L’insertion dans le réseau anglais explique le succès du bilinguisme
Mythe ou réalité ? Le bilinguisme aurait permis aux francophones de réaliser une fulgurante ascension socio-économique, de rattraper et de dépasser les anglophones, de prendre le contrôle de leur propre économie…
Ce n’est pourtant pas l’acquisition de l’anglais qui a permis aux francophones de mieux performer économiquement, mais plutôt l’intégration de bon nombre d’entre eux au sein d’un réseau d’institutions et d’entreprises de langue anglaise en sérieux mal de main-d’œuvre.
La communauté d’origine protestante (essentiellement britannique) et ses privilèges historiques ont servi de socle sur lequel s’est greffé et développé un réseau d’institutions et d’entreprises fonctionnant en anglais. Cette communauté a connu une réduction spectaculaire. Ce faisant, sa « disparition » a ouvert la voie à l’implantation d’un réseau complet de services publics de langue anglaise, offrant des centaines de milliers d’emplois à plus de 800 000 « néo-anglophones ». Et comme tous les anglophones ne font pas nécessairement ni uniquement partie du réseau de langue anglaise, l’explosion du nombre d’anglophones a entraîné la bilinguisation des services de langue française, facilitant la vie en anglais partout sur le territoire québécois. Sans cette redéfinition de la communauté, sans l’extension du réseau de langue anglais et sans la bilinguisation du réseau de langue française, phénomènes permettant à l’anglais de renforcer son statut de langue de travail nécessaire et incontournable, les exigences de bilinguisme au Québec se seraient presque exclusivement limitées aux emplois jouant le rôle d’interface1 entre le Québec et le monde anglophone qui l’entoure.
Les beaux jours de la communauté d’origine britannique appartiennent désormais au passé. À l’opposé, ceux de la communauté anglophone ont fait preuve d’une vitalité extraordinaire, laissant entrevoir un avenir des plus prometteurs.
Dans ce texte
Ce texte suit l’étude de l’évolution de la communauté anglo-québécoise2. La première partie revoit la progression spectaculaire des francophones bilingues depuis la Révolution tranquille jusqu’au début des années 2000. Cette interprétation historique contraste avec la persistance des francophones au bas de la division culturelle du travail. Un début d’explication se trouve dans les performances économiques opposées des immigrés3 unilingues français et anglais, variant selon l’intégration dans le réseau français ou anglais.
La deuxième partie revient sur l’effondrement de la communauté anglo-québécoise. Cet effondrement, conjugué à l’accroissement du réseau d’institutions de langue anglaise, s’est accompagné d’un appel massif de main-d’œuvre appelée à travailler en anglais, accélérant le remplacement de la communauté anglo-québécoise par différentes populations anglophones ou anglicisées. Ce phénomène démographique a contribué au succès des travailleurs œuvrant dans le réseau anglais. Ce succès est d’autant plus imposant que le réseau anglais refoule massivement les laissés pour compte vers le réseau français. L’État québécois avait la capacité d’intervenir afin de corriger les iniquités collectives, mais la dynamique politique a plutôt favorisé un laisser-aller généralisé. Ce dernier a d’ailleurs produit une situation aberrante : une forte majorité de francophones incapable de s’arracher du bas de la division culturelle du travail, même quand la moitié de la minorité anglophone est moins bien formée et qu’elle est nouvellement arrivée, et qu’elle aurait dû péniblement s’intégrer dans les réseaux économiques locaux.
1. Des bas-fonds au contrôle des affaires ?
La légende veut que les francophones soient passés des bas-fonds de la division culturelle du travail du Québec au début des années soixante à la position de tête trente ans plus tard, notamment grâce à l’avènement du « Québec Inc. » Après avoir brièvement rappelé le Rapport Laurendeau-Dunton, basé sur le recensement de 1961 (section 1.1), l’analyse revient sur les conclusions d’une étude basée sur le recensement de 2001 montrant un renversement spectaculaire de la situation (section 1.2). Il y a un hic : le même recensement de 2001 soulignait au même moment la persistance des francophones au bas de la division culturelle du travail, derrière les anglophones (section 1.3). Comment concilier ces données synchroniques ? La performance des immigrés sélectionnés par le Québec fournit le début d’explication (section 1.4). L’intégration de chacun au sein du réseau économique anglais ou français est déterminante dans la réussite individuelle.
1.1 La piètre situation des francophones en 1960
De 1967 à 1969, les rapports de la Commission Laurendeau-Dunton ont eu des impacts considérables en révélant la position de « porteurs d’eau » des Canadiens français dans les économies canadienne et québécoise. Au chapitre des revenus, les citoyens d’origine ethnique française arrivaient au douzième rang sur quatorze groupes ethniques, devançant tout juste les Italiens et les autochtones4. Trônant au sommet de la division culturelle du travail se trouvait la « minorité britannique »5. Or au moment où tous les États occidentaux commençaient à se servir de leur État pour stimuler et renforcer l’emprise de leur population sur leur propre économie, cette révélation remettait en question les partisans québécois du laisser-faire en matière économique. Le Québec de la Révolution tranquille a trouvé dans ce portrait révélateur la matière première pour entraîner l’État dans la recherche d’une plus grande justice sociale envers les Québécois.
Il existe toute une mythologie pour expliquer ce qui s’est passé par la suite. On prétend d’abord qu’en quelques décennies les francophones sont parvenus à renverser leur position au sein de leur division culturelle du travail et à constituer le groupe dominant, le fameux « Québec Inc. ». Leur « reconquête économique » se serait produite à la faveur de l’interventionnisme de l’État, amenant le renforcement des entreprises nationales (privées et publiques, sans égard à la langue de chacune) et l’emprise des natifs sur l’économie. Cette hausse de la propriété locale de l’économie nationale s’est d’ailleurs produite dans toutes les autres provinces canadiennes, jusqu’à ce que les accords de libre-échange avec les États-Unis (1989) puis avec le Mexique (1992-93) ne commencent à renverser ces tendances de fond… Depuis, la propriété des économies locales par les nationaux a commencé à diminuer. Vingt ans plus tard, à l’instar des Saskatchewanais, des Albertains, des Ontariens et des autres provinciaux, les Québécois possèdaient moins leur économie, consommaient davantage des produits importés et produisaient plus vers les marchés étrangers.
À travers ces transformations, les francophones auraient accédé et maintenu, grâce à leur apprentissage de l’anglais, leur position de force dans leur division culturelle du travail. Or, en vertu de la confusion entre l’ensemble des francophones et les seuls francophones bilingues, quelques analystes ont célébré le fantasme de domination des francophones québécois dans leur propre division culturelle du travail – la revanche des dominés après deux cents ans de régime politique anglais. Cet accès à la plus haute marche aurait été confirmé par les travaux de l’économiste de l’Université de Montréal, François Vaillancourt et ses collaborateurs (tableau 1). Dans la mesure où ils se mettaient à l’anglais, les francophones pouvaient prétendre à des revenus équivalents ou même supérieurs en 2000 à ceux des anglophones et des allophones bilingues6, et même à ceux des anglophones unilingues.
Tableau 1 : Revenus selon la langue maternelle, la connaissance des langues française et anglaise et selon l’appartenance au sexe, Québec, recensements de 1971 et de 2001 (en $)
Groupe linguistique et connaissance du français et de l’anglais |
Hommes |
Femmes |
||
1970 |
2000 |
1970 |
2000 |
|
Francophones bilingues |
7 363$ |
38 851$ |
3 842$ |
26 644$ |
Anglophones bilingues |
8 938$ |
38 745$ |
3 956$ |
26 247$ |
Allophones bilingues anglais-français |
7 481$ |
33 097$ |
3 881$ |
24 034$ |
Anglophones unilingues |
8 171$ |
34 097$ |
3 835$ |
23 002$ |
Francophones unilingues |
5 136$ |
29 665$ |
3 097$ |
20 786$ |
Allophones unilingues anglais |
6 462$ |
27 216$ |
3 329$ |
18 996$ |
Allophones unilingues français |
5 430$ |
21 233$ |
3 241$ |
15 551$ |
Allophones seulement |
4 229$ |
20 146$ |
2 342$ |
15 379$ |
Source : François Vaillancourt, Dominique Lemay, Luc Vaillancourt (2007), « Le français plus payant : L’évolution du statut socio-économique des francophones au Québec », in Bulletin de recherche, Institut C.D. Howe, no. 103, août, tableaux 1 et 2, pp. 3 et 4; en ligne : https://www.cdhowe.org/sites/default/files/attachments/research_papers/mixed/backgrounder_103_french.pdf; Dominique Lemay (2005), La différenciation des revenus du travail en fonction des groupes linguistiques au Québec, 2001, mémoire de maîtrise sous la direction de François Vaillancourt, Montréal, Université de Montréal, tableau 26.
