Pierre Mouterde
Les impasses de la rectitude politique
Montréal, Les Éditions Varia, 2019, 167 pages
Longtemps l’auteur a éprouvé des sentiments contradictoires devant la rectitude morale et politique. D’une part, l’obligation venue des campus étatsuniens, qui conduit les interlocuteurs à dire les choses par métaphore et à adopter une posture morale, l’importunait. D’autre part, dans la tendance à dénoncer le mal-fondé du phénomène, il voyait la marque distinctive des droites, qui en faisaient le vecteur de leur défense de la liberté d’expression. Il a décidé de s’engager dans l’analyse de la bien-pensance actuelle quand il a constaté qu’elle dominait une partie de la gauche et minait de l’intérieur ses projets de transformation sociale. En effet, à l’examen des mots et des discours, il est légitime de demander « si la gauche – tout au moins ses courants hégémoniques – n’est pas en train de perdre quelque chose de son sens critique premier, voire de son élan subversif et révolutionnaire des origines » (p. 14).
Cet appel à la vigueur de l’esprit critique n’écarte pas l’importance des mots. Sur ce plan, l’auteur abonderait dans le sens d’un autre philosophe, Alain Deneault, puisque ce dernier entend redonner, aux mots, leur richesse sémantique. Quand il s’agit de faire société, les mots, que l’on cherche à définir en philosophie et en littérature, sont fondamentaux. Ainsi, l’étymologie et la signification d’un concept plurivoque comme « économie » montrent qu’il faut l’associer au mot « écologie » ; de là, le titre du court essai (L’économie de la nature, 2019), où le philosophe Deneault s’emploie à lui redonner ses droits pour subvertir les fondements du savoir afin de mieux appréhender le réel.
Pour sa part, Pierre Mouterde attire notre attention sur une attitude opposée à celle que nous avons quand, tel Alain Deneault, nous visons à connaître la fonction décisive des mots pour mieux expliquer, comprendre et transformer les conditions de notre vie contemporaine. Accepter les injonctions de la rectitude politique, cela veut dire se soucier uniquement de « l’impression que l’on donne » par les mots que l’on choisit. Car ce qui compte dans cette démarche – « pensez aux politiciens qui sont passés maîtres dans l’art de l’utiliser – c’est toujours finir par se dire au-dedans de soi-même : “Je n’ai pas dit un mot de trop, les apparences sont sauves” ; la rectitude politique, c’est toujours, qu’on le veuille ou non, le culte des apparences et la moralité mise étroitement à son service » (p. 20). Or, pour résoudre un problème, il ne suffit pas de participer à une opération de camouflage en donnant, aux éléments de la situation, un nom nouveau.
Changer un mot pour le rendre moralement acceptable, de fait, cela ne modifie en rien une situation et ne permet certes pas de régler un problème complexe. Comme le faisait remarquer un membre du personnel d’un hôpital de la ville lors du récent lancement de l’ouvrage à Montréal : le fait que la Direction exige du personnel l’emploi de termes exprimant le respect envers les patients n’améliore pas du tout leur réalité difficile, quel que soit leur âge. Car pour pallier les carences des diverses institutions, il s’agit de changer non seulement les mots, mais aussi les choses…
Le mot n’est pas la chose, et à l’oublier, la rectitude politique finit toujours par se cantonner à la superficie des phénomènes, par s’enfermer dans des logiques de l’immédiat et de ce qu’on appelle le présentisme, cette manière d’appréhender « le temps présent » en le déliant de tout héritage passé et de tout projet pour l’avenir. Or, en politique, le temps long est décisif, puisque c’est à travers lui que l’on peut penser faire advenir dans le réel du temps et de l’histoire les transformations économiques ou sociales désirées (p. 35-37).
En somme, la dimension critique s’impose dès l’amorce du livre. L’auteur relate le chemin difficile qui l’y a conduit et il expose, avec justesse, sa critique, du point de vue de la gauche populaire. Car l’affaire est plus pernicieuse qu’il n’y paraît. L’inquiétude des militants de gauche vis-à-vis de la mise en cause des droits collectifs, héritage par excellence de leur philosophie politique, aide à comprendre les ravages du bien-penser convenu : avec lui, c’est toute la dimension collective des luttes politiques qui se dégrade. La politique n’est plus
[…] cette forme à travers laquelle s’exprime la souveraineté d’un peuple en marche ou encore les volontés grandissantes des classes populaires ou subalternes. Elle est de plus en plus ce mode de gestion technocratique de populations dont on cherche […] à transmuer le statut revendiqué de peuples et de citoyens en celui de serviles consommateurs (p. 34).
