Président de FACiL. Texte produit dans le cadre de la soirée-débat des Intellectuels pour la souveraineté (IPSO) du 28 novembre 2019 sur le thème « Les technologies numériques et l’indépendance ».
Aujourd’hui, il n’est pas un domaine de l’activité humaine qui échappe à la déferlante numérique, qui est passée en quatrième vitesse dans les années 1990 avec le branchement à Internet de pratiquement toutes les organisations et de tous les ménages des nations dites développées, dont la nôtre. Les bienfaits de l’ordinateur branché à Internet étant aussi facilement perceptibles et quasi irréversibles que ceux de l’électricité, personne ne songe déjà plus à proposer de revenir en arrière, malgré les désordres et les reculs tout aussi perceptibles que la transition numérique nous impose.
Une déferlante numérique, donc, dans tous les secteurs du privé, tous les secteurs du public, propulsée par des entités multinationales hors la loi qui, avec leurs produits et leurs « services » en ligne, défient les États jusque dans leurs fonctions régaliennes : battre monnaie, défendre le territoire, assurer la sécurité intérieure, authentifier les personnes, établir le cadastre, préserver le patrimoine, décider du statut des langues de l’administration, etc1.
Ainsi, avons-nous vu surgir au cours des dernières années, parmi les enjeux les plus incontournables du nouveau siècle, celui de la souveraineté, qui figure en tête de liste, notamment autour des questions de l’applicabilité du droit des États sur Internet, du pouvoir immense exercé par les multinationales américaines Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM), du contrôle et de la protection des données, de la surveillance de masse – commerciale et étatique – qui attaque nos libertés fondamentales.
Partout à travers le monde, des États s’efforcent de répondre au défi par des politiques visant à restaurer leur souveraineté érodée dans le cyberespace, nouveau territoire de conflictualités. Des instances internationales, l’ONU en tête2, recherchent les voies de consensus pour que le droit international y soit appliqué, dans un esprit de paix et de coopération, par les États-nations : les droits des personnes et des peuples doivent être les mêmes en ligne ou hors ligne. Les désaccords entre États sont cependant très loin d’être résolus et la militarisation d’Internet n’est pas à veille de ralentir.
Dans les régimes autoritaires et capables de l’être – Chine et Russie –, une réponse simple est venue assez tôt : faire sécession de l’Internet mondialisé, en le « nationalisant » en quelque sorte. Seul l’État national ou de grandes entreprises domestiques (les chinoises Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, les russes Yandex, Mail.ru) doivent pouvoir pister, profiler, surveiller et contrôler les citoyens : dehors les USA et adieu les sphères intimes et privées des personnes3. Tout va plus vite quand il n’est pas nécessaire de composer avec les libertés et les droits des citoyens.
L’action de l’Europe libérale est venue plus lentement, accélérée heureusement par les révélations d’Edward Snowden de l’été 2013. Sous l’impulsion du couple franco-allemand, l’Union européenne a répondu à l’enjeu de la souveraineté numérique en tentant notamment de favoriser l’émergence de fournisseurs de services infonuagiques nationaux sur son « Marché intérieur numérique » (Digital Single Market), en mettant à jour le cadre juridique concernant l’hébergement et le traitement des données (le RGPD, applicable depuis mai 2018) et en se donnant des normes de sécurité supérieures à celles proposées à l’international par l’ISO. En attendant la réforme de la fiscalité internationale – et l’affaiblissement des souverainetés criminelles ? –, la France et l’Autriche taxent le chiffre d’affaires des géants du numérique au niveau national. Nous saurons en juin 2020 ce qu’il aura été possible de négocier à l’OCDE pour adapter la fiscalité à la numérisation de l’économie.
Défendre sa souveraineté devant Internet : qu’une affaire de nations puissantes ? Non. Des États bien plus petits que la France ou l’Allemagne, notamment l’Estonie, la Finlande et l’Islande, montrent que le secteur public peut prendre en charge des pans entiers de sa propre « transformation numérique » et tirer la société dans une direction compatible avec la protection de la vie privée et l’enrichissement collectif lorsque la volonté et les moyens politiques sont au rendez-vous4.