Cette domination nouvelle a constitué le point de départ de la remise en cause du rapport négatif qu’entretenaient traditionnellement les francophones avec l’argent. À force de travail individuel, les francophones bilingues du « Québec Inc. » se sont vus dotés d’une force nouvelle, au point d’en remplacer les « maîtres anglos » et les « francos complexés » d’antan. C’est avec confiance qu’ils ont vu dans le libre-échange continental d’intéressantes occasions d’affaires. Possédant davantage leur propre économie, du moins jusqu’au libre-échange, les francophones bilingues se sont lancés à l’assaut du continent et des marchés mondiaux. Sans l’aide de l’État, après démantèlement des mesures de protection de l’État…
1.2 Le triomphe des francophones bilingues en 2000
Le libre-échange adopté au début des années quatre-vingt-dix a été un facteur clé dans la remise en question des avancées de la période 1960-1990. À Ottawa comme à Québec, les premières vagues de dérèglementations et de privatisations ont suivi, entraînant l’ouverture de larges pans de l’économie québécoise et les prises de possession d’entreprises québécoises phares par des intérêts canadiens et étrangers. En contrepartie, quelques entrepreneurs québécois en ont profité pour tenter leur chance au Canada anglais et aux États-Unis. La réussite de ces « conquérants québécois » a eu son prix : à sept millions de francophones contre 300 millions d’anglophones, la « cession » de l’économie nationale ne pouvait avoir d’équivalent en termes de pénétration québécoise des marchés américain ou canadien anglais. Les plus grands joueurs québécois n’ont pas fait le poids, même devant de plus petits joueurs étatsuniens et canadiens. Autant chez les entreprises étrangères œuvrant au Québec que chez les entreprises québécoises œuvrant à l’étranger, l’intégration économique continentale a valorisé l’anglais à titre de langue de travail et des communications. L’utilité des langues a changé au début des années quatre-vingt-dix, leur usage et leur valeur ont suivi.
Dans ce scénario de dépossession nationale et d’affaiblissement du français, l’orientation conservatrice à Ottawa en a rajouté, étranglant par déséquilibre fiscal le Québec et les provinces canadiennes les plus interventionnistes. En plus de dépenses de santé et de services sociaux constituant l’un des meilleurs filets de sécurité sociale en Amérique du nord, le Québec se singularisait par un interventionnisme économique freinant les dérapages des capitaux étrangers, en plus d’asseoir une identité nationale distincte que l’on jugeait dangereuse pour l’unité canadienne. L’idéologie conservatrice a naturellement accéléré l’étranglement du gouvernement québécois : laisser le Québec faire face à des dépenses croissantes contre des revenus de plus en plus insuffisants.
Le titre de l’étude de Vaillancourt et alii citée précédemment (« Le Français plus payant » que l’anglais, sous-entendu) proposait une lecture « particulière » des rapports entre langue et revenus. Ce n’est pourtant pas le français qui explique l’accès au succès économique individuel, mais la connaissance de l’anglais. En effet, ce tableau 1 montre que la connaissance de l’anglais était essentielle quant à l’augmentation des revenus :
- la connaissance de l’anglais ajoutait considérablement aux revenus des francophones mais moitié moins chez les anglophones7;
- chez les allophones, la connaissance des deux langues officielles était payante8;
- chez les allophones, s’il fallait choisir entre connaître l’une ou l’autre langue, connaître l’anglais permettait d’accéder aux meilleurs revenus9;
- chez les allophones, l’incitatif à la connaissance de la deuxième langue officielle (l’anglais ou le français) était nettement plus faible chez les unilingues anglais10.
La célébration par le « Québec Inc. » du bilinguisme comme fondement de la réussite individuelle rompt avec l’idée selon laquelle les francophones ont besoin de solidarité pour rattraper collectivement leur retard et faire avancer leur sort face à l’anglais. Le retard économique des francophones se réduisait donc à une question de bilinguisme individuel, fruit de décisions individuelles. L’acquisition de l’anglais permettrait à elle seule d’assurer l’égalité des chances entre individus, et l’équité entre groupes francophone et anglophone. Les francophones n’ont pas réussi depuis ce qu’ils étaient, mais à partir de ce qu’ils n’étaient pas et qu’ils ont acquis, la langue anglaise.
L’État québécois ne devrait-il pas conclure que la réussite collective des Québécois passe par une plus grande maîtrise de l’anglais, tant à l’école que dans les politiques d’immigration11 ?
1.3 Contradiction : les francophones toujours derrière les anglophones en 2000
Ce ne sont pas les francophones qui ont accédé au succès économique, mais les individus bilingues, qu’ils aient été francophones, anglophones ou allophones.
Contrairement à ce qui a été maintes fois répété durant ces années, la remontée des francophones n’est pas ce qu’on a prétendu qu’elle fut. Pris dans leur ensemble, les francophones sont restés loin du sommet de la division culturelle du travail tandis que les anglophones s’y maintenaient. Au recensement de 2001, les francophones conservaient toujours des revenus plus faibles que les anglophones, étaient moins scolarisés, plus concentrés dans les industries et dans les professions les moins payantes, toujours touchés par des taux plus élevés de chômage et de prestataires de la sécurité du revenu12. Cette situation se reflétait dans l’importance accordée à l’anglais par l’élite économique et financière et son désir de ratatinement de l’État, dans le but d’échapper au financement du réseau français, moins efficace13.
Quant aux immigrés, la moitié performe davantage que les natifs, l’autre connaît un sort contraire. En outre, des données socio-économiques de Citoyenneté et Immigration Canada ont fait le suivi d’immigrants anglophones et francophones récemment arrivés pour montrer que les immigrants ne connaissant que le français faisaient face à beaucoup plus de difficultés que les immigrants ne connaissant que l’anglais. Les premiers étaient pourtant davantage sélectionnés (les seconds comptaient de nombreux revendicateurs du statut de réfugié, pas spécialement les mieux préparés à l’immigration) et autant Européens que les seconds14. Mais leurs revenus après 20 ans au pays étaient bien inférieurs, leurs taux de chômage et leurs taux de prestataires de la sécurité du revenu bien supérieurs à ceux des immigrants ne connaissant que l’anglais, rapprochant les unilingues français des zérolingues. Les immigrants ne connaissant que l’anglais présentaient des statistiques souvent supérieures sinon égales aux immigrants bilingues anglais-français15.
Faudrait-il, comme pour l’apprentissage extensif de l’anglais chez les francophones, miser d’abord sur le recrutement d’immigrants connaissant l’anglais ? Le ministère de l’Immigration pourrait inciter les candidats à l’immigration à apprendre l’anglais avant d’arriver au Québec afin de mieux répondre aux exigences des employeurs, ainsi que le préconisait la Chambre de commerce du Montréal métropolitain16. Une autre solution serait de voir ledit ministère financer l’offre de cours d’anglais aux nouveaux arrivants, ce qu’il fait déjà d’ailleurs17. Tout est-il simple question de bilinguisme individuel ?
1.4 La puce à l’oreille : les immigrants francophones et l’infériorité du réseau économique français
La contradiction entre la politique de sélection des immigrants et leur performance économique défie toute logique. Les immigrants sélectionnés, théoriquement les mieux préparés pour réussir économiquement, ne partagent pas la culture économique typique des natifs francophones, dont la culture politique reflète une domination politique historique. Ils auraient dû mieux performer que les immigrants qui n’avaient que l’anglais comme atout. C’est pourtant l’inverse qui s’est produit. Comment l’expliquer18 ?
Il n’y a d’autre choix que de revenir au fait que les immigrants ne connaissant que le français ont dû composer avec un réseau d’insertion économique français plus faible que le réseau d’insertion économique anglais, celui qu’ont utilisé les immigrants ne connaissant que l’anglais. Ces différences entre les réseaux français et anglais ont eu des impacts sur la réussite économique des francophones et des anglophones. Elles expliquent le maintien des premiers au bas de la division culturelle du travail, le maintien des seconds aux plus hauts échelons, et l’importance du bilinguisme dans la réussite.
2. L’ascension socio-économique par l’intégration dans le réseau anglais
C’est la disparition de l’essentiel de la communauté anglo-québécoise et son remplacement par 800 000 « néo-anglophones » qui ont fait du bilinguisme « la » variable de la réussite (section 2.1). Ce grand réaménagement démographique des dernières cinquante années a justement permis au réseau anglais, institutions publiques et entreprises privées, de continuer à croître et d’offrir des centaines de milliers d’emplois à des individus de toutes les origines, dont la caractéristique commune est leur capacité de travailler en anglais (section 2.2).
L’une des différences majeures entre les réseaux anglais et français se rapporte au refoulement des travailleurs anglophones peu qualifiés, des anglophones déshérités et des francophones faiblement bilingues ou unilingues vers le réseau français, biaisant conséquemment les comparaisons anglophones-francophones (section 2.3). Quant à l’État, il n’est pas sans responsabilités dans la création d’une dynamique anglicisante authentiquement québécoise, attribuable à lui seul (section 2.4). Ce qu’il a fait hier, il le fait toujours aujourd’hui et le fera encore demain, à moins d’une action correctrice délibérée.
