Lettre à Jean‑Martin Aussant

findesexilsJean-Martin Aussant
La fin des exils : résister à l’imposture des peurs, Atelier 10, coll. Documents, Montréal, 102 pages

Jean-Martin Aussant… Il y a maintenant longtemps que je ne t’attendais plus nulle part. Je t’avais pourtant espéré, et même plus qu’espéré avec plusieurs de mes semblables. Tu étais passé devant nos yeux comme une comète : brillant, fascinant, nouveau. Ta présence dans un ciel monotone faisait rêver. Il faut dire, cher objet céleste JMA2012, que tu avais tout pour réussir. D’abord la jeunesse, qualité non nécessaire, mais fort utile quand vient le temps de plaire aux foules au XXIe siècle. Tu avais les idées claires et nettes, limpides et fraîches comme cette eau qui coule des eskers abitibiens. Aucun de ces politiciens mollassons et intrigants qui tentaient de te piéger n’y arrivait. Tu les mettais en pièce sans aucun complexe, sans même te prendre pour un superhéros. Tu leur lançais ces phrases-choc en 140 caractères dont seul toi détiens le secret, puis ils se taisaient et leur aura misérable disparaissait, les laissant nus devant nous, habillés de leur néant. Tu as rassemblé derrière toi des milliers de jeunes qui ont découvert qu’ils étaient indépendantistes, que ce projet n’avait rien de ringard et de dépassé. Mieux encore, tu as fait cela sans mettre de l’avant cette obsession malsaine pour le gauchisme qui gangrène aujourd’hui ce qui reste du souverainisme. Pour toi, l’indépendance de notre nation était la première clé nécessaire pour déverrouiller notre avenir et protéger notre existence.

Bien sûr, ton parti était petit. Il n’a récolté que peu d’appuis au scrutin de septembre 2012. Mais tu es resté, sagement. Tu savais qu’il fallait construire le navire avant de triompher. Tu étais ouvert à toutes les possibilités pour le devenir de ce mouvement que tu avais mis en branle. Moi, j’attendais que d’autres bâtisseurs se greffent à nous. Je croyais qu’avec toi en tête, sérieux et qualifié que tu étais, des politiciens sérieux et d’expérience, exaspérés de l’absence de volonté du Parti québécois quant à la réalisation de son projet, allaient prendre place dans cette belle et rutilante goélette dont tu t’étais fait capitaine afin de lui permettre de prendre plus sûrement la mer et d’affronter avec brio les tempêtes de l’opinion publique québécoise. Je croyais en l’avenir. Puis tu es disparu. Cher objet céleste JMA2012, tu avais tout pour toi, tout sauf une orbite prédictible. Quel malheur, quelle tristesse !

Oh, c’est certain, tu es réapparu… J’ai bien vu, un certain après-midi de juin 2015 triste à pleurer, ton reflet scintillant apparaître dans le firmament voilé de noir. Cette journée-là, je m’en souviens, nous disions adieu à Jacques Parizeau, notre père à tous, la seule personne à ce jour ne m’étant pas intime dont le départ m’a fait verser des larmes. Tes mots, ton appel à « la fin de tous les exils », avaient fait revivre mon âme en deuil, ils étaient ceux qu’il fallait dire pour me consoler. Mais ils furent hélas ! ceux qui allaient me faire ne plus jamais t’attendre et t’espérer nulle part. Car, objet céleste JMA2012, lorsqu’on se pose devant un peuple entier comme l’enfant prodige annonçant son retour, il faut être à la hauteur, il ne faut pas décevoir, sans quoi cet espoir que l’on tue dans le cœur de ceux qui nous attendent devient une allégorie de notre propre mort, même si cette dernière n’est prise qu’au sens figuré.

Je ne t’attendais donc plus nulle part, Jean-Martin Aussant, surtout pas dans ma librairie. J’avais ouï dire que tu jouais parfois du piano sur scène en compagnie d’étranges poétesses, que tu veillais aussi au bon fonctionnement d’un organisme d’économie sociale qui exigeait de toi le silence radio quant à tes opinions politiques. Pourtant, c’est sur un étalage de livres que je t’ai vu. J’ai été très inquiet par la vision que tu m’as offerte. Tu avais beaucoup changé. Tu étais vert pâle et très, très mince, arborant le numéro 12 en façade et ces mots qui résonnaient encore dans ma tête comme l’ultime cassure : La fin des exils. Étais-tu devenu le 12e prisonnier d’un camp de travail nouveau genre, essayais-tu de m’envoyer un message de détresse codé ? Voulais-tu te racheter et revenir, enfin, pour vrai ? Avais-tu un plan ? Ébahi et intrigué, je t’ai agrippé et j’ai accepté que tu me parles. Tu avais 102 pages de choses à me dire et j’ignorais vraiment à quoi m’attendre.

J’ai vite réalisé que l’objet de ton propos n’avait rien à voir avec ton retour d’exil. C’est donc ma pire intuition qui était la bonne, je le crains : il a plutôt profondément à voir avec la détresse du prisonnier dénutri d’un camp de travail. Pas que ce livre qui te représente aujourd’hui dans l’univers intellectuel québécois soit raté, loin de là. Tu y lances quelques bonnes pistes de réflexion, on y décèle par moments cet esprit qui avait charmé lors de ton passage bref et lumineux en « vraie » politique, celle qui a pour objet de s’emparer du pouvoir afin de gouverner avec assurance. Mais on te sent limité. Est-ce ton absence du monde politique qui t’afflige ? Sont-ce les aléas de la com et de la mise en marché qui t’ont autant amaigri ? Est-ce le gauchisme duquel tu sens l’obligation de te réclamer qui te fait dédaigner le pouvoir ainsi ? Je ne sais pas, mais cela m’inquiète.

Mais parlons de ton livre. Dans le premier chapitre, tu sens l’obligation de justifier le choix du titre de ton essai. Tu expliques que les peurs engendrent des exils intellectuels, que ces exils consistent à se retirer du collectif pour ne penser qu’à soi. Bon, d’accord… Mais pourquoi parler d’exil ? Certes, notre société souffre d’un grave problème en effet : elle peine à se penser elle-même comme autre chose qu’un amas d’individualités en compétition entre elles. Le collectif se dissout plus que jamais dans ce libéralisme des mœurs porté par la gauche et celui économique porté par la droite assoiffée de libre concurrence.

Si cela est un exil, il n’est pas simplement celui de citoyens apeurés qui fuient leurs responsabilités collectives. Mauvais diagnostic. C’est un exil des hommes du politique auquel on assiste, littéralement, exil engendré par une idée de la liberté et des valeurs qu’on lui accole aujourd’hui (ouverture, tolérance, diversité) corrompue et dévoyée par un libéralisme qui se croit être l’apothéose idéologique du genre humain. Il faut, si l’on veut regagner nos terres intellectuelles, mieux identifier l’ennemi que cela, et c’est, je crois, la plus grande faille de ton essai après celle de ne pas avoir fait de l’indépendance de notre nation le pivot absolu de ton écrit. Éduquer, calmer les peurs des gens face à un projet d’émancipation nationale est certes très important, mais cela ne suffit pas.

Tu dis, plus loin, qu’il ne faut pas construire un pays en négatif d’un autre, sous-entendant que notre projet de Québec pays ne devrait pas être bâti sur un rejet du Canada. Qu’au contraire, il faut envisager les choses paisiblement et simplement comprendre que le Canada est un magnifique et aimable pays, mais qu’il n’est pas notre pays, que ses intérêts divergent des nôtres et qu’il serait plus avantageux pour nous de faire notre LIT (voter nos Lois, collecter nos Impôts, signer les Traités qui nous lient aux autres), expression qui t’est chère pour expliquer aux gens ce qu’est la souveraineté selon toi. Deux choses ici doivent être mentionnées, je crois.

Premièrement, je comprends que le fait de considérer ouvertement le régime canadien comme un régime ennemi n’est pas très séduisant selon les standards de notre époque outrageusement festive. Je comprends que, dans le monde des bisounours, les ennemis n’existent pas, le conflit politique peut être éradiqué par le droit et l’économie, la paix dans le monde est possible, le consensus est accessible si l’on éduque correctement les gens à l’usage de la raison. Cela est bien naïf, me semble-t-il, et manque dramatiquement de réalisme. Le droit à l’autodétermination des peuples peut aisément être bafoué sous le regard complice des grandes institutions supranationales et de leurs membres gardiens du libéralisme mondial, et ce même par des démocraties libérales exemplaires. Ne l’a-t-on pas vu avec la Catalogne et l’Espagne ? Pourtant, la cause catalane était portée de manière irréprochable par des progressistes et – pire encore – par des progressistes référendistes, donc extrêmement peu politiquement menaçants. On s’est fié à la bonne foi des uns et des autres, au droit international, au conflit civilisé par le libéralisme. Résultat des courses ? La police espagnole a bousillé le référendum, Puigdemont est exilé et menacé de prison et l’indépendance n’est reconnue par aucun État, sauf par le pauvre Jean-François Lisée, aspirant chef d’un « ostie de bon gouvernement » provincial.

