir qui peut conduire vers des formes particulières de dépression collective. Tout se conjugue alors comme si les choses ne pouvaient être et se faire autrement. Ce n’est pourtant pas le cas.
Concrètement, l’enfermement dans le cadre des idées concernant l’austérité détourne le regard vers des cibles statistiques (croissance, performance à la bourse, cotation du Québec vis-à-vis des prêteurs, dette, déficit, productivité, etc.) que l’on confond avec la vraie vie au détriment du mieux-être concret des gens, du respect de leur dignité, de la qualité et du respect de l’environnement et du bonheur individuel et collectif. L’idéologie avant la vie ! Bien sûr, ce n’est pas ce que l’on va dire, mais il suffit d’observer les résultats des politiques d’austérité partout où elles ont été imposées dans le monde pour prendre toute la mesure d’un tel aveuglement.
La complexité du réel
Les choses se passent comme s’il n’y avait plus rien de sacré que le marché et le capital, ces absolus (dieux) que nous ne pouvons ni questionner ni critiquer. Adhérer aux doctrines du sacro-saint marché et du capital au sein desquels s’inscrit l’idéologie d’austérité économique du gouvernement du Québec c’est s’inscrire dans l’ordre de la vérité avec un grand V. Rappelons-nous le discours doctrinaire des « lucides ». Dès lors, plus de dialogue possible. Trop souvent, qui s’inscrit dans l’ordre de la Vérité impose ses idées de façon dominatrice. Cela est, entre autres, une forme d’intolérance intellectuelle à l’égard de toutes autres idées que celles qui sont acceptables dans le cadre idéologique dominant. L’idéologie de l’austérité s’inscrit dans cette perspective. C’est là une forme contemporaine de violences structurelles. Au nom des dieux, on laboure la terre de la réalité pour la rendre conforme aux cadres du système d’idées qui nous rend aveugles.
Il ne s’agit cependant pas d’une fatalité. Toutefois, pour qu’il en soit autrement, il est fondamental de saisir de l’intérieur de soi que la réalité n’est pas réductible à une série d’idées, aussi attrayantes soient-elles. Le réel est toujours plus que ce que nous pouvons en dire. Nous ne pouvons réduire la complexité du réel à une série d’idées. Cette constatation devrait nous inciter à faire preuve de plus de vigilance vis-à-vis des systèmes d’idées, à plus d’humilité lorsque nous occupons des postes de pouvoir et à ne pas imposer nos idées comme si nous détenions LA Vérité et donc LA solution aux problèmes auxquels nous sommes collectivement confrontés. L’humilité nous invite plutôt à faire preuve de transparence, d’ouverture, à débattre, à écouter et à trouver des pistes de solutions ensemble et non à imposer les nôtres avec entêtement sous prétexte « que nous avons été élus pour gouverner, alors laissez-nous gouverner ». Cette attitude ressemble à s’y méprendre à de l’arrogance plutôt qu’à une direction éclairée mettant en pratique une véritable éthique de la gouvernance démocratique.
Comme tous les systèmes d’idées, l’austérité va faire son temps, mais non sans avoir provoqué un certain nombre de dégâts, puis on va la reléguer aux oubliettes pour ce qu’elle est, un aveuglement tragique. Tout enfermement idéologique est un poison qui nous fait rejeter à l’arrière-plan la primauté du vivant, la dignité humaine, la solidarité collective, le respect des écosystèmes – ces terreaux essentiels au maintien d’une vie de qualité sur cette planète –, comme si ces primats ne constituaient pas l’essence même du sens de notre passage en ce monde. La réalité n’est pas une idéologie, mais une expérience à vivre pleinement les deux pieds bien enracinés dans la terre grasse de notre commune humanité.