2.1 Effondrement et remplacement : la nouvelle communauté anglophone
Le dynamisme des réseaux économiques francophone et anglophone est évidemment en lien intime avec la domination politique et la démographie de chaque communauté19. Sur le plan démographique, les effectifs d’origine ethnique britannique ont connu une croissance soutenue au Québec, atteignant les 650 000 personnes au recensement de 1971. Ces effectifs se sont effondrés depuis, pour ne pas dire qu’ils sont disparus. S’il est difficile de comparer avec les effectifs d’origine ethnique britannique depuis 1996, compte tenu de la disparition de cette variable dans son sens originel et utile des recensements fédéraux20, il reste néanmoins nécessaire de le faire. Il faut alors recourir à la définition la plus proche de ce que sont les « ayants droit » du « noyau originel » en référence à la « communauté anglo-québécoise ». On pourrait définir celui-ci par les « citoyens canadiens de langue maternelle anglaise, nés au Québec de parents nés au Canada »21. En 2011, après des décennies d’effectifs perdus au profit des autres provinces canadiennes22, la communauté anglo-québécoise ne comptait plus que 251 000 personnes (3,5 % de la population), dont 168 000 à Montréal (5,0 % de la population montréalaise). La moitié de ces 251 000 personnes a des parents francophones ou allophones : la communauté anglo-québécoise n’est plus qu’un souvenir.
L’effondrement des effectifs depuis 1961-1971 a été à peu près constant durant toute la période. Quarante à cinquante années de recul s’expliquant probablement davantage par l’appartenance au marché de l’emploi continental et le désir d’y réaliser ses ambitions individuelles que par la peur du terrorisme (qui n’a duré qu’une dizaine d’années), la peur de l’indépendance (qui n’a touché que quelques années dans les années soixante-dix et quatre-vingt-dix) et la peur du nationalisme (dont la Loi 101, l’emblème nationaliste par excellence, a rapidement été endiguée – et avec succès – par les tribunaux fédéraux). En toute logique, l’effondrement des effectifs anglo-québécois aurait dû entraîner la décroissance du réseau anglais. Du coup, l’emprise de l’anglais sur l’économie aurait dû être ébranlée.
Il n’en fut rien, tout simplement parce qu’il n’y a pas eu diminution de la taille de la communauté anglophone depuis 1971. Au contraire, même si, en 2006, le noyau anglo-québécois était réduit à 251 000 personnes, le nombre de locuteurs anglophones atteignait un record de plus d’un million selon la « première langue officielle parlée » (« PLOP »), variable qui mesure les effectifs ayant l’anglais pour langue d’échange avec le reste de la société23. En 2006, l’écart entre les effectifs de la communauté anglo-québécoise et les locuteurs anglophones s’élevait à près de 750 000 personnes. En 2011, cet écart avait continué à croître et dépassait les 800 000 personnes – 10 % de la population du Québec. Or si l’anglicisation de 400 000 de ces « néo-anglophones » n’allait pas de soi, la non-francisation des 400 000 autres n’était pas plus « normale ».
2.2 L’appel massif de main-d’œuvre : des milliers d’emplois disponibles
Ce n’est pas le bilinguisme qui a ouvert les portes du paradis. Il faut plutôt regarder du côté de l’insertion au sein du réseau anglais de préférence au réseau français. L’écart de 800 000 personnes entre les 251 000 Anglo-québécois et les 1,058 million d’anglophones selon la PLOP signifie notamment que la communauté anglo-québécoise est beaucoup trop petite pour fournir toute la main-d’œuvre nécessaire aux institutions et aux entreprises fonctionnant en anglais. Des centaines de milliers d’emplois souvent de haut niveau ont été rendus disponibles par l’effondrement démographique des Anglo-québécois et le développement du réseau anglais. Démographie oblige, ces emplois ont été comblés par des candidats provenant des groupes autres qu’« anglo-québécois » et connaissant au moins l’anglais : francophones et allophones, Canadiens hors Québec, immigrés et enfants d’immigrés, francophones ou allophones assimilés (i.e. de langue maternelle mais anglophones de langue parlée à la maison), anglotropes (i.e. francophones ou allophones de langue parlée à la maison mais utilisant l’anglais comme première langue officielle), résidents temporaires (i.e. des étudiants étrangers et des travailleurs temporaires, réfugiés en attente de statut). Cette dynamique anglicisante a renforcé et renforce toujours l’apprentissage de l’anglais par les non-anglophones, et le non-apprentissage du français par les non-francophones.
Sans l’existence des institutions publiques et des entreprises privées fonctionnant en anglais, pas d’appel massif de main-d’œuvre connaissant l’anglais, pas de centaines de milliers d’emplois disponibles avec l’anglais pour principale langue de travail. Sans cette main-d’œuvre remplaçant les Anglo-québécois, l’offre de biens et de services en anglais aurait été nettement plus limitée. Il est donc erroné de désigner le bilinguisme individuel comme « voie royale menant au succès économique » en lieu et la place de l’expansion du réseau anglais et de l’explosion du nombre d’emplois hors de la communauté anglo-québécoise qu’il a commandée (au moment où le réseau aurait dû fondre comme neige au soleil).
Contrairement au réseau français, le réseau anglais a embauché de manière continue, en vertu du caractère « intouchable » découlant de son statut protégé24, des milliers de travailleurs plus ou moins spécialisés du moment qu’ils étaient capables de travailler en anglais, quitte à ce qu’ils soient limités en français. Pour les ressortissants étrangers, cette insertion dans le réseau anglais signifiait l’entrée dans le reste du Canada et du continent. Elle pouvait même servir de tremplin pour une profitable carrière à l’international, ainsi que l’a expérimenté le Premier ministre Philippe Couillard, qui a travaillé en Arabie Saoudite de 1992 à 1996. Dans le réseau français, le bilinguisme a eu certainement un impact plus limité sur l’accès et les succès en emploi, tant qu’on ne s’acharnait pas à vouloir desservir tous les Anglo-québécois dans toutes les situations, indépendamment de leur nombre, sans égard à la définition utilisée.
En d’autres termes, cette partie de l’élite francophone formée dans les institutions françaises et qui maîtrisait un tant soit peu l’anglais a eu plus de facilité à se trouver un emploi exigeant l’anglais en santé, en services sociaux et dans les grandes entreprises fonctionnant en anglais, a fortiori quand on connaît la force du financement fédéral et celle du financement privé dans le réseau anglais par opposition au réseau français. Les francophones bilingues ont donc été embauchés dans le réseau anglais simplement parce que ce dernier existait et qu’il avait des centaines de milliers de postes à combler contre très peu de main-d’œuvre capable de le faire. La situation des francophones demeurés dans le réseau français est tout à fait opposée puisque les travailleurs francophones y ont vécu et vivent toujours une concurrence plus forte avec moins de financement et moins d’emplois disponibles – toutes proportions gardées –, et donc de moins bonnes conditions d’emploi.
2.3 Les laissés pour compte du réseau anglais
La communauté anglophone n’a pas embauché de chômeurs ni de prestataires de la sécurité du revenu aux fins d’assumer ces rôles dans la communauté anglophone. Ces effectifs qui n’ont donc pas été embauchés dans le réseau anglais ont été refoulés dans le réseau français, produisant d’ailleurs le phénomène connu de francisation – assimilation vers le français – par le bas de la division culturelle du travail25.
Ce tamisage à l’entrée dans le réseau anglais a plusieurs conséquences pour le réseau français. Les surplus de travailleurs disponibles par rapport au nombre d’emplois offerts tirent vers le bas les conditions salariales et de travail des employés. Ces différences entre les deux réseaux contribuent à perpétuer les positions traditionnelles des anglophones, au sommet, et des francophones, au bas de l’échelle. Enfin, il en ressort une croyance en la toute-puissance du bilinguisme comme facteur d’enrichissement individuel.
Il y a un parallèle éclairant à faire avec la Suisse. La concurrence entre les réseaux français et anglais ressemble effectivement à la concurrence entre travailleurs nationaux suisses et étrangers. En outre, les institutions publiques et entreprises privées suisses (le réseau anglais au Québec) embauchent la main-d’œuvre étrangère (francophone ici) dont elles ont besoin (avec les qualifications recherchées, dont le bilinguisme ici), et renvoient les travailleurs en surplus dans leur pays d’origine (vers la communauté d’origine, francophone ici, en incluant les chômeurs et les prestataires de la sécurité du revenu anglophones vers la communauté francophone au Québec). Au final, le profil socio-économique des natifs en Suisse (des anglophones au Québec) s’en trouve amélioré, tandis que durant les périodes de difficultés économiques, les faiblement qualifiés, les chômeurs et les pauvres sont retournés dans le pays d’origine (laissés ou retournés vers la communauté francophone ici).
Cette bonne performance de la communauté anglophone au Québec et les difficultés accrues de la communauté francophone expliquent une bonne partie des pressions exercées sur les politiques d’immigration du Québec pour faire tomber la connaissance du français comme critère incontournable et nécessaire à l’immigration. Ce qui fut fait le 16 octobre 2006. La grille de sélection des candidats à l’immigration a alors commencé à permettre l’entrée de travailleurs plus ou moins spécialisés ou diplômés n’ayant aucune connaissance du français.
Il est hautement douteux que les francophones immigrés, pourtant sélectionnés pour leurs qualifications supérieures, et, derrière eux, les francophones natifs de toutes les époques, aient été des travailleurs inférieurs sur le plan de la formation, des compétences et de la productivité, cela quelles qu’aient été les caractéristiques des immigrés anglophones ou anglicisés entrés au Québec (dont on sait qu’il s’agit nettement moins de travailleurs indépendants que de travailleurs issus de la réunification familiale). C’est la disponibilité d’emplois qualifiés – et même non qualifiés – dans le réseau anglais qui a permis aux travailleurs connaissant l’anglais de progresser davantage que les travailleurs du réseau français qui ne connaissaient que le français.
2.4 Qu’a fait l’État du Québec pour s’adapter à la disparition de la communauté anglo-québécoise26 ?
Le nationalisme francophone qui a marqué la Révolution tranquille a évidemment amené le renforcement du français. Différentes mesures ont alors été adoptées. Cela dit, elles ne se sont pas traduites par un encadrement des rapports entre francophones et anglophones et par une intégration linguistique suffisante des immigrés qui aient été significatifs et suffisants pour assurer la pérennité du français au Québec – rappelons que 85 % des immigrants n’avaient pas l’âge de fréquenter les écoles primaires et secondaires à leur arrivée.
Ce même nationalisme francophone n’a par ailleurs pas exclu le renforcement de l’anglais. De fait, l’État du Québec est passé d’un très petit nombre de services publics désignés pour desservir le noyau protestant – et non une quelconque « communauté anglophone » – protégé par les Constitutions de 1840 et de 1867, à une desserte extensive de toute la communauté anglophone, celle-ci protégée par la Loi fédérale sur les langues officielles adoptée en 1969 et par les Chartes fédérale et provinciale des droits et libertés27. En effet, à l’instar de l’État fédéral, l’État provincial post-Révolution tranquille ne se soucie plus du noyau originel, de la religion ou des origines individuelles. De même, il ne s’agit plus de quelques services mais de la constitution d’un réseau public complet de langue anglaise et, pour le réseau français, de la bilinguisation de tous les services publics, sur presque tout le territoire. Les différences entre les États fédéral et provincial sont aujourd’hui minimes. Aux deux paliers de gouvernement, les rapports entre anglophones et francophones partagent les mêmes trois principales caractéristiques : le noyau originel – la minorité coloniale – a cédé la place à la communauté anglophone, le réseau de langue anglaise a pris une ampleur considérable, et l’anglais occupe une place de choix dans le réseau de langue française.
L’État québécois a exigé de lui-même une pleine adaptation à la dynamique disparition/remplacement sans jamais se poser en tant qu’entité régulatrice. L’avènement de la Charte de la langue française a plutôt été marqué par un premier glissement, soit le passage de la communauté protestante protégée (britannique et anglophone) à la communauté de langue maternelle anglaise, puis un autre glissement induit par les tribunaux en faveur de la langue d’usage comme critère de délimitation de la communauté anglophone (section 2.4.1). Un autre glissement a suivi, en faveur de la première langue officielle parlée, le critère utilisé par la « Loi fédérale sur les langues officielles » adoptée en 1969 par le gouvernement libéral fédéral de Pierre Elliott Trudeau, renforcé par les Charte des droits (section 2.4.2).
2.4.1 Vers une communauté d’expression anglaise définie par la langue parlée à la maison
Depuis le début de la Révolution tranquille, le déclin extraordinaire de la communauté anglo-protestante a placé les politiques linguistiques et le contrôle de l’immigration au cœur des débats entre francophones et anglophones. Les années soixante et soixante-dix ont vu le gouvernement québécois commencer d’une part à exercer ses compétences dans le domaine de l’immigration et, d’autre part, à adopter des politiques linguistiques pour protéger la majorité francophone de l’assimilation et diriger les premières grosses vagues d’immigrés (leurs enfants, ou 15 % des effectifs) non plus vers le réseau anglais, où elles se scolarisaient massivement, mais vers le réseau français.
La « Charte de la langue française » – la Loi 101 –, adoptée en août 1977, a suscité de grands espoirs chez les francophones en signifiant la fin du laisser-faire en matière linguistique, notamment en instruction publique. Or, dès son adoption, la « Loi 101 » utilisait des définitions différentes selon les besoins pour mesurer les effectifs anglophones. En matière d’accès aux écoles primaires et secondaires publiques, elle rejetait le libre choix des parents, réservant l’accès aux enfants dont au moins un parent, sans exigence de citoyenneté canadienne ou de condition de résidence au Québec, avait reçu son instruction primaire en anglais au Québec28. En matière de statut bilingue des municipalités et des institutions publiques de santé et de services sociaux – un statut qui était originellement transitoire mais qui s’est avéré, en réalité, permanent29 –, la Loi 101 considérait que les populations anglophones rassemblaient tous les effectifs non francophones. Elle assimilait, ou plutôt « cédait », tous les allophones aux anglophones. Il fallut attendre 23 ans, en novembre 2000, avant de voir des corrections effacer cette aberration de la Charte, mais pour les municipalités seulement, et non sans accepter en retour d’accorder un statut bilingue à des entités très loin de compter une majorité d’anglophones30. Cela dit, de manière générale, la Charte a en contrepartie complètement adopté la règle du libre choix en matière de services publics de langue anglaise, allant jusqu’à confondre les services avec « le contrôle et le financement » des structures fournissant les services. Hormis la question de l’école, la Loi 101 a donc reconnu le droit à des services en anglais pour tous, sans égard à la langue des demandeurs, à la province canadienne de naissance, au pays de naissance ou au statut de citoyenneté (citoyen canadien ou non), sans référence aucune aux effectifs protestants (ou britanniques) visés par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB).
Il ne fallut pas attendre longtemps après les premiers jugements affaiblissant la Loi 101 pour voir l’État québécois affirmer la primauté de la langue d’usage sur la langue maternelle tant dans la définition du statut bilingue que dans l’accès aux services publics : « toute personne d’expression anglaise a le droit de recevoir dans sa langue des services de santé et des services sociaux » (soit l’adoption de la Loi 142 sur les services de santé et les services sociaux, en 1986). Et son corolaire, « l’État a l’obligation de donner des services en anglais à toute personne désireuse d’être servie en anglais », « pour autant que l’organisation et les ressources des établissements le permettent ». Après avoir proclamé haut et fort un premier glissement vers la langue d’usage à la maison, confirmant et stimulant l’assimilation des francophones et des allophones vers l’anglais, l’État lançait la course au bilinguisme dans les institutions publiques, avec l’allocation des ressources nécessaires.
En 1996-97, Lucien Bouchard et son gouvernement ont poussé plus loin la bilinguisation de la fonction publique provinciale, de ses services et des organisations de la société civile qui en dépendent31. Les résultats, dix ans plus tard, en 2006, ont été désastreux : 13,9 % des emplois des administrations publiques des trois paliers de gouvernement, incluant les secteurs de la santé, des services sociaux et de l’éducation avaient l’anglais pour langue principale de travail, soit 135 250 emplois, pour une masse salariale de 6,150 milliards $. Sur la base de la taille de la communauté anglo-québécoise, 3,5 % de la population, on comptait en excédent 100 000 emplois et 4,6 milliards $ en masse salariale32.
2.4.2 Vers la définition fédérale, la première langue officielle parlée
Le travail de bilinguisation s’est poursuivi dans les années 2000. Évidemment, le constat qui a suivi en 2014 était encore plus grave. Ottawa impose dorénavant partout au Québec sa définition de l’anglophonie québécoise, soit la première langue officielle parlée. Ainsi, sa politique de bilinguisation, relancée par Québec, s’est traduite par un financement de plusieurs dizaines de millions de dollars auprès d’institutions publiques québécoises, en santé et en services sociaux dans toutes les régions du Québec, avec l’objectif de fournir des formations et des services en anglais même là où la minorité anglophone, ayant normalement appris le français à l’école sinon au travail, ne représentait pas 1 % de la population. En 2014, on constatait donc que 35 % du personnel soignant en moyenne parle le plus souvent ou régulièrement en anglais au travail (29,4 % des psychologues et travailleurs sociaux, 36,9 % du personnel infirmier et 51,2 % des médecins), proportion en hausse de 13,5 % entre 2006 et 200133.
