Le débat sur la laïcité au Québec : une question juridique ?

Le dépôt récent de quelques avis juridiques sur le projet de loi 60, la charte de la laïcité ou charte des valeurs, a fait couler beaucoup d’encre de la part d’éditorialistes et de chroniqueurs ces dernières semaines. Que ce soit le fameux avis du Barreau ou celui de la Commission des droits de la personne, la manière dont fut rapporté le contenu de ces documents pourrait bien donner l’impression aux lecteurs que le droit, cette maîtresse bienveillante qui distingue les civilisés des barbares, nous offre une unique réponse aux questions que les Québécois tentent (presque en vain) de se poser depuis ces derniers mois. Ce n’est pourtant pas le cas. Dans une société de droit, la laïcité que propose le Gouvernement du Québec n’est ni interdite, ni obligatoire. Le « droit », en tant que science, reste neutre sur le sujet. Il ne nous offre aucune échappatoire facile.

Les militants anticharte de type « juridique » ne cessent, en revanche, de rappeler que nous vivons dans un « État de droit », constat qui ressemble beaucoup plus à une allégation d’illégitimité du processus de débat sur la laïcité plutôt qu’à un argument de fond. Le message que l’on peut y lire entre les lignes, c’est que le respect de l’État de droit prohibe toute réforme législative qui mettrait en question un certain statu quo jurisprudentiel qui se serait formé autour de la loi actuelle. Un parlement national doit-il forcément s’abstenir de modifier un texte de loi dès lors que celui-ci jouit d’un certain confort jurisprudentiel ? Poser la question, c’est y répondre.

L’État de droit et le respect des hiérarchies

Il y a maintes théories sur le rôle du droit dans une société démocratique, mais la théorie sous-jacente aux paroles et à l’attitude de bon nombre de juristes au cours de ce débat sur la laïcité est celle voulant que le droit doive non seulement servir de guide de réflexion, mais, du même coup, que cette réflexion ne doive en aucun cas dépasser les limites établies par l’état actuel du droit. C’est une théorie de nature essentiellement politique qui prend le contre-pied des concepts juridiques les plus élémentaires (souveraineté du parlement, hiérarchie des normes juridiques, etc.).

Ce que présuppose la thèse de ces juristes militants, c’est que le droit actuel serait l’expression d’une vérité immuable et intouchable par le processus démocratique, celle du savoir de nos illustres juristes, dont certains croient à tort qu’il est de leur vocation de diriger le pays, non pas en se faisant élire tel que le requiert cette constitution qui leur serait si chère, mais plutôt en pontifiant ce que le « droit » exigerait de nos législateurs, indépendamment de toute volonté démocratique.

Souvent, lorsqu’il s’agit de vérifier la conformité d’une loi aux normes supérieures, les tribunaux remplissent légitimement un tel rôle de contrôleur. Nous ne vivons pas, après tout, sous un régime de loi de la populace. Or, pour ce qui est de l’intégration du principe de la laïcité à la Charte québécoise (en dehors du contenu de l’éventuelle charte de la laïcité elle-même), force nous est de constater qu’un tel ajout respecte tout à fait la seule norme supérieure à la Charte québécoise, soit la Constitution canadienne et notamment la Charte canadienne, qui ne défendent en rien qu’une province exprime dans son propre droit son attachement à la séparation de l’État et des Églises.

Peu importe, selon ces juristes, qui se prononcent non seulement contre la Charte de la laïcité en tant que telle, mais aussi contre l’intégration du principe de laïcité dans la Charte québécoise et même, de toute évidence, contre la tenue de tout débat public qui puisse surgir autour du contenu de celle-ci. Bref, pas question de perturber la tutelle judiciaire qui règne sur les textes qui définissent les valeurs de notre société qui se veut pourtant démocratique. Pourquoi un tel acharnement ?

Une analyse critique de la culture juridique au Québec révèle que certaines lois fétiches ont atteint un statut quasi évangélique aux yeux de nombreux juristes, sans pour autant jouir du statut constitutionnel qu’ils lui auraient souhaité. Pour peu qu’un certain courant jurisprudentiel prenne forme autour d’une loi donnée, soudain la légitimité dont jouissait le législateur pour adopter ladite loi disparaît, comme par magie, et toute modification législative devient impensable. Cette attitude est peu surprenante. Il y a un statu quo législatif trentenaire en matière des droits fondamentaux au Québec et bon nombre de juristes ont consacré leur carrière et leur vie à l’étude du développement de l’interprétation judiciaire de ces lois. Ils en sont venus à tenir pour acquise une Weltanschauung juridique qui, malgré l’ardeur et le dévouement de ses adhérents, n’est pas universelle.

Il ne faut pas chercher dans ce dernier paragraphe l’expression d’un anti-intellectualisme ni d’un clivage entre le « vrai monde » et les juristes intellos trop déconnectés du peuple. Il s’agit plutôt d’un rappel sur le rôle du juriste dans une démocratie, et ce rôle n’est pas celui du philosophe roi. Le juriste peut très bien se référer aux textes de loi en vigueur et à la jurisprudence qui est censée élucider ceux-ci. Il peut les citer, les interpréter, les commenter, et ce, sans sortir du domaine des sciences juridiques. Or, quand le juriste se met à militer activement pour ou contre le maintien de l’état actuel du droit, il sort du domaine desdites sciences et il entre dans l’arène politique et devient un agent idéologique. Tel est le droit de tout citoyen ayant la qualité d’électeur. Toutefois, sont bien méritées les critiques que suscitent les tentatives de dissimulation d’un activisme politique derrière le bouclier irréprochable et immaculé du « droit ».

Nos textes fondamentaux définissent avec une clarté admirable les rôles du judiciaire et du législatif. De même, tant les sciences juridiques que les traditions juridiques occidentales définissent tout aussi nettement une hiérarchie bien établie des sources du droit et des normes législatives. C’est en respectant ces rôles et ces hiérarchies, et non en idolâtrant les corpus jurisprudentiels qui en sont le produit, qu’une société demeure dans l’État de droit.

La source première du droit dans notre démocratie est la législation, suivie (et non précédée) par la jurisprudence. La législation elle-même est hiérarchisée respectivement en lois constitutionnelles, lois quasi constitutionnelles, lois ordinaires et règlements. La Charte québécoise est classifiée par la jurisprudence comme une loi « quasi constitutionnelle ». Or, le mot « quasi » dans cette expression n’y figure pas pour rien.

La Charte québécoise est à l’origine une loi ordinaire adoptée par l’Assemblée nationale en suivant la même procédure suivie pour l’adoption de n’importe quelle autre loi. Le fait qu’elle consacre un certain nombre de droits considérés comme fondamentaux n’y change rien, strictement parlant, car cette classification de « quasi constitutionnelle », d’origine judiciaire, n’est contraignante qu’à l’égard des tribunaux eux-mêmes et ne lie d’aucune manière l’Assemblée nationale, si ce n’est par une volonté populaire exprimée aux urnes. Or, la volonté populaire actuelle semble appuyer la réforme proposée par le gouvernement, au grand chagrin des juges ayant tâché si fort d’opérer l’impossible, soit de transformer (sans que soit consultés les électeurs) une loi ordinaire en loi constitutionnelle quasi intouchable. Cette alchimie judiciaire, tout comme l’alchimie traditionnelle, ne porte pas les fruits escomptés.

Les tribunaux supérieurs de justice peuvent faire en sorte que les instances inférieures interprètent une loi comme si elle était le produit d’un processus législatif extraordinaire telle une assemblée constituante suivie d’un référendum (bref, le processus par lequel une société se dote d’un texte à valeur constitutionnelle), mais ce faisant, le tribunal ne saurait empêcher l’Assemblée nationale de remplir sa fonction législative à l’avenir. Si les Québécois veulent se donner un texte réellement constitutionnel, ils devront faire l’exercice ardu qui aboutit à ce résultat. Les raccourcis judiciaires ne suffisent pas.

Le spectre de l’Europe

L’accusation voulant que la société québécoise romprait à tout jamais avec les droits de la personne et avec l’État de droit si jamais elle décidait d’embrasser le principe de la laïcité dans ses textes législatifs implique forcément que les pays ayant adopté un tel régime laïc seraient de véritables brigands en matière de droits fondamentaux. Ainsi, les opposants à la charte de la laïcité n’ont pas hésité à attaquer de manière scandaleuse l’intégrité démocratique d’États tels que la France, la Suisse et la Turquie.

À titre d’exemple, Gérard Bouchard taxa le modèle d’intégration français d’« échec retentissant ». Un tel propos sortant de la bouche d’un personnage plus important que Bouchard aurait très bien pu provoquer une crise diplomatique, mais les chantres du Québec dit « inclusif » (quel moyen sémantique providentiel d’accaparer la vertu !) se permettent de dire n’importe quelle ânerie choquante pour bousculer les électeurs à se rallier derrière leur position. Combat-on donc la prétendue « islamophobie » par l’hexagonophobie ?

Les attaques ad hominem ne s’arrêtèrent pas hélas ! aux malheureux propos de Bouchard. Un avis publié et signé par une poignée de professeurs d’une des plus grandes universités québécoises il y a quelques semaines a dépeint comme quasi insignifiants ces « rares » États où la laïcité existe comme principe juridique en soi. Ainsi, la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme, ayant défendu à maintes reprises la laïcité française, suisse et turque, est traitée de « regrettable ». Regrettable peut-être, tout dépendant de son point de vue, mais non moins juridique, ni moins émanant d’une institution juridique aussi respectée et beaucoup plus significative quant à son impact (avec 47 pays membres du traité établissant la Cour) sur la scène internationale que n’importe quel tribunal canadien. La Cour suprême du Canada a beau être citée dans les instances internationales plus souvent que le poids démographique et diplomatique de ce pays ne justifierait, cela ne fait pas d’elle l’ultime autorité juridique et morale de la planète (dont il n’existe aucune).

Ce même document universitaire assure le lecteur qu’imiter la France ou la Suisse en matière de laïcité constituerait pour le Québec une renonciation à tout nouvel apport au développement de l’État de droit moderne. Comme si l’État de droit moderne ne devait rien à ces deux États phares dans la communauté internationale. Comme s’ils existaient à la frange, voire en dehors de l’État de droit, ces deux États dont l’influence et la stature dépassent largement celles du Canada tout entier, et donc encore plus celles du Québec. On voit alors très clairement que l’argument soi-disant « juridique » contre la charte de la laïcité n’a pu se passer de tentatives de banalisation à l’égard d’États (non moins « de droit ») et d’institutions juridiques internationalement réputés ayant pourtant eu le mauvais goût de préférer une thèse contraire à celle ayant actuellement la cote dans une certaine école de pensée philosopho-juridique.

La laïcité : une possibilité juridique bien réelle

Il est irréfutable que l’Assemblée nationale est bel et bien habilitée à modifier la Charte québécoise, loi qui n’est soumise à aucune procédure spéciale de modification, pour que l’éventuelle charte de la laïcité y soit conforme. Il est aussi admis qu’elle peut protéger celle-ci d’une invalidation quasi certaine par les tribunaux sur la base de la Charte canadienne en invoquant la clause dérogatoire (si elle choisit d’emprunter cette route). Ainsi, toutes les normes supérieures seraient respectées et le gouvernement du Québec demeurerait dans une totale conformité avec le droit canadien.

Suite à ces changements législatifs, les tribunaux n’auraient d’autre choix que de prendre acte de l’intégration du principe de laïcité dans la Charte québécoise et, à l’avenir, de trancher en conséquence les différends ayant rapport à la liberté religieuse. Les droits fondamentaux ne cesseraient pas d’être au cœur des délibérations judiciaires, mais le principe de laïcité servirait d’élément de réflexion incontournable aux juges, car il ferait partie intégrante d’une loi qu’ils ont eux-mêmes désignée comme « quasi constitutionnelle ».

Il faut donc se méfier de toute proposition voulant qu’il existe une réponse juridique béton à la question de savoir si le Québec devrait ou non adopter sa Charte de la laïcité. Cela est un débat d’opportunité et donc un débat forcément politique. Quant à la question de savoir si le Québec pourrait l’adopter, et ce, sans sortir de l’État de droit, la seule réponse juridique objective possible est oui.