Les auteurs sont respectivement ex-fonctionnaire au ministère de l’Immigration du Québec, représentant de l’État en sélection d’immigrants et professeure titulaire associée, département de philosophie, UQAM
Le 10 février 2016, dans les pages du Devoir, et le 11 février, en compte rendu de son passage en commission parlementaire relativement au projet de loi 77 (lequel propose une refonte majeure de l’immigration au Québec), l’économiste Pierre Fortin prenait la peine d’exprimer son soutien aux positions défendues par les représentants du patronat québécois. Ce dernier obtient enfin, avec le projet de loi, la démolition du système de sélection des immigrants en fonction des critères décidés par le gouvernement du Québec, aussi mal élu soit-il. En remplacement du système actuel de sélection se trouve un système centré uniquement autour des besoins des grandes entreprises étrangères. C’est aujourd’hui ouvertement, après l’élection du gouvernement Couillard malgré le triste bilan des libéraux de Jean Charest, que le patronat « canado-québécois » ignore l’idée de pérennité du français, allant même jusqu’à considérer ouvertement le français comme nuisible aux affaires.
Quand se produisent de tels bouleversements, il est temps que soit dénoncée la mauvaise foi de ceux qui, comme l’économiste, prêchent une arrogance ignorante des dossiers de la langue, de l’immigration et de l’intégration. Que des économistes réputés puissent passer sous silence l’un des problèmes économiques majeurs du Québec laisse pantois. Certaines choses sont pourtant aussi évidentes que le nez au milieu du visage : au Québec, deux systèmes économiques évoluent en parallèle. Leur lutte a des implications majeures quant au développement des politiques publiques. De fait, le système dominant, qui n’en a que pour ses intérêts, creuse jour après jour la dépendance économique et politique du Québec.
Dans son texte du 10 février, M. Fortin prenait la peine de se signer treize fois pour signifier son adhésion à l’importance de protéger le français. Il ne s’agit pourtant pas, chez lui, du français « langue du travail » ou du français « langue commune », mais du français langue des échanges privés, langue ayant le luxe rare de se pratiquer sans appui de l’État.
Dédouané par sa profession de foi, M. Fortin soutenait ensuite non pas un assouplissement mineur en faveur de l’anglais, mais la principale mesure démolissant le système de sélection des immigrants, en reprenant mot à mot les positions du patronat. En outre, le nouveau système de sélection reposera sur la constitution de banques de candidats dont on peut parfaitement croire qu’elles seront largement constituées par les entreprises en fonction de leurs besoins. Le gouvernement encouragera à cet égard les entreprises à multiplier les projets pilotes taillés sur mesure pour combler leurs besoins particuliers. Le projet de loi 77 ne prévoit l’existence d’aucun autre moyen de sélection des travailleurs indépendants.
Les candidats de ces banques seront ensuite invités par le ministère à déposer une Déclaration d’intérêt affirmant leur volonté de venir au Québec s’établir de manière permanente ou temporaire. C’est parmi ces candidats que le gouvernement choisira, non seulement sur la base de critères partiels sinon uniques (ex. : le domaine de formation ou la profession ou l’expérience professionnelle, ou l’emploi au sein de l’entreprise mère à l’étranger), qui plus est non définis à l’heure actuelle, mais à même une banque ayant déjà évacué le français de par l’action des employeurs actifs en recrutement à l’étranger.
Les positions patronales sont particulièrement claires à cet égard : la connaissance du français est limitative et son exigence écarte de « bons candidats », les « