Luc-Normand Tellier
L’émergence de Montréal dans le système nord-américain : 1642-1976, Septentrion, Québec, 2017, 528 pages
Le titre de ce monumental nouvel ouvrage de mon collègue retraité de l’UQAM n’est pas fortuit. D’abord, en privilégiant le nom de Montréal, aux dépens de celui de la Nouvelle-France, on peut se demander si l’éditeur ne s’est pas montré quelque peu opportuniste en voulant profiter des fêtes coderrennes du 375e anniversaire de la métropole québécoise. Ces fêtes ayant été placées sous la gouverne d’un gestionnaire de l’humour, Septentrion a-t-il voulu, comme d’autres éditeurs l’ont fait, y faire entrer la place revenant à l’histoire ? Chose certaine, ce fort intéressant ouvrage, s’il traite, bien sûr, de la ville située à l’un des bouts de l’autoroute Jean-Lesage, les faits racontés se rapportent à la Nouvelle-France dans son ensemble, en se situant pour une bonne part sous les ors de Versailles. En effet, Luc-Normand Tellier (LNT ci-devant) ne cache pas que l’angle adopté pourra surprendre certains en situant la naissance de Montréal (j’ajoute celle de la Nouvelle-France, comme de sa perte) à partir de Versailles et des cours européennes, tout en se positionnant dans le contexte du système urbain nord-américain (p. 376).
Auteur d’une demi-douzaine d’ouvrages, LNT s’est surtout distingué par trois titres, en partie reliés au sujet du présent volume, par lesquels il a fait preuve d’une très grande érudition. Nous nous sommes connus en 1972, lors d’un colloque à l’Université de Pennsylvanie où il achevait des études doctorales, et retrouvés à travers les années lors de différents colloques. Avec le présent ouvrage, LNT ambitionne de montrer que d’autres que Frontenac (et son Dites à votre maître…) et Jean–Talon, contrairement à ce que m’ont appris les Frères des Écoles chrétiennes, ont joué un rôle clé dans l’histoire de la Nouvelle-France.
Comme dans tout livre d’histoire, les « SI », dans cet ouvrage, se font nombreux, or on sait ce que l’on fait de Paris avec des « si ». Le plus important « SI » se trouve dans les dernières pages et il ne manquera pas d’en étonner plusieurs dont moi le premier. Oui, SI en 1676… Voilà ce qui justifie la deuxième date du sous-titre (cf. infra).
LNT signale quatre éléments qui font qu’un établissement parvient à devenir une ville en atteignant d’abord les 5 000 habitants, et mieux les 20 000. Le premier se rapporte aux pionniers qui s’installent. On pense aux Montréalistes dont il est très peu question dans l’ouvrage. Je réfère les intéressés au très beau Les premiers montréalistes : 1642-1643 de Marcel Fournier abondamment illustré. Les trois autres éléments se rapportent à ceux qui, sans y avoir mis les pieds, telle madame De Bullion, ont joué un rôle déterminant, suivent les caractéristiques topographiques, climatiques, fluviales, et enfin, le système de localisation de l’établissement. LNT accorde à ce dernier élément une très grande importance et on comprendra pourquoi avec l’essor très rapide qu’a pris la Nouvelle-Angleterre dont la population sera, en 1690, 16 fois plus importante que celle de la Nouvelle-France (p. 224).
Le tout débute en introduction par la réponse à une première question : pourquoi sur l’île de Montréal ? On sait qu’en créant la Société Notre–Dame de Montréal à Paris en 1639, Jérôme Le Royer de La Dauversière, pour ne nommer que le plus connu, visait la conversion des sauvages. Ici, faut-il le préciser, contrairement à ce que croit savoir Denis Coderre, il n’y avait pas âme qui vive depuis des dizaines d’années sur l’île. Rien n’était donc à céder. Aux yeux de l’auteur, il apparaît évident que l’emplacement stratégique au plan commercial l’a emporté sur l’idéal religieux. Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter à un texte anonyme publié à Paris en 1643. LNT s’attarde dans le chapitre 1 sur les premières implantations européennes au nord du Rio Grande à partir de 1537.
Ici, un « Si » particulier ne manquera pas de venir à l’esprit du lecteur ; celui soulevé par nul autre que notre Charlebois national : Si Cartier « […] avait navigué à l’envers de l’hiver […] s’il avait navigué du côté de l’été, toute la rue Sherbrooke serait bordée de cocotiers ». Bien sûr, mais comme l’explique LNT : il ne pouvait pas suite à la vaine tentative d’un certain de Laudonnière qui, le 24 juin 1564, accompagné de 300 hommes, est descendu près de l’actuelle Jacksonville pour fonder en Floride une colonie franco-protestante. Car, « […] les Espagnols décidèrent de tuer dans l’œuf cette tentative de la France de s’établir en Floride » (p. 23).
Le chapitre suivant m’a rappelé la lecture de deux des trois ouvrages mentionnés ci-haut dans la note 1. Le professeur émérite met particulièrement l’accent sur trois corridors topodynamiques. Il s’agit de corridors à l’échelle planétaire vecteurs de tendances liées aux forces de localisation qui prennent la forme d’axe de transports porteur de synergie. À moins d’être, à l’instar de l’auteur de ces lignes, impliqué dans les études régionales, le lecteur passera rapidement au chapitre suivant qui nous situe dans la première demie du XVIIe siècle.
Puisque Cartier n’avait pas d’autre option que de remonter le tumultueux fleuve (aussi difficile à naviguer que les eaux du Cap Horn), les Champlain, Laviolette et les Montréalistes devront en faire autant quitte à recourir à des barges après être descendus à Tadoussac. Et voilà un premier « SI » soulevé par LNT : que serait devenue la Nouvelle-France, n’eut été ce fichu décret royal de 1627 qui a interdit aux protestants l’accès aux colonies ? Oui, comme le montre très bien l’auteur, l’Angleterre, dans sa grande sagesse, a adopté une stratégie tout à fait opposée. Que les trouble-fêtes quakers et autres puritains aillent fonder des colonies en joignant l’utile à l’agréable pour les uns comme pour les autres. Plus tard, quand Louis XIV révoquera l’édit de Nantes qui interdira aux huguenots de s’établir en Nouvelle-France, on obtiendra une autre occasion de dire : hélas, si…
Un tableau donne la liste quasi exhaustive des premiers colons de Montréal. Le lecteur intéressé pourra la compléter avec celle qu’offre Marcel Fournier. On y trouve l’occupation de chacun et leur lieu d’origine. LNT fait remarquer la quasi-absence de religieux et d’enseignants parmi les 57 pionniers alors qu’en principe ils étaient censés avoir des visées missionnaires. De toute évidence, certains à Paris ont mal dissimulé leurs visées commerciales, car à peine arrivés, en construisant un fort, la preuve d’une volonté de durer devenait manifestte, sans donner une place démesurée au goupillon. La Compagnie des Cent-Associés qui fait partie du décor aura son mot à dire. D’ailleurs, la note 50 de l’ouvrage tirée des Véritables motifs est éloquente en ce sens en soulignant sept objections à l’évangélisation dont celle d’une trop évidente actualité voulant qu’il vaille mieux aider les pauvres en France que des étrangers qui… seraient fainéants, libertins, paresseux et indociles !
L’emplacement de Montréal « quoique fort périlleux, permettait d’ouvrir de nouveaux territoires prometteurs au commerce de fourrure et de freiner la tentative des Néerlandais de Fort Orange de prendre le contrôle de la traite dans la région du haut-Saint-Laurent et des Grands Lacs » (p. 117). J’ai envie d’écrire : satanées fourrures ! LNT dans les chapitres ultérieurs déplore cette monoactivité, alors qu’en Nouvelle-Angleterre on n’a pas tardé à produire un peu de tout.
Dans le chapitre 5, LNT souligne que Mazarin, contrairement à Richelieu à qui il a succédé comme principal ministre d’État, n’avait aucun intérêt pour les colonies. Impossible de compter sur lui. Et pas davantage sur ceux qui donnait la priorité à ce qui rapportait des gros sous et qui ne manquaient pas d’arguments tel : le navire qui va à contre-courant vers le cul-de-sac où le conduit le grand fleuve, arrivé à destination il n’a d’autres choix que de revenir. Or, comme le signale LNT « Pendant cet aller-retour le même navire aurait pu rapporter infiniment plus en suivant les routes du commerce triangulaire Europe-Afrique-Antilles » (p. 155). Oui, en profitant de l’esclavage, ce que la France n’a pas manqué de faire. Ceci jouera lors des tractations conduisant au traité de Paris de 1763. Car, Voltaire n’était pas le seul à préférer le soleil à nos arpents de neige.