Déjà, « l’article 27 de la Charte de la langue française permet[tait, en 1977,] que le dossier du patient soit rédigé en anglais si le rédacteur le désire, ce qui donne toute la liberté aux directions d’établissement d’exiger, pour plus de cohésion – notamment pour desservir d’éventuels intervenants unilingues dans le dossier –, que tous les dossiers soient rédigés en anglais », même lorsque le patient est francophone et que le médecin soignant n’est pas anglophone de langue maternelle. Dans le même sens, quand un dossier concernant un patient francophone est initié en anglais dans une institution anglaise et qu’il est transmis dans une institution française, les échanges entre médecins, professionnels et autres intervenants francophones travaillant dans ces institutions de langue française, sont effectués en anglais, ce qui est naturellement la règle quand un des intervenants de l’institution de langue française ne maîtrise pas le français. Se faire soigner dans une institution administrée en langue anglaise implique l’anglicisation de tout le dossier, incluant les relations de travail et les communications internes et externes. Il est évident que les conditions actuelles affectent sévèrement le droit de travailler en français et le droit des patients d’être soigné en français. Évident également que les politiques d’embauche sont affectées.
Au bout du compte, la connaissance de l’anglais chez les employés est de 10 à 20 fois plus importante que les effectifs de 3,5 % de la communauté anglo-québécoise. Cette suroffre d’emplois utilisant principalement ou souvent l’anglais additionnée à la suroffre de services publics en anglais, conjugué au renforcement de l’anglais dans le monde des affaires et du commerce, constituent les assises essentielles d’une vie pouvant se passer entièrement en anglais à Montréal. S’il fallait trouver un critère encore plus large, il faudrait regarder du côté des firmes transnationales, qui se contentent de courtiser les seuls citoyens connaissant l’anglais. Or ce critère a servi de justification au découpage du Québec en « Réseaux universitaires intégrés de santé », dont le RUIS-McGill, auquel le gouvernement eut la bonne idée de confier entre le quart et le tiers de la population québécoise, certaines régions entières et deux des plus importantes nations autochtones du Québec, Cris et Inuits34.
Cette utilisation de la PLOP fait gonfler les effectifs anglo-québécois à plus d’un million d’individus, 13 % de la population. L’utilisation de cet indicateur, évoqué dans la Loi fédérale sur les langues officielles, est généralisée au gouvernement fédéral et chez ses partenaires (Citoyenneté et Immigration Canada, Patrimoine Canada, Sénat et Commissaire aux langues officielles, de même que chez les Quebec Community Groups Network, B’nai Brith Canada – Région du Québec et l’Association d’études canadiennes35). Or certains défenseurs de la PLOP affirment que la Charte de la langue française elle-même respectait le contrôle intégral des institutions de langue anglaise ainsi que la protection de la liberté de choix des institutions délivrant les services recherchés. Quant aux contestataires de la PLOP, leur conception « infantile de la Charte de la langue française » s’inscrirait en faux contre la version originelle de la Loi 101 et nuirait à la vitalité et au financement des institutions de langue anglaise36. Le juge Irving Halperin, de la Cour supérieure du Québec, tranchait ce débat par un jugement, en 1999, qui transformait le moindre mot anglais, chinois ou italien d’un immigré, d’un étranger ou d’un Martien de passage, en droits fondamentaux ayant préséance sur les droits des natifs francophones de constituer la communauté de référence pour tous, de travailler en français, d’offrir le foyer de rencontre pour tous, francophones, immigrés et anglophones37.
En d’autres termes, tous ont droit à tous les services publics en langue anglaise du moment qu’ils le demandent. Lorsqu’il s’agit de nouveaux résidents, et que le premier contact avec l’administration se passe en anglais, celle-ci les considérera « anglophones » et se donnera l’obligation de les servir en anglais pour le reste de leurs jours. Ces « néo-anglophones » viennent tantôt de l’étranger ou du reste du Canada, ils sont anglophones, assimilés ou simples anglotropes, citoyens canadiens, immigrants reçus, candidats à l’immigration ou résidents temporaires aux études ou au travail, et même… personnes morales dont certaines sont des filiales étrangères38. Simples Martiens en transit, leur droit à l’anglais est supérieur aux droits des natifs de travailler en français ou de bâtir une société de langue française. Invoquant la Charte de la langue française elle-même, jouissant de fonds fédéraux et d’un abondant financement privé, leurs institutions sont à l’abri des compressions budgétaires : leurs institutions sont éternelles. Grâce aux partis fédéraux et aux médias, à leur contrôle des organisations civiles et à la collaboration du Parti libéral du Québec, ils sont politiquement à l’abri des mesures de renforcement du français et entendent réclamer une portion supérieure de l’immigration pour compenser leurs pertes interprovinciales. Seule compte l’obligation sacrée de répondre à la demande en anglais de tous et chacun pour tous les services publics. Pour tous les paliers de gouvernement, la participation à la vie de la cité n’inclut pas la connaissance du français, même si, au contraire, la connaissance de l’anglais ou du français est exigée au niveau fédéral. La démocratie sociale en prend pour son rhume.
Le nouveau méga-hôpital de l’Université McGill accentuera évidemment ce déséquilibre favorable à l’anglais. En effet, desservant les 168 000 Anglo-québécois de Montréal, le « CUSM » a reçu à peu près le même financement que le méga-hôpital de l’Université de Montréal, le « CHUM », qui dessert les autres 3,66 millions de Montréalais. Les premiers auront du service et des chambres individuelles bien équipées, les seconds devront composer avec des limitations sévères. Ce partage entre CUSM-CHUM est à l’image des « Réseaux universitaires intégrés de santé », où le « RUIS » de l’Université McGill obtient le rôle d’intervenant de première ligne pour le quart de la population québécoise, pourtant francophone à 79 %39. À l’image du financement de la recherche universitaire40, etc.
3. Le bon diagnostic pour des actions adéquates
Le bilinguisme individuel n’explique pas les succès économiques des francophones. C’est l’existence d’un réseau anglais en mal de main-d’œuvre, puis l’insertion – grâce à la connaissance de l’anglais – dans ce réseau qui sont les facteurs clés de la réussite individuelle, sans égard à la langue ni aux origines (section 3.1). L’État a ici la capacité de mettre fin à un système économique qui pompe indument les ressources de la communauté francophone (section 3.2). Dans ces conditions, la pérennité de celle-ci ne va pas de soi. D’importantes réformes institutionnelles doivent être entreprises afin d’obtenir pour la première fois de l’histoire du Québec un équilibre entre communautés fondé sur le poids démographique de chaque groupe.
3.1 Mouvements démographiques : un réseau de langue anglaise en mal de main-d’œuvre
Les francophones du début de la Révolution tranquille étaient tout au bas de la division culturelle du travail. Si quelques études ont ensuite affirmé que le succès individuel venait avec l’adoption du bilinguisme, celui-ci n’a pas permis à l’ensemble des francophones de prendre le contrôle de leurs propres affaires. En 2001, par opposition aux anglophones, les francophones avaient toujours de moins bons salaires, plus de chômeurs, plus de prestataires de la sécurité du revenu, étaient moins instruits et plus concentrés dans les professions et les industries les moins payantes. Cela même si la grande majorité des effectifs anglophones s’est renouvelée, même si les origines se sont diversifiées sans avoir été sélectionnées, et même si l’appartenance aux réseaux d’affaires est plus fraîche. A fortiori quand la proportion de diplômés québécois est plus faible et que les anglophones immigrés ont amené avec eux une connaissance du français plus faible, la communauté anglophone est malgré tout demeurée au sommet de la division culturelle du travail.
La communauté anglo-québécoise comptait 650 000 membres en 1971. Elle n’avait plus que la moitié des 251 000 Anglo-québécois recensés en 2006. Malgré des soldes migratoires interprovinciaux négatifs de 500 000 personnes depuis 1966 – dont les deux tiers ont bénéficié à l’Ontario –, la communauté anglo-québécoise attirait 800 000 néo-anglophones de plus en 2011 – 10 % de la population québécoise, s’ajoutant aux 251 000 Anglo-québécois. Avec ce demi-million de départs d’anglophones et l’ajout de 800 000 néo-anglophones, on peut parler d’explosion démographique chez les anglophones au cours des cinquante dernières années, même si celle-ci a été masquée en partie par les départs et la disparition des anglophones de souche.
Cette dynamique démographique de la communauté a créé un vacuum dans un réseau anglais en pleine expansion, de surcroît largement à l’abri des restrictions budgétaires. Le résultat a été un recrutement spectaculaire de main-d’œuvre hors des frontières de la communauté, à même les effectifs francophones, allophones, immigrés, enfants d’immigrés, Canadiens hors Québec, non-citoyens, assimilés et anglotropes. Une main-d’œuvre dont le seul prérequis – vital pour la communauté anglophone – était une maîtrise suffisante de l’anglais, quitte à ce que certains n’aient pas, à l’occasion, une maîtrise suffisante du français.
