Patricia Smart
De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime, Montréal, Boréal, 2014, 430 pages
Après s’être intéressée à la place des femmes dans la littérature québécoise dans Écrire dans la maison du père (Québec Amérique, 1988, Prix du Gouverneur général), la littéraire et professeure émérite de l’Université Carleton, Patricia Smart, se penche sur des femmes ayant écrit à partir de leur propre vie dans De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime.
Témoignant de la difficulté d’être soi ressentie par les femmes « dans un monde qui ne reconnaît pas l’existence de la femme-sujet » (p. 397), cet ouvrage est divisé en quatre parties selon un ordre à la fois thématique (en fonction du type d’écrits) et chronologique.
La première partie, « Vivre et écrire pour Dieu : L’ère mystique », se penche essentiellement sur l’autobiographie et les lettres de Marie de l’Incarnation à son fils, qui racontent la vie en Nouvelle-France, mais aussi un paysage intérieur fait de hauts et de bas extrêmement prononcés. La fondatrice des Ursulines de Québec apparaît comme une femme fragile, attachée aux « choses terrestres », mais qui a cherché sa vie durant à anéantir ce qu’il y avait d’humain en elle (son « soi ») pour mieux se rapprocher du divin.
La deuxième partie du livre s’intéresse à Élisabeth Bégon et Julie Papineau, qui ont écrit, l’une à son gendre, l’autre à son mari, des centaines de lettres entre 1748 et 1862. Leurs témoignages décrivent des femmes au sentiment de soi chancelant, dont le destin est tributaire de leurs fonctions biologiques. Leur plume dépeint beaucoup de souffrance, d’ennui, d’angoisse, de frustration. Sans prétendre que leur vécu est représentatif du vécu féminin de leur époque, Smart avance qu’il est, à tout le moins, évocateur du « graduel rétrécissement du rôle de la femme pendant cette période » (p. 101) observé par les historiens et historiennes des femmes.
La troisième partie de l’ouvrage porte sur des journaux intimes écrits entre 1843 et 1964. Smart s’est demandée si celles qui avaient tenu un journal durant cette période disposaient d’un « moi féminin autonome ». Sa réponse, non tranchée, suggère néanmoins que le journal intime, un outil éducatif proposé aux jeunes filles, a pu jouer un rôle crucial dans la construction de leur identité. Ainsi, c’est peut-être parce qu’elles écrivaient que les jeunes Henriette Dessaulles et Joséphine Marchand, éduquées dans des couvents religieux très normatifs, ont su conserver leur originalité de vue et leur esprit critique. C’est aussi, paradoxalement, en partie grâce à leur journal, que Marie-Louise Globensky et Angélique Hay-Des Rivières, se sont construit un soi en accord avec les dictats de leur société. En effet, la foi s’avère une immense consolation pour ses femmes du XIXe siècle, pour qui les « aspects corporels et émotifs de la grossesse, de l’accouchement, de la puberté et de l’acte sexuel sont enfouis au plus profond de l’être et ne peuvent être dits ni exprimés par écrit » (p. 166).
La dernière partie de cet ouvrage, « Écrire pour se mettre au monde : l’âge de l’autobiographie (1965-2012) », porte sur les écrits féminins autobiographiques des cinquante dernières années. Les écrits qui y sont analysés se démarquent de ceux présentés dans les parties antérieures parce qu’ils débordent du « pacte autobiographique » traditionnel en ayant parfois un pied dans la fiction. Néanmoins, tous ces récits « contiennent des signes infratextuels […] qui les ancrent clairement dans l’expérience vécue de l’auteure telle qu’elle peut se vérifier en dehors du texte » (p. 282).
Cette quatrième partie est divisée en quatre chapitres. Le chapitre 8 porte sur Dans un gant de fer, l’autobiographie de Claire Martin publiée en 1965, qui est, selon Smart, le « premier ouvrage explicitement féministe de la littérature québécoise » (p. 286). Les chapitres 9 et 10 portent respectivement sur le rapport à la pauvreté et à la mère de plusieurs autobiographes (dont Lise Payette, Denise Bombardier et Gabrielle Roy). Enfin, le chapitre 11 s’intéresse aux écrits d’autofiction de Nelly Arcan qui s’est suicidée en 2009 après avoir raconté sa vie d’escorte et de jeune femme ayant grandi dans un climat religieux austère. Pour Patricia Smart, « [l]’attention obsédante prêtée au corps, à l’apparence et au sexe par les narratrices d’Arcan n’est que l’autre face d’un sentiment de soi fragile ou inexistant, en lien avec un héritage culturel édifié sur le modèle de la femme sacrificielle (p. 374). »
L’ouvrage est d’une lecture très agréable, bien écrit et senti, comportant un dosage équilibré entre les citations tirées des écrits étudiés et l’analyse. L’auteure ne perd jamais de vue la quête de soi qui tient tous ces récits ensemble. Ainsi, ces destins de femmes, séparés par quatre siècles d’histoire, se font écho les uns aux autres : celui de Nelly Arcan faisant, par exemple, résonner d’une façon troublante ceux de Marie de l’Incarnation et de Claire Martin. Par ailleurs, Patricia Smart parvient à être empathique avec ses « personnages » sans jamais tomber dans le piège de l’identification. Elle montre aussi une bonne connaissance de l’histoire des femmes au Québec et, du même coup, ce que les questionnements d’une littéraire peuvent apporter de rafraîchissant à la discipline historique.
Ce livre comporte aussi quelques défauts. Son principal, selon moi, est qu’il a tendance à présenter les écrits de soi du passé comme des « fenêtres sur la réalité ». Or, l’historiographie des écrits de soi l’a bien démontré, ces témoignages sont toujours des constructions, des représentations de la réalité biaisées notamment par les intentions d’écriture de l’auteur(e). Ces écrits reflètent bien souvent davantage ce qu’une personne pense qu’il est adéquat de ressentir dans une société donnée que ce qu’elle ressent vraiment… Bien que Smart le mentionne à la toute fin de son ouvrage, elle en tient peu compte dans son analyse.
Par ailleurs, le livre s’édifie sur la notion de « soi », sans tellement définir cette notion apparue en Occident à la fin du XVIIIe siècle dans la foulée des révolutions bourgeoises. Une définition plus solide du concept aurait servi le propos. Le livre comprend également quelques petites erreurs. Par exemple, Nelly Arcan n’a jamais eu de grande sœur morte à huit mois, comme son alter ego littéraire[1] et Patricia Smart ne départage pas assez les deux (c’est le danger de travailler avec le matériel qu’est l’autofiction – et ce choix d’avoir intégré ce type d’écrits à la suite de vrais écrits de soi nous paraît discutable malgré ce qu’il apporte à l’ouvrage).
Ceci dit, ce livre de Patricia Smart est très bien fait et utile. En mettant côte à côte ces témoignages de femmes du passé – dont certaines étaient déjà connues et d’autres moins –, il raconte une histoire plus vaste que ces destins individuels. Il offre un regard sur un versant négligé de l’histoire du Québec, celui de l’intimité des femmes. Par ailleurs, il donne envie d’aller redécouvrir les protagonistes dans leurs propres textes et de voir le patrimoine autobiographique du Québec davantage valorisé.
Sophie Doucet
Candidate au doctorat en histoire
Université du Québec à Montréal