Comme ministre québécois responsable de la Francophonie canadienne, M. Jean-Marc Fournier a affirmé qu’en excluant le Québec, le Canada anglais compte « 2,6 millions de francophones et francophiles1 ». L’affirmation est faite sans ambages, cinq fois plutôt qu’une, dans un article de moins de 600 mots !
Pour ce qui est d’abord des francophones recensés au Canada anglais en 2011, il s’agit du nombre de personnes de langue maternelle française. Au dernier recensement, Statistique Canada en a dénombré 1 008 000. Quant aux soi-disant francophiles, M. Fournier les a définis par le nombre de personnes sachant parler le français parmi toutes celles qui ne sont pas de langue maternelle française. Ainsi, en ne considérant que les personnes de langue maternelle anglaise et de langues maternelles tierces, on a recensé 1 638 000 francophiles en 2011.
L’addition donne donc un total de 2 646 000 francophones et francophiles, chiffre que M. Fournier pouvait arrondir à 2,6 millions de personnes en 2011 dans l’ensemble du Canada anglais2.
Une équivalence indue
Mais peut-on vraiment considérer comme francophile quiconque se déclare capable de parler le français ? Pour répondre, retournons à la source des données.
La question posée dans les recensements canadiens se lit comme suit : « Cette personne connaît-elle assez bien le français ou l’anglais pour soutenir une conversation3 ? » Les seules réponses possibles sont les suivantes : « Français seulement ; Anglais seulement ; Français et anglais ; Ni français ni anglais ».
Face à un tel choix, le répondant doit faire une évaluation de sa compétence dans le genre « tout ou rien » : ou bien il s’estime apte à soutenir « assez bien » une conversation, ou bien il se considère comme incapable de le faire. Son habileté, même grossièrement estimée (« excellente, très bien, un peu, pas du tout »), n’est tout simplement pas prise en compte.
Globalement, il y a exagération dans les réponses données, car lorsque Statistique Canada a testé une question plus exigeante – en précisant que la conversation devait être « assez longue sur divers sujets » –, les réponses affirmatives se sont effondrées. De plus, prétendre pouvoir converser dans l’une des deux langues officielles du pays ne révèle rien sur l’usage qu’on en fait.
S’il suffit de connaître le français hors Québec pour être vu comme un francophile par M. Fournier, il s’ensuit que tout Québécois qui connaît l’anglais devrait être considéré « anglophile ». Pour fin de comparaison, voyons combien ils étaient en 2011.
Les « anglophiles » du Québec
En procédant de la même manière à partir du même recensement, le Québec aurait compté 3 701 000 anglophones ou anglophiles en 2011. Cet effectif peut s’arrondir à 3,7 millions de personnes.
D’emblée, constatons que ces Québécois anglophones ou anglophiles surpassent de plus d’un million de personnes (soit 40 % plus nombreux), leurs jumeaux francophones et francophiles du Canada anglais. Bien que ces jumeaux soient identiques dans leur conception, ils n’ont manifestement pas le même poids ! En effet, tandis que francophones et francophiles du Canada anglais ne comptent que pour 10,5 % de la population canadienne hors Québec4, les anglophones et anglophiles du Québec forment près de la moitié de la population québécoise avec 47,4 %.
La nette supériorité de l’« anglophilie » québécoise sur la « francophilie » du Canada anglais ne devrait étonner personne, car elle est principalement due au bilinguisme fort répandu au sein de la majorité francophone du Québec5. Que les anglophiles du Québec, au nombre de 3 053 000 personnes, soient presque 5 fois plus nombreux que les 648 000 Québécois de langue maternelle anglaise n’a rien d’étonnant.
Voilà pour les données démographiques. Mais qu’en est-il des comportements linguistiques de ces deux « tourtereaux canadiens » prétendument amoureux de la langue de l’autre ?
Des comportements bien différents
On ne compte plus les témoignages racontant la propension de nombreux Québécois francophones n’hésitant pas à s’exprimer en anglais sans y être obligés. Outre qu’ils entament souvent la conversation en anglais, certains sont même plus fiers de montrer leur aptitude à parler l’anglais que de s’exprimer correctement dans leur langue maternelle. Christian Dufour a consacré tout un livre à cette question6. Nous joignons des extraits d’un courriel de Cassandra T., une Ontarienne qui voudrait bien parler le français à Montréal7.