Ce n’est donc pas le bilinguisme individuel qui a fait la différence, mais l’existence d’un réseau économique anglais autonome et sans devoir envers les sans emploi, un réseau qui a offert soudainement des centaines de milliers d’emplois faute d’avoir lui-même suivi la courbe démographique déclinante de la communauté anglo-québécoise. Sans ce réseau, le bilinguisme serait demeuré d’une utilité marginale et n’aurait touché que certaines catégories restreintes de travailleurs. En réalité, on retrouve un surnombre d’emplois ayant l’anglais pour langue principale de travail, avec budgets conséquents. On retrouve aussi d’énormes pressions pour exiger davantage d’anglais dans la formation des élèves et des futurs diplômés, ainsi que pour réduire et même purger la politique de sélection des immigrants du critère linguistique.
Cette analyse montre l’extrême fragilité de la majorité francophone envers tout changement démographique ayant le potentiel de chambarder les rapports français-anglais.
3.2 L’action collective pour corriger les iniquités collectives
En imposant le libre choix des citoyens, des non-citoyens – et, dans certains cas, des personnes morales – quant à l’accès aux biens et services des secteurs public et privé, l’État québécois s’est montré ardent propagateur de l’anglais, langue des services publics. Les résultats conséquents n’ont fait que refléter la domination de l’anglais dans l’économie québécoise. Dans certains cas, l’usage de l’anglais a été identique à celui découlant autrefois du libre choix au niveau scolaire, quand 90 % des immigrés scolarisaient leurs enfants dans le réseau anglais.
La quête de pérennité du français laisse peu de choix au français : l’objectif reste de reconquérir leur économie et de changer de place dans la division culturelle du travail. Il leur faudra contester la définition de la communauté anglophone (la PLOP) qu’impose le gouvernement fédéral et que reprend dorénavant le gouvernement provincial. Il leur faudra, dans le réseau anglais, d’une part, donner des services en anglais mais financer à la hauteur des effectifs de la communauté anglo-québécoise et, dans le réseau français d’autre part, imposer ce dernier seule langue de travail et des services publics. Le fait de laisser l’État québécois encourager la création d’une nouvelle minorité anglophone – dont la croissance n’est pas finie – alors même où la communauté anglo-québécoise ne représente plus l’ombre de ce qu’elle a été jadis reste proprement suicidaire. Bien plus que l’action individuelle, qui participe au succès du réseau anglais, c’est l’action collective qui agit sur les iniquités de la division culturelle du travail.
« La question linguistique ne sera résolue (…) que le jour où le Québec deviendra un pays souverain, un pays à part entière, c’est-à-dire une majorité capable de faire elle-même toutes ses lois ». L’histoire du Québec a toutefois montré que lorsque le gouvernement québécois décide d’agir, il peut transformer son environnement et influer sur son avenir. L’État a déjà la capacité de corriger les pressions indues de l’anglais. Il peut réorienter les systèmes économiques qui grèvent les capacités de l’État et ravalent les francophones en citoyens de seconde zone. À cet égard, tous les gouvernements québécois ont le mandat de protéger la seule communauté francophone d’Amérique du Nord.
Bien sûr, le problème en est un de volonté politique. Lorsque 35 % à 40 % des sièges sont gagnés d’avance par le parti « dépendantiste », lorsque le vote bloc des non-francophones a autant sinon plus d’influence sur la dynamique électorale que le vote francophone, lorsque le parti dépendantiste accède au pouvoir plus régulièrement à Québec et dans la plupart des grandes villes, tout est plus difficile. Il devrait alors être clair que la réforme du mode de scrutin et des institutions politiques sont les mesures les plus porteuses de changement. Ces mesures favorisent démocratiquement l’affirmation des intérêts de la communauté francophone. Rien n’est inéluctable, hormis la poursuite du déclin francophone si aucune réforme n’a lieu.
Pierre Serré, Ph.D. sc. politique
pspedrito9@gmail.com
1 Ou « langue des échanges » entre la population native et les entreprises étrangères.
2 Cette étude est intitulée « 800 000 néo-anglophones en quelques décennies. L’expansion de l’État québécois a généré une nouvelle phase d’anglicisation sans précédent depuis l’Acte d’Union de 1840 », publiée dans L’Action nationale de décembre 2014. Plusieurs éléments en sont directement tirés.
3 Bien que la frontière soit mince entre les deux termes, « immigrés » réfèrent aux effectifs installés au pays tandis qu’« immigrants » réfèrent aux personnes toujours impliquées dans le processus d’immigration.
4 Voir André Raynauld, Gérald Marion et Richard Béland (1966), Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, « La répartition des revenus selon les groupes ethniques au Canada », Ottawa, éditeur Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Div. 5B, no. 2. L’étude a été citée par A. Davidson Dunton, André Laurendeau, Jean-Louis Gagnon (1969), Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre III Le Monde du travail (volume 3A), au « Tableau 5, Revenu du travail, Revenu moyen des salariés masculins, classés d’après l’origine ethnique, 1961 », p. 23. En ligne : http://epe.lac-bac.gc.ca/100/200/301/pco-bcp/commissions-ef/dunton1967-1970-ef/dunton1967-70-vol3-book1-fra/dunton1967-70-vol3-partie1-fra.pdf.
5 Les origines ethniques britanniques incluent les recensés dont les origines sont exclusivement anglaises, écossaises, galloises ou irlandaises, et toute combinaison entre ces groupes.
6 Avec un très faible 0,3 % d’avance des revenus des francophones sur ceux des anglophones.
7 Chez les francophones connaissant l’anglais, les revenus étaient de 31 % supérieurs (ou 9 186 $) à ceux des francophones unilingues (l’écart était moindre en 2000 qu’en 1970). Chez les anglophones connaissant le français, les revenus ne s’amélioraient que modestement face à ceux des anglophones unilingues (14 % de plus, ou 4 648 $; l’écart était supérieur en 2000 par rapport à 1970).
8 Connaître les langues française et anglaise augmentait les revenus de 64 % (ou 12 951 $) par rapport à ceux des allophones « zérolingues », i.e. ceux ne connaissant ni l’anglais ni le français (l’écart était moindre en 2000 qu’en 1970).
9 Les unilingues anglais présentaient des revenus supérieurs de 35 % (ou 7 070 $) à ceux des allophones « zérolingues ». De leur côté, les revenus des unilingues français n’étaient supérieurs que de seulement 5 % (ou 1 087 $) à ceux des allophones « zérolingues ».
10 Les revenus des allophones unilingues français s’amélioraient significativement avec la connaissance de l’anglais (+36 %, ou 11 864 $), tandis que ceux des allophones unilingues anglais ne s’amélioraient que de moitié avec la connaissance du français (+18 %, ou 5 881 $).
11 L’opinion est défendue par de nombreux élus et des représentants du Quebec Community Groups Network : ouverture de cours universitaires en anglais dans des universités de langue française; apprentissage de l’anglais dès la première année du primaire; apprentissage intensif de l’anglais dans la moitié de la sixième année du primaire; confirmation les « écoles passerelles » pour permettre aux plus familles aisées, moyennant quelques conditions, d’envoyer leurs enfants étudier dans les écoles publiques de langue anglaise. De même, les politiques de sélection des immigrants devraient refléter l’importance de l’anglais dans la réussite économique, ce qui implique, par exemple : 1) la confirmation d’une grille de sélection des immigrants qui diminue le poids des points alloués au français, permettant ainsi le plein contournement de ce dernier; 2) la délivrance plus facile des Certificats d’admission du Québec pour les étudiants internationaux, dont les trois quarts fréquentent les universités anglaises; 3) un recrutement accru de travailleurs temporaires, recrutés selon des critères propres aux entreprises – transnationales en particulier –, incluant une éventuelle demande d’immigration; 4) le recrutement accru d’immigrants entrepreneurs sans égard à la langue, pour lesquels seuls les actifs comptent; 5) le maintien du programme des aides familiales résidantes, au service de l’élite dans des conditions qui ont peu à voir avec le Code du travail, et qui gagnent (durement) le droit de déposer une demande d’immigration après un contrat de deux années; 6) l’entérinement de tous les cas d’aide humanitaire référés par le gouvernement fédéral, pour lesquels l’intégration n’est mesurée que par l’emploi, sans aucun critère relié à la langue, etc.
12 Voir P. Serré (2003), « Portrait d’une langue seconde : le français comme langue de travail au Québec au recensement de 2001 », in L’Action nationale, Vol. XCIII, numéro 9, Septembre.