Deuxièmement, cher objet céleste JMA2012, ta définition de la souveraineté comme consistant à voter toutes ses lois, percevoir ses impôts et signer ses traités passe à côté de l’essentiel. La souveraineté, c’est avant toute chose d’avoir le pouvoir absolu sur un territoire. C’est d’être capable d’en contrôler les frontières, d’empêcher des forces ennemies de l’occuper, d’avoir, entre certaines limites géographiques bien définies, le monopole de l’utilisation de la violence physique. Un grand penseur politique a résumé la chose magnifiquement : « est souverain celui qui décide de l’état d’exception », c’est-à-dire celui qui peut, s’il le faut, suspendre les droits et libertés civiles sur son territoire afin de préserver l’intégrité de la constitution, des institutions et de l’État. C’est le Canada qui a actuellement cette prérogative. La sécession du Québec constitue certainement un « état d’exception » aux yeux du Canada qui verrait alors son intégrité territoriale menacée. Qu’on le veuille ou non, la création d’un Québec pays sera un acte à la fois positif et créateur, mais aussi un geste négatif de cassure qui se fera contre une autre entité politique a priori plus forte que nous. Faire notre LIT, c’est bien, c’est positif, mais pour ne pas qu’il devienne le lit de mort de nos espoirs, il nous faudra être plus réalistes que ça.

La grande faiblesse de ton livre, c’est donc d’avoir de la difficulté à comprendre ces aspects plus rugueux de la lutte pour notre libération nationale. Paradoxalement, sa force, c’est de dessiner les contours d’un avenir adapté à notre société. Ton fort, JMA2012, c’est l’économie. Ça suinte de ton livre. Ne nous parle pas de progressisme, même si cela te gagne quelques amitiés superficielles et autres soirées mondaines. Ne nous parle pas non plus de sociologie québécoise, d’une tendance naturelle au gauchisme et à l’antimilitarisme que tu nous soupçonnes. Dessine-nous une vision économique nationale brillante, hors des sentiers battus, se fichant des étiquettes que la gauche et la droite t’accoleront.

Ton livre brille à partir du quatrième chapitre, quand tu nous invites à cesser de chercher à comprendre l’État comme « une business ». Tu utilises d’ailleurs l’expression « ne pas exiler l’État dans une business ». Je comprends le concept de reprendre le terme exil, mais du point de vue du sens des mots, ici, c’est perdant. Arrête, avec l’exil, s’il te plaît, ça n’est pas nécessaire. Mais autrement, en effet, la transformation de l’État québécois en pourvoyeur de « services » à des « clients » est extrêmement pernicieuse. Cela revient à ce que j’exprimais plus tôt, une dépolitisation des sociétés. L’État ne sert plus à générer de la grandeur, des projets, à donner du corps et de la structure à la nation. Il est devenu une succursale de services publics à des citoyens dont l’essentiel de la nature réside dans le fait de payer des taxes. Cela a trois affreuses conséquences. Premièrement, l’État s’empêtre et se sclérose dans un rôle de peu d’envergure. Deuxièmement, les citoyens perdent le sens de l’appartenance nationale et s’imaginent que ce qui les lie à la nation est aussi ténu et peu substantiel que la déclaration d’impôt. Troisièmement, cela limite le débat politique à des questions de couches-culottes dans les CHSLD et de toilettes pour transgenre, ce que la gauche et la droite appellent de concert les « vraies affaires ».

Tu proposes de revoir notre modèle de développement, d’instaurer un revenu maximum, la gratuité scolaire. Tu as les compétences pour nous expliquer en quoi cela serait bon, pour qu’on ait moins peur collectivement de ces changements radicaux de notre manière de gérer nos affaires nationales. Les mauvaises langues me traiteront de bolchévique, mais ce qui me séduit le plus est ta proposition selon laquelle ce que personne n’a inventé devrait être à tout le monde. Ta vision quant à nos ressources naturelles, quant au fait qu’elles devraient servir à notre propre développement et enrichissement est emballante. Je ne saurais pas comment réaliser cela concrètement en étant au pouvoir, mais je n’aurais aucune inquiétude à te voir en charge d’un tel dossier, aussi ambitieux soit-il. Quand ce que tu écris traite de pareils sujets, quand tu nous dessines un avenir dans le domaine qui est le tien, avec tes meilleurs outils, c’est à ce moment que mon espoir renaît.

Pour finir cette lettre un peu longue, je n’ai qu’une dernière chose à te dire. De grâce, objet céleste JMA2012, la prochaine fois que tu parles de « la fin des exils », ne tournes pas le fer dans la plaie une fois de plus et reviens pour vrai à la maison, faire de la vraie politique afin de changer vraiment les choses en gouvernant, loin des impostures gauchisantes supposément solidaires et de ses empêtrements intellectuels tels que « Faut qu’on s’parle », où je t’ai aperçu il y a un an posant à côté de celui qui, aujourd’hui, est à la tête d’un parti qui perd son temps à faire la fine bouche sur le mot « patrimoine » sous prétexte que ce dernier porte en lui les stigmates de l’oppression patriarcale. Je suis sûr que tu vaux mieux que cette interminable logorrhée de progressistes autoproclamés qui n’avance le Québec vers aucun autre horizon que celui du nihilisme le plus affligeant. Je suis aussi certain que tu vaux mieux que l’instrumentalisation d’une phrase-choc prononcée par toi il y a deux ans et demi pour vendre un livre sur un tout autre sujet que l’exil, et que tu pourrais vraiment faire une différence pour la suite des choses. Penses-y.