Dans les États-nations où le peuple n’est pas rien, la définition du problème à résoudre est forcément complexe et les solutions débattues sont multiples, incomplètes, contradictoires et lentes à s’instaurer. Plus complexe le problème, car il faut tenir compte de plus d’acteurs qui revendiquent des espaces d’autonomie en plus d’une participation directe au pouvoir politique, mais aussi parce qu’il n’est pas et ne sera pas possible de construire durablement des espaces de souveraineté ou d’autonomie dans le monde numérique, pour les personnes, les peuples, les États, les entreprises, les organismes de la société civile, etc., uniquement par des réformes politiques et institutionnelles. Il faudra s’intéresser non seulement à ce qui est écrit dans nos conventions, nos accords, nos constitutions, nos lois et nos règlements, mais aussi à ce qui est écrit dans le code informatique à la source des logiciels qui participent de la régulation et du contrôle des humains dans la société numérique5.
Depuis plus de 30 ans, la philosophie du logiciel libre nous enseigne que le domaine de liberté protégé par les licences des logiciels libres – qui ont des auteurs sans avoir de propriétaires – est devenu essentiel à la préservation des libertés qui sont au fondement de la société démocratique. C’est tout le processus de fabrication des logiciels qui doit devenir « transparent », au sens où il doit être soumis aux mêmes principes démocratiques que la fabrication de la loi. Le numérique ne sera jamais émancipateur s’il ne devient pas l’affaire de tous6.
Dans ces batailles complexes qui se jouent pour une large part sur la scène internationale, dans les rapports entre États indépendants, que peut le Québec fédéré ? Que peuvent les Québécois ?
Le Québec et les Québécois peuvent dès maintenant agir pour éviter d’être toujours, quasi systématiquement, à la remorque des GAFAM qui décomposent le vivre-ensemble national ou de l’État fédéral canadien qui cherche à en construire un par-dessus et contre le nôtre. Un État démocratique, fédéré ou pas, peut difficilement servir le public s’il doit d’abord renoncer aux libertés qui lui permettent de maîtriser son informatique. C’est déjà beaucoup pour un État de ne pas entrer dans la dépendance de quelques grandes entreprises privées – étrangères ou domestiques – qui détiennent le contrôle et l’expertise sur le développement et l’opération de ses systèmes informatiques vitaux, mais ça ne suffit pas. Au service d’un souverain collectif dont chaque membre individuel compte pour quelque chose, l’État démocratique du XXIe siècle doit appliquer une politique qui accompagne l’ensemble de la société dans sa transition vers un monde numérique favorable à la liberté des personnes et des peuples.
À l’intérieur du cadre provincial, nous pouvons dès maintenant nous doter d’une politique globale sur le numérique – une politique qui ne relèvera pas du ministère de l’Économie et qui traitera d’autres choses que de « croissance » et d’« innovation ». L’Éducation nationale et l’Enseignement supérieur peuvent transmettre des savoirs et des savoir-faire librement appropriables par tous qui façonneront chez nous une culture numérique émancipatrice. Nous pouvons donner la priorité au logiciel libre et aux standards ouverts de façon générale dans tous les projets numériques financés par le public. Nous pouvons mettre sur pied un Conseil supérieur du numérique ; nos lois de protection de la vie privée peuvent être réformées ; nous pouvons bâtir nos propres infrastructures de réseaux décentralisées ; choisir d’héberger nos données nous-mêmes, sur notre sol, avec de l’équipement que nous contrôlons au mieux grâce à des logiciels qui ne trahissent pas leurs utilisateurs ; collaborer avec nos partenaires de la Francophonie pour élaborer une vision commune de la souveraineté nationale à l’ère du numérique, notamment en rapport avec la diversité culturelle, etc.