13 En découlait la valorisation des fondations privées comme source alternative de financement des institutions autrefois soutenues exclusivement par l’État, incluant au passage le libre choix des institutions financées par celles-ci (les institutions du réseau anglais de préférence à celles du réseau français, incluant partis politiques, hôpitaux, institutions d’éducation – des universités aux écoles primaires –, OSBL diverses, notamment celles relevant d’organisations caritatives nord-américaines, etc.). Cette survalorisation de l’anglais s’est aussi reflétée dans les conditions de financement de l’État – en particulier fédéral –, notamment dans l’obligation du bilinguisme pour toute organisation profitant de deniers publics.
14 Ceux-ci comptaient des proportions plus élevées de revendicateurs du statut de réfugié; or ceux-ci ne sont pas spécialement les mieux préparés à l’immigration. Voir Serré (2003), ibid.
15 Citoyenneté et Immigration Canada et Statistique Canada (1998), La banque de données longitudinales sur les immigrants (BDIM), Tableaux sommaires standards, années fiscales 1981 à 1998. Cité dans P. Serré (2003) ibid., tableau 10.
16 Chambre de commerce du Montréal métropolitain/Board of Trade of Metropolitan Montreal (2011), La Planification de l’immigration au Québec pour la période 2012-2015, Mémoire présenté par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, 18 mai, p. 13; en ligne : http://www.ccmm.qc.ca/documents/divers/11_05_18_memoire_immigration_fr.pdf.
17 Document en ligne du ministère, décrivant les caractéristiques du marché du travail québécois, où figure la « connaissance écrite et parlée » de l’anglais, et incitant à l’apprentissage de l’anglais avant d’arriver au Québec : http://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/emploi/chercher-trouver/apprendre-anglais.html. Le ministère finançait des OSBL chargés d’offrir des cours d’anglais; voir Robert Dutrisac (2008), « Québec aide les immigrants à parler l’anglais. Le gouvernement paie des cours aux francophones pour améliorer leur employabilité », dans Le Devoir, 1 mai ; La Presse canadienne (2012), « Quand Québec finance les cours d’anglais des immigrants », 1 avril ; en ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2012/04/01/002-quebec-anglais-immigrants.shtml.
Dans les faits, le MIDI traite indifféremment tous les dossiers, qu’ils soient rédigés en français ou en anglais. Pour les candidats qui le demandent, il réalise ses entrevues de sélection en anglais, correspond avec les candidats en anglais, rend ses décisions en anglais, donne des séances d’information pour nouveaux admis au Québec en anglais, réfère en anglais dans l’appareil gouvernemental ou dans les OSBL affiliés qui dispensent des services en anglais. Le gouvernement fédéral ne fait pas davantage, à la différence qu’il insiste occasionnellement davantage sur le libre choix d’une langue officielle pour tous les aspects de la vie au Québec et au Canada.
18 Il va de soi que le ministère de l’Immigration devrait réaliser des recherches sur les facteurs de réussite au Québec en tenant compte de la division culturelle du travail (la langue de travail).
19 Grosso modo, le noyau « originel » installé au Québec après la Conquête, i.e. le noyau d’« origine ethnique britannique », a joui d’une protection politique étendue grâce à sa position de force sur le plan politique. Cette position de force a d’abord abouti à l’Acte d’Union de 1840. Grâce à des distorsions de représentation accordant autant de poids à la majorité francophone qu’à la minorité anglophone, celle-ci est parvenue à s’imposer politiquement pour obtenir de la métropole le gouvernement responsable en 1848.
La domination démographique des anglophones au Canada se confirme par la suite et est déterminante quant à la répartition des pouvoirs de la Constitution de 1867. Le nouvel État fédéral conçu à l’époque était un État unilingue anglais, tandis que l’État provincial québécois était dominé par l’anglais. Durant les décennies subséquentes, la majorité anglophone s’est servie de sa domination pour imposer des lois, des règlements, des jugements ainsi qu’une foule de pratiques pour réaliser la minorisation des francophones, notamment via l’immigration et des politiques assimilationnistes face au français. Rien ne s’objectait dès lors à la mise au rancart de la thèse des deux nations en lieu et place de relations d’égal à égal entre francophones et anglophones.
Au premier chef se trouve la centralisation des pouvoirs significatifs pour l’époque entre les mains du gouvernement fédéral (jusqu’aux communications, conférées au gouvernement fédéral par un jugement de la Cour suprême portant sur la télévision et la câblodistribution en 1978), mais aussi le pouvoir du premier ministre fédéral de nommer les membres du Sénat fédéral et les juges de la Cour suprême, dont les trois issus du Québec. Le gouvernement fédéral s’est par ailleurs réservé un pouvoir de désaveu des lois provinciales et doté le Québec du seul Sénat provincial au Canada (deux pouvoirs visant à bloquer des législations jugées trop nationalistes). Il mettait également en place l’article 80, qui protégeait les frontières de 12 circonscriptions provinciales à majorité anglophone, et l’article 93, qui garantissait une éducation publique aux protestants (presque tous anglophones) et aux catholiques (comme les Irlandais étaient catholiques mais anglophones, la disposition permettait le plus souvent d’angliciser, et parfois de sacrifier les Irlandais aux francophones). L’AANB n’offrait aucune garantie quant à l’utilisation du français dans les débats de la Chambre des communes ou devant les tribunaux.
20 Le concept lui-même présente de nombreux problèmes. Avant 1981, seul le pays d’origine du premier ancêtre du côté paternel ayant mis le pied sur le continent était considéré. À partir de 1981, plus d’une origine pouvait être indiquée. Au recensement de 1991, Statistique Canada a commencé à saborder la variable en reconnaissant, parallèlement aux « origines ethniques » telles que définies antérieurement, les « origines culturelles » du répondant. C’est au recensement de 1996, lorsque furent mentionnées dans les choix de réponse les origines « Canadiens, Canadiens français, Québécois, Acadiens, Franco-Manitobains, Franco-Ontariens », qu’ont explosé les réponses « culturelles », qui ne comptaient qu’environ 20 000 recensés en 1991. Le recensement de 2011 a décuplé le caractère multiculturel du Canada en acceptant que chaque recensé puisse répondre jusqu’à six origines ethniques ou culturelles. Même si la valeur de la variable était déjà relative sous la définition initiale d’avant 1981, les changements survenus à partir de 1996 ont rendu maintenant impossible d’avoir le portrait de l’assimilation intergénérationnelle en utilisant le décompte des effectifs d’origine ethnique française.
21 Voir P. Serré (2014), ibid.
22 500 000 personnes essentiellement anglophones selon la première langue officielle parlée composeraient les soldes migratoires interprovinciaux de 1966 à 2011 (voir Serré, 2014). Quant aux effectifs d’origine ethnique britannique, on recensait en 1971 650 000 Britanniques (réponses uniques). Vingt ans plus tard, en 1991 les effectifs n’étaient plus que 286 075 personnes (réponses uniques), 485 046 après redistribution des réponses multiples. En 2011, faute de nouveaux arrivants britanniques, les effectifs ont indubitablement poursuivi leur retrait, quoi qu’aucune mesure identique n’ait pu être réalisée. Remerciements à Charles Castonguay pour la répartition des réponses multiples du recensement de 1991.
23 Calculée par Statistique Canada, la « PLOP » correspond en gros à la langue dans laquelle chaque individu s’exprime dans ses échanges avec le reste de la société. Elle est l’indicateur de la « Loi fédérales sur les langues officielles », par lequel le gouvernement fédéral calcule les effectifs minoritaires qui ont droit à des services publics en langue anglaise au Québec, en langue française dans le reste du Canada.
24 Le pôle fédéraliste définisseur de la moitié la plus importante de la dynamique politique et électorale cherche d’une part à imposer l’idée d’un « statut politique protégé » pour institutions de langue anglaise, en qualifiant de « racistes » et d’« inutiles » les mesures de protection de la majorité française. Ces partisans tentent de disqualifier la nécessité de dresser un portrait objectif et indépendant de la situation linguistique, pour plutôt référer au portrait issu des rapports de force qui opposent traditionnellement, au Québec, l’élite politico-financière composée « non-francophones, les partis fédéraux, les libéraux provinciaux, les milieux d’affaires et les médias » à l’élite sociale et intellectuelle composée de « militants francophones, de syndicalistes et de travailleurs du monde communautaire ». Ce clivage remarqué au Québec durant plus de 30 ans est caractérisé au mieux par la neutralité et l’absence de l’État québécois, mais le plus souvent par sa collaboration avec l’élite politico-financière et le gouvernement fédéral.
25 L’un des rares chercheurs à s’intéresser aux substitutions linguistiques, Charles Castonguay, en parlait déjà en 1994. Voir C. Castonguay (1994), L’Assimilation linguistique : mesure et évolution 1971-1986, Sainte-Foy, Publications du Québec, Conseil de la langue française, 243 p.