Le chapitre 6 se rapporte à la relance de la Nouvelle-France, la période 1660-1670 constituant son âge d’or en grande partie grâce aux Filles du Roi et aux hommes du régiment de Carignan-Salières. « Mais, s’interroge l’auteur, qui est responsable de la Nouvelle-France à la cour du Roi-Soleil ? Qui prend les grandes décisions ? Qui sont les éminences grises ? »
Une grande place est accordée ici et là à quatre familles : les Colbert, les Lionne, les Phélipeaux et les Le Tellier ce qui fait penser dans une certaine mesure à une guerre des clans, chacun cherchant à faire avancer ses pions. Expansion ou consolidation ? Versailles à la fin du XVIIe siècle penchait en faveur de la consolidation, mais pour Montréal, fourrures obligent, il fallait chercher les peaux de plus en plus loin, ce qui fait dire à LNT que la colonie courait ainsi à sa perte (p. 225). Le débat tournait autour de l’option mercantiliste de Colbert qui privilégiait le commerce triangulaire, alors que d’autres clans défendaient la thèse du « pré carré mis de l’avant en France par Vauban qui consistait à consolider les acquis à travers une diversification des activités ». Mais au début du XVIIIe siècle, Louis Phélipeaux écrivait à Vauban que les Canadiens étaient très différents des Français et qu’il fallait s’en méfier étant donné leur fréquentation continuelle avec les… Sauvages (p. 243). En conséquence, valait mieux ne pas trop miser sur la consolidation.
En rendant un vibrant hommage aux Marquette, Joliet et de La Salle, LNT évoque un autre « si » avec la quête d’une voie conduisant à la mer de Californie qui permettrait d’atteindre la Chine tant convoitée. Une telle découverte aurait eu à Versailles l’effet d’un stimulant nouveau envers la Nouvelle-France. Ce qui fait dire à l’auteur que « si » nos explorateurs avaient atteint le Pacifique avant 1763, la Guadeloupe et la Martinique auraient eu un moindre poids lors des négociations du traité de Paris. Serions-nous aujourd’hui des citoyens d’un DOM-TOM ?
Avec le traité d’Utrecht de 1713 une guerre commerciale allait remplacer la guerre chaude en mettant les uns et les autres dans un contexte de concurrence féroce avec les Amérindiens de l’Ouest dans la quête de fourrures. Ainsi, à partir des années 1750, il a fallu construire des forts, en grand nombre, les approvisionner et les défendre. Pendant ce temps, au nord, un intendant va prendre une place que ne lui a pas reconnue l’histoire selon LNT : Gilles Hocquart qui sera en poste pendant 18 ans. Malgré l’absence de masse critique due à la très faible population, Hocquart fit tout ce qu’il put pour diminuer la dépendance de la colonie envers les fourrures (p. 302-303), non sans d’heureux résultats puisque l’auteur parle d’âge d’or commercial avec l’émergence des premiers véritables entrepreneurs canadiens. Si LNT en fait le plus grand intendant de la Nouvelle-France, Hocquart mériterait de voir son nom remplacer celui d’Amherst.
Et, on en arrive avec les pages 338 et suivantes au « SI » le plus important qui ne dépendait, cette fois, que de la volonté des Canadiens : que serions-nous devenus « si » les Canadiens, en 1776, lors de l’occupation de Montréal, avait répondu positivement à Benjamin Franklin venu y séjourner pour les inviter à se rallier aux révolutionnaires ? Lorsque le frère des Écoles chrétiennes, responsable du cours d’histoire du Canada, nous avait fait l’apologie du comportement de nos ancêtres face à cette démarche, j’ai insisté pour savoir la raison de leur choix. Sa réponse fut cinglante et sans appel : « Parce les Américains nous auraient avalés et que c’est en anglais que je ferais ce cours. »
Or, LNT n’en est pas du tout convaincu, bien au contraire, et il invite le lecteur à voir les choses sous un angle différent : « […] l’intérêt de Montréal consistait à renforcer l’axe Montréal-Albany-New York. […] L’intégration de la région de Montréal à la colonie de la Nouvelle York aurait sans doute changé le cours de l’histoire ». Avec l’avènement du Boston Tea Party, LNT signale que Londres perçut que ses positions lui apparaissaient plus favorables au sein de l’ancienne Nouvelle-France que partout ailleurs dans ses colonies du Sud. Opportuniste, Londres décida de se faire gentille avec ce qui restait de pouvoir doté de leadership au sein des Canadiens : le bas-clergé.
LNT écrit : contrairement à ce qu’elle fit en Pologne et en Irlande, l’Église catholique ne se rangea jamais du côté du peuple canadien-français face à la puissance impériale. La complaisance de l’Église locale, alliée à cette sagesse typiquement anglaise, a conduit à l’Acte de Québec de juin 1774. Le chemin fut ainsi pavé pour créer The province of Québec. Que pouvait espérer Franklin en tentant d’ouvrir un dialogue avec des marchands majoritairement anglais, quelques jésuites et surtout avec les sulpiciens ? Rien ! LNT regrette que la France n’ait pas envoyé un émissaire (Lafayette ?) pour convaincre les Canadiens de rallier la cause des insurgés. N’oublions pas qu’en cette année les nôtres étaient fortement majoritaires et auraient été, semble-t-il, accueillis à bras ouverts pour trois raisons dont celle qui tablait sur les excellentes relations qu’avaient les Canadiens avec les nations amérindiennes.