Bonjour M. Paillé,
Je suis tout à fait d’accord qu’il est essentiel que les immigrants en arrivant au Québec parlent le français. Cependant je voudrais vous informer de quelque chose. Moi, j’habite à Montréal, et je sais qu’il y a beaucoup de gens qui parlent anglais (surtout des immigrants), et le chiffre continue d’augmenter.
En effet, je viens d’Ontario et quand je suis arrivée en Janvier, on dirait que je ne parlais presque aucun français. Mais je voulais apprendre la langue. Je me suis inscrite tout de suite dans un cours au CÉGEP, et j’étudiais quand j’avais le temps. Mais, ce qui était tellement embêtant était que personne ne voulait me parler en français. Quand je posais de questions à n’importe qui sur les rues, ils me répondaient en anglais à cause de mon accent. Je connais des immigrants qui ne parle même pas l’anglais, et les gens vont leur parler en anglais. Les Québécois se plaignent tout le temps que les anglophones viennent à Montréal et qu’ils n’apprennent pas le français pourtant personne ne nous parle en français quand on essaie. Dites-moi, comment vous attendez vous que nous apprenions la langue si nous ne pouvons pas pratiquer ?
Bonne Journée,
Cassandra T.
14 septembre 2010
On ne trouvera pas au Canada anglais des milliers d’anglophones à ce point « francophiles », qu’ils feraient couramment usage du français au détriment de l’anglais. Si tel était le cas, on l’aurait su depuis longtemps. Quelques essayistes auraient doublé Christian Dufour pour écrire le même livre… en anglais.
Depuis des années, Impératif français ne cesse d’inviter les francophones du Québec à s’exprimer dans leur propre langue. En décembre 2015, cet organisme culturel voué à la promotion du français les incitait à faire leurs achats de Noël chez « les marchands et les entreprises qui les respectent8 ». Y a-t-il à Toronto, Vancouver, Winnipeg ou autres grandes villes du Canada anglais, un quelconque Impératif anglais invitant les francophiles à donner préséance à l’anglais plutôt qu’au français ? Si tel était le cas, ce serait plutôt une blague.
Se battre pour le français
Le ministre Jean-Marc Fournier croit-il vraiment que le Canada anglais compte 2,6 millions de personnes qui « se sont battues pour pouvoir étudier en français, travailler en français, vivre en français » ? Ceux qui se sont battus et se battent encore ne sont certes pas des anglophones ayant simplement appris le français.
Ce ne sont pas non plus les 319 000 francophones « assimilés » qui se sont battus. Au contraire, en adoptant l’anglais comme langue au foyer, ces 39 % d’assimilés ont transmis l’anglais à leurs enfants et aux générations suivantes. Ce phénomène se poursuit toujours chez les plus jeunes.
Ceux qui ont lutté pour vivre en français se trouvent plutôt parmi les 619 000 personnes de langue maternelle française qui parlent encore le français à la maison. Toujours en situation minoritaire, ils craignent que leurs enfants, bien qu’élevés en français, s’« assimilent » graduellement à l’anglais, comme l’ont d’ailleurs déjà fait certains de leurs neveux et nièces.
La galéjade du ministre Jean-Marc Fournier a au moins le mérite d’illustrer l’art de la « chosification » : créer un nouveau concept et prétendre qu’il existe au moyen d’un gros chiffre.
1 Jean-Marc Fournier, « Une autre vision de la francophonie canadienne », Le Devoir, 8 octobre 2015.
2 Tous ces nombres sont obtenus en soustrayant les données concernant le Québec de celles de l’ensemble du Canada. Calculs effectués d’après Statistique Canada, Tableau thématique, no 98-314-XCB2011028 au catalogue.
3 http://www23.statcan.gc.ca/imdb/p3Instr_f.pl?Function=assembleInstr&lang=en&Item_Id=115113
4 En 2011, le Canada anglais comptait 25,3 millions d’habitants.
5 Michel Paillé, « L’anglais au Québec : Un gros mensonge encore tenace après 35 ans de loi 101 », Huffington Post Québec, 18 octobre 2012.
6 Christian Dufour, Les Québécois et l’anglais. Le retour du mouton, Montréal, Les éditeurs réunis, 2008, 149 pages.
7 On trouvera la version intégrale de ce courriel sur mon site Internet : http://michelpaille.com