26 Remerciements à Me Éric Poirier pour ses nombreux commentaires relatifs à cette section.
27 Adoptées respectivement en 1975 à Québec et en 1982 à Ottawa.
28 La condition de résidence au Québec que l’on retrouve dans la définition de l’« électeur québécois » a varié dans le temps jusqu’à s’aligner sur les définitions les plus permissives de toutes les autres provinces et territoires. En effet, il suffit de six mois de résidence au Québec pour pouvoir y voter, tandis que les citoyens qui sont temporairement absents depuis deux années ou moins (après y avoir résidé au moins une année) conservent le droit de voter par correspondance sur simple déclaration assermentée. La Cour suprême a fait changer cette condition de résidence pour inclure tous les « citoyens canadiens ». L’expression « ses études primaires » est devenue « la majorité de ses études primaires », ouvrant la porte aux études en anglais durant une année dans les écoles passerelles, lesquelles pouvaient alors être suivies d’une demande de transferts dans les écoles anglaises publiques.
29 C’est la population locale seule qui pouvait décider d’abandonner ce statut. En réalité, la chose ne s’est jamais produite. La solidarité entre francophones de toutes les régions est le seul élément qui ait permis l’adoption d’une loi renversant les rapports de domination des francophones par les anglophones dans les milieux dominés par les non-francophones (i.e. tous les lieux comptant moins de 80 % de francophones à Montréal et moins de 90 % hors Montréal).
30 Voici l’exemple de la municipalité de Rosemère, dont les élus ont combattu le retrait du statut bilingue contre les pressions de groupes de citoyens : selon la langue maternelle, la population anglophone y est passée de 19 % au recensement de 1996 à 14 % au recensement de 2011. Selon la langue parlée le plus souvent à la maison, les anglophones sont passés de 23 % à 19 % durant les mêmes recensements, tandis que, selon la première langue officielle parlée, les locuteurs anglais sont passés de 24 % à 19 % durant la même période. Selon l’anglais, langue le plus souvent parlée au travail, la proportion est passée de 32 % en 2001 à 19 % en 2011. Il faut se replier sur la connaissance de la langue anglaise, sur une répartition qui considère « anglophones » toutes les personnes bilingues pour obtenir une majorité de personnes connaissant l’anglais, laquelle s’avère, de surcroît, en augmentation : de 67 % à 71 % de 1996 à 2011 (voir Statistique Canada, 1996, 2001 et 2011 : « Profils des subdivisions de recensement », 2006 : « Profil des secteurs de recensement »). En réalité, la communauté anglo-québécoise ne fait pas plus de 7,6 % de la population de la municipalité, bien en deçà de tous les pourcentages précédents (voir P. Serré (2013), « Quelle communauté anglo-québécoise ? », dans L’Action nationale, mars-avril. En ligne : http://www.action-nationale.qc.ca/2011-06-30-23-44-4/numeros-2013/43-mars-avril-2013-vol-ciii-nos-3-4/dossier-le-francais-au-coeur-de-la-cible/76-quelle-communaute-anglo-quebecoise).
31 Pour Lucien Bouchard, c’était une affaire de droits fondamentaux : « Ne comptez pas sur moi… pour violer la Charte des Droits et libertés ou devoir recourir à la clause dérogatoire, la clause nonobstant !… Je veux être encore capable de me regarder dans un miroir lorsque je me lève le matin… », déclaration faite lors du Conseil national du Parti québécois tenu le 24 novembre 1996.
32 Les proportions initiales excédaient aussi la part de la communauté de langue maternelle anglaise dans la population active totale, estimée à 8,7 %. En ce qui concerne les emplois, la différence s’élevait à 5,2 %, soit un trop-plein de 50 000 fonctionnaires ayant l’anglais pour principale langue de travail, tandis que la masse salariale excédentaire s’élevait à 2,3 milliards $. Voir Henri Thibaudin (2011), L’offre d’emploi de langue minoritaire des institutions publiques au Québec et au Canada. Les secteurs de l’enseignement, de la santé et des services sociaux et des administrations publiques, rapport de recherches publié par l’Institut de recherche en économie contemporaine, Montréal, IRÉC, 61 p., novembre. En ligne : http://www.irfa.ca/site/wp-content/uploads/2011/11/Thibaudin-2011-IREC.pdf.
33 Voir notamment la page 32 de l’étude de Mathilde Lefebvre (2014), La bilinguisation des services de santé et des services sociaux du Québec, rapport de recherches publié par l’Institut de recherche en économie contemporaine, Montréal, IRÉC, 47 p, novembre. En ligne : http://www.irec.net/upload/File/RapportrechercheAnglaisSanteNovembre2014VD.pdf.
34 À plus de quatre cinquième francophone. Voir P. Serré (2010), « Montreal University Health Center. Un mégahôpital pour une minorité de 5,6 % », dans L’Action nationale, octobre, vol. C, no. 8.
35 Quebec Community Groups Network (s.d.), « Notre Histoire », s.l.; en ligne : http://www.qcgn.ca/notre-histoire/, où l’on fait référence à toutes les communautés anglophones; « Faits saillants »; en ligne : http://www.qcgn.ca/faits-saillants/, où la communauté anglophone est définie par la PLOP, et —– (2013), « Le QCGN se dit satisfait de la nouvelle Feuille de route pour les langues officielles du Canada », 28 mars; en ligne : http://www.newswire.ca/fr/story/1138149/le-qcgn-se-dit-satisfait-de-la-nouvelle-feuille-de-route-pour-les-langues-officielles-du-canada, où on élargit la communauté anglophone à tous les citoyens n’ayant pas le français pour première langue officielle parlée.
Fraser, Graham, Commissaire aux langues officielles (2010), « Notes pour une comparution devant le Comité sénatorial permanent des langues officielles au sujet de la communauté anglophone du Québec », 4 octobre, en ligne : http://www.ocol-clo.gc.ca/html/speech_discours_04102010_f.php.
Citoyenneté et Immigration Canada et Patrimoine Canada, Lorna Jantzen en collaboration avec Fernando Mata (2012), Portrait statistique des immigrants anglophones au Québec, Recherche et évaluation, février. Voir le Chapitre 6. Diversité des immigrants; en ligne : http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/recherche/anglophones-quebec/section6.asp.
Rapport du Comité sénatorial permanent des langues officielles (2011), L’Épanouissement des communautés anglophones du Québec : du mythe à la réalité, Ottawa, Le Sénat du Canada, octobre; en ligne : http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/411/ollo/rep/rep02oct11-f.pdf.
Association d’études canadiennes, Jack Jedwab éditeur (2010), La diversité profonde des anglophones du Québec – printemps, vol. 8, no. 2; en ligne : http://www.qcgn.ca/storage/website-resources/library/documents/publications/Spring%202010.pdf.
B’nai Brith Canada (2000), « Vivre ensemble, Mémoire soumis par B’nai Brith Canada – Région du Québec à la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec », s.l., novembre, 15 p.; en ligne : http://www.spl.gouv.qc.ca/fileadmin/medias/pdf/memoires/BNaiBrith_128.pdf.
36 Même un gouvernement libéral ne saurait s’attaquer au contrôle de leurs institutions, car, affirme Richard Bourhis, professeur de psychologie à l’UQÀM, il n’est aucune question plus vitale pour une minorité, pour son identité et sa culture, autant pour la minorité anglophone que pour les minorités ethniques, que de pouvoir se diriger elles-mêmes. Des institutions fortes, autonomes, permettront le développement des institutions minoritaires, d’imposer l’anglais langue de travail et d’administration, de canaliser le financement privé, d’embaucher dans toutes les communautés et de définir la politique d’immigration du Québec pour l’adapter aux besoins des institutions de langue anglaise. La minorité anglophone ne saurait se satisfaire d’obtenir des services en langue anglaise. Voir Richard Y. Bourhis (2014), « Santé. Une réforme néfaste pour les anglophones », dans La Presse, 21 novembre. En ligne : http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201411/20/01-4821016-une-reforme-nefaste-pour-les-anglophones.php.
37 Le jugement du juge Halperin précisait, entre autres, que l’hôpital chinois de Montréal avait le droit d’exiger la connaissance du chinois chez ses infirmières, confirmant que les communautés linguistiques minoritaires avaient le droit fondamental de recevoir des soins de santé et des services sociaux dans leur langue. Le juge reconnaissait ce même droit aux minorités anglophones et italophones.
38 Le consortium Collectif santé Montréal, « chargé en juin par le gouvernement Charest de construire, financer et d’entretenir le nouveau CHUM en mode PPP », était composé de quatre firmes étrangères, deux anglaises, une française et une espagnole. La langue de travail sur le chantier y était l’anglais, si bien qu’une plainte a été déposée auprès de l’Office québécois de la langue française (voir La Presse, 7 mars 2012).
39 Et même un rôle de deuxième ou de troisième lignes pour une population supplémentaire équivalant à 35 % de la population québécoise.
40 50 % des Chaires du Canada ont été accordées aux universités McGill et Concordia.