À vrai dire, jamais après 1775-76 les francophones d’Amérique du Nord n’auront eu une position de négociation aussi favorable face à leurs voisins anglophones. Cette occasion était unique et ils ne l’ont pas saisie (p. 354). LNT précise que suite à un tel ralliement, jamais les loyalistes n’auraient été aussi nombreux à franchir la frontière pour gonfler le nombre d’anglophones dans la Province of Québec. Cette dernière, lit-on, aurait pu devenir la quatorzième colonie des États-Unis naissants avec le concours de la France, trop heureuse de contribuer ainsi à affaiblir sa grande rivale.
LNT voit un État du Québec s’étendant jusqu’au Mississippi et à l’Ohio tout en comprenant le Labrador et tous les Grands Lacs, car, précise-t-il, l’absence de ralliement à la cause américaine a eu pour effet d’amputer la Province (of Quebec) de la région entre les Grands Lacs, le Mississippi et l’Ohio dont une grande partie a servi à créer l’Upper Canada. Le lecteur en demeure bouche bée… Le scénario privilégié explique aux yeux de l’auteur l’absence de développement de l’axe New York-Albany-Montréal avec un port de Montréal qui serait demeuré (sans la voie maritime qui nous sera imposée et qui facilitera Toronto à supplanter Montréal) le premier port maritime intérieur de la planète. Et, toujours selon LNT, il n’est pas improbable que le ralliement de nos ancêtres aux Patriotes du Sud aurait pu faire du triangle New York-Montréal-Buffalo le noyau dur du système urbain nord-américain. Hélas, « [l]a frontière canado-américaine a constitué un obstacle réel à des tendances topodynamiques très fortes » (p. 360).
N’étant pas politologue, LNT ne s’épanche pas sur le statut politique que le Québec aurait pu obtenir. Je ne peux éviter de penser à un statut particulier dont nous rêvions, avec André Laurandeau, au début des années 60, un peu à l’image d’Hawaï, de l’Alaska (sans, cependant, devenir un État véritable) ou encore de nos jours à Porto-Rico. Chose certaine, le maire Coderre aurait, en plus de son équipe de baseball, une équipe de la NFL et rien n’aurait empêché le CH de remporter ses 24 coupes Stanley). Qu’en aurait pensé mon révérend professeur d’histoire de l’école Chomedey-de-Maisonneuve ? Ça c’est une autre histoire. Mais, si un tel statut aurait obligé les gars de ma génération à aller au Vietnam, et nos fils à aller en Irak, je dis qu’il valait mieux dire : No thanks Sr Franklin. Quant au fameux corridor, avec la quatrième révolution industrielle en cours, on en crée maintenant sous forme virtuelle.
Si le livre de P. A. Linteau, Une histoire de Montréal (Boréal), sorti presque en même temps (pour les mêmes raisons), se lit comme un roman, il en va autrement dans le cas présent. À moins d’être un passionné de généalogie et des arbres qui s’y associent inévitablement, le lecteur peut sauter des bouts sans s’éloigner pour autant de l’essentiel. En effet, LNT semble attiré par les descriptions où un noble, pourvu d’un nom qui s’étire sur une ligne, épouse une duchesse, dont le nom n’a rien à envier à celui de son mari. Ils auront un enfant qui convolera en justes noces avec une duchesse au patronyme non moins prétentieux dont le cousin germain, très actif au sein de la franc-maçonnerie, avait pour mère la comtesse de… qui était amie avec nulle autre que Madame XYZ la maitresse du vicomte ABC. Ouf ! Je suggère aux amateurs de duchesses de se rabattre sur Proust.
Le livre fait 528 pages, comment alors expliquer le fait qu’on en arrive vers la fin autour de la page 360 ? Une très longue bibliographie ? Non, car même si LNT s’appuie sur un fort grand nombre de références bibliographiques – parmi lesquelles j’ai retrouvé avec ravissement Jacques Mathieu qui fut, au début des années 60, mon président de section du RIN à l’Université Laval, – elles sont toutes fournies en notes de bas de page. C’est que l’auteur nous gratifie d’un index de… 133 pages avec pour première référence « Abénaquis » et le fleuve « Yangzi Jiang » pour clore le tout. L’essentiel comprend des patronymes pour lesquels on obtient la naissance, le baptême, le mariage, le décès et même la sépulture. Jean de Lauzon, à lui seul, se mérite presque une demi-page et les Le Tellier s’affichent au nombre de 39. À n’en pas douter, un immense ouvrage, superbement documenté, qui met l’accent sur des points aussi importants qu’inusités, qui intéressera grandement tous les lecteurs de L’Action nationale.
André Joyal
Membre du Centre de recherche en développement territorial