En effet, en imaginant la république d’un Québec souverain, nous constatons, nous, de gauche, que nos pratiques politiques ne reflètent plus notre combat pour arriver à façonner le monde dans lequel nous vivons. Après la chute du mur de Berlin, nous fûmes nombreux à nous inquiéter de la réduction des alternatives sociopolitiques face au déploiement néolibéral. Désormais, il faut réfléchir sur ceci également : sommes-nous pris « dans les rets de la rectitude politique » ? Tendons-nous « à faire l’impasse sur tout le reste » ? « D’abord sur la profondeur de la société elle-même, la complexité des mécanismes de domination, […] l’intrication des facteurs structuraux en cause : économiques, sociaux, politiques, culturels » et autres (p. 34) ?
La politique, la société, l’égalité femmes-hommes ou la vie culturelle, autant de domaines dont traite l’auteur dans cet examen large de l’empire de la rectitude politique. Le chapitre « Sous le signe du mea-culpa ! » aborde un sujet névralgique pour saisir la dérive qui guette le monde de l’art : la vague de rectitude qui a frappé le Québec lors des épisodes touchant un chanteur étranger (2011) et un cinéaste décédé (2016), avant de déferler sur le dramaturge et metteur en scène Robert Lepage. « Victime ou complice de la rectitude politique ? » demande Mouterde. On se rappelle les événements de l’été 2018 : SLAV, avec ses chants d’esclaves présentés dans le cadre du Festival international de jazz, suscite une polémique parce qu’un spectacle portant sur l’esclavage est joué par des comédiens et des choristes ncs ; les artistes deviennent ainsi coupables d’appropriation culturelle. Quelques années auparavant, Betty Bonifassi avait pourtant enregistré un CD où elle interprétait ces chants d’esclave ; cette prestation d’une artiste accomplie avait alors été excellemment reçue.
Peu après, une seconde polémique touche un autre projet de Robert Lepage, concocté cette fois-ci avec la célèbre dramaturge Ariane Mnouchkine, les deux créateurs voulant présenter le drame historique des Autochtones dans un spectacle à grand déploiement, Kanata. En entrevue, Mnouchkine dira plus tard que, dans ce genre de débat, ce sont les extrémistes qui empêchent le dialogue. Sans délibération, il devient impossible de dissiper l’incroyable malentendu ou, du moins, de cerner le dissentiment et d’éviter la victimisation réciproque : « ils veulent voler nos larmes ! » (la collectivité) ; « Ces larmes, nous voulions les partager » (les créateurs). Pourquoi victime ou complice de la rectitude politique ? C’est que le fondateur d’Ex Machina décida de présenter des excuses, on ne sait pourquoi. Dans cet imbroglio, il n’est pas question du sort bien terre à terre des Autochtones, du réel de leur condition, ni non plus de la place du pouvoir néocolonial, mais de la façon dont les uns et les autres jouent leur partition selon les règles de la rectitude politique. Et là on ne peut que le rappeler : le scandale s’est produit sous un gouvernement – celui du libéral Justin Trudeau – champion toute catégorie du politically correct, au sens où comme jamais avec lui se manifeste cette schizophrénie si révélatrice, ce double langage si caractéristique entre le dire et le faire, le domaine culturel et celui de l’économique, les gestes à portée symbolique et les actions pratiques et concrètes ; multipliant les uns, sans jamais bouger ou se risquer sur les autres, promoteur de facto d’un formidable immobilisme, mais qui ne dit jamais son nom (p. 89).
L’ouvrage de Pierre Mouterde appelle à la discussion et met en évidence moult interrogations inhérentes à cette approche délétère dans notre société postmoderne. Par exemple, il pointe les contradictions de certains courants de gauche tentés de se rabattre sur des visions communautaristes. En tant que véritable démocrate, l’auteur insiste sur la nécessité, pour les uns et les autres, d’en débattre avec rigueur, donc sans ensevelir tout discours adverse, notamment dans le débat sur la laïcité, sous un tombereau d’arguments tendant à prendre la forme d’une intimidation morale. En guise de chapitre conclusif, il propose l’édification d’un système global, qui ne se réduit ni au moralisme ni à une atomisation sociale éliminant toute solidarité. Afin que la nation puisse surmonter la crise de la bien-pensance, ne faut-il pas savoir passer de la parole aux actes, du raccourci moraliste à la politique, seule capable de traduire nos défis communs et notre aspiration à la liberté et à l’égalité dont il faut revivifier les mots et le projet ?
France Giroux
Retraitée, philosophie, collège Montmorency et UQAM