En sommes, nous pouvons dès maintenant tâcher d’acquérir les compétences que nous devrons nécessairement déployer lorsque, devenus indépendants, nous aurons la pleine liberté d’agir dans tous les champs de compétence actuellement partagés entre fédéral et provincial. q
Aller plus loin
1. La souveraineté à l’ère du numérique. Rester maîtres de nos choix et de nos valeurs (2018, 36 p.) :
http://cerna-ethics-allistene.org/digitalAssets/55/55708_AvisSouverainete-CERNA-2018.pdf
2. Rapport 2018 sur l’état de la Francophonie numérique (2018, 318 p.) :
https://www.francophonie.org/sites/default/files/2019-09/rapport-2018-etat-francophonie-numerique.pdf
3. Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique (2019, 253 p.) :
https://www.senat.fr/rap/r19-007-1/r19-007-11.pdf
3.1 En complément de ce rapport, l’intervention de l’April, de la Quadrature du Net et de l’ISOC France – des associations amies de FACiL – lors de la commission d’enquête en question :
https://april.org/souverainete-numerique-commission-d-enquete-du-senat-libertes-numeriques-audition-conjointe-de-la-qu
Le jargon de l’informatique peut difficilement être évité sur les questions du numérique. Il y a pire, les libristes et les hackeurs répondent au jargon officiel par le leur, car ils contestent les idéologies dominantes dans l’industrie. FACiL a produit un glossaire (bien incomplet) pour aider à s’y retrouver un peu :
https://wiki.facil.qc.ca/view/Glossaire_de_l%27informatique_libre
Ce glossaire sera particulièrement utile pour déchiffrer la plupart de nos publications :
https://facil.qc.ca/publications
FACiL fait partie d’un mouvement international dont les figures peut-être les plus incontournables sont Richard Stallman (informaticien, à l’origine de la FSF) et Lawrence Lessig (juriste, à l’origine de Creative Commons), deux américains dont les publications sont (vous l’aurez compris) librement disponibles en ligne et pour une bonne partie disponibles en traduction française.
A. Articles (si on a pas beaucoup de temps)
https://www.gnu.org/philosophy/philosophy.html
https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/
B. Conférences filmées (manque de temps + trop fatigué pour lire)
https://facil.qc.ca/fsm2016-grande-conf-logiciel-libre
https://www.ted.com/talks/lawrence_lessig_laws_that_choke_creativity?language=fr
C. Livres (situation optimale côté temps et énergie mentale)
https://framabook.org/richard-stallman-et-la-revolution-du-logiciel-libre-2/
Beaucoup de libristes et de hackeurs se reconnaissent dans le mouvement des communs et y participent directement. Sur les communs numériques, je recommande cette conférence de 2016 avec la politologue Valérie Peugeot et l’économiste Ianik Marcil :
https://facil.qc.ca/sqil2016-communs-numeriques
1 CERNA, La souveraineté à l’ère du numérique. Rester maîtres de nos choix et de nos valeurs, oct. 2018. http://cerna-ethics-allistene.org/digitalAssets/55/55708_AvisSouverainete-CERNA-2018.pdf
2 Un Forum sur la gouvernance d’Internet (FGI), instauré sous l’égide de l’ONU, se réunit annuellement depuis 2006. https://www.intgovforum.org/multilingual/fr/
3 Sénat français, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique, Tome I, 1er octobre 2019, p. 21-28. https://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-007-1-notice.html
4 NIFO, Digital Government Factsheets, 2019. https://joinup.ec.europa.eu/collection/nifo-national-interoperability-framework-observatory/digital-government-factsheets-2019
5 Lawrence Lessig, « Le code fait loi – De la liberté dans le cyberespace », Framablog, 22 mai 2010. https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/
6 Philosophie du projet GNU, lancé par Richard Stallman en 1983. https://www.gnu.org/philosophy/philosophy.html