Marc chevrier
L’empire en marche. Des peuples sans qualités. De Vienne à Ottawa
Québec, Presse de l’Université Laval, 2019, 648 pages.
Si on peut s’étonner à première vue de qualifier le Canada d’empire, il faut lire l’ouvrage magistral fort bien documenté de Marc Chevrier pour s’en convaincre. Pour ce faire, l’auteur convoque L’histoire, le droit et les grandes œuvres de la pensée politique.
La première partie traite de l’empire dans tous ses états. Si la notion d’empire a pris diverses formes dans le temps et dans l’espace depuis l’Antiquité, elle se renouvelle dans la modernité, les États-Unis, l’Union européenne, etc. En démocratie libérale, l’empire prend souvent la forme de la fédération et c’est précisément cette forme qui lui permet d’occulter ce qu’a d’impérial sa politique.
L’auteur démystifie les célèbres bienfaits de la fédération dans la partie 2 intitulée « Misère du fédéralisme ». Un tel régime est caractérisé essentiellement par le partage des champs de compétence entre des ordres de gouvernement, un partage rationalisé par le droit constitutionnel à l’avantage de l’État central et au détriment des états fédérés. C’est selon les mots de l’auteur « le beau mirage de l’équilibre fédéral », ce que le livre illustre en partie 3 avec le cas de l’empire canadien.
Pour l’auteur, la Conquête de 1760 et non 1867 est l’acte fondateur du projet impérial canadien. Depuis lors, le Canada a obéi à une logique d’expansion territoriale avec ses annexions successives de provinces et de territoires, une expansion encouragée toujours par une forte immigration qui s’anglicise. Par ce processus d’expansion continue, l’Etat canadien en est venu à minoriser les canadiens français et à faire du Québec français un groupe culturel parmi d’autres au sein du Canada multiculturel, cette position est réaffirmée et renforcée avec le rapatriement de la constitution en 1982; assortie d’une charte des droits individuels, cette constitution régit la fédération, légalise les rapports de domination et entrave tout projet d’émancipation des nations minoritaires.
En s’inspirant de L’homme sans qualités de R. Musil notre auteur illustre la réalité des peuples minoritaires vivant la condition impériale, des peuples sana qualités dépourvus de liberté collective à la faveur de la seule liberté des individus, libéralisme oblige; des individus sans qualités, il n’y a pas de quoi inquiéter l’ordre de l’empire, même un empire faible.
Lucille Beaudry pour le jury du prix Richard-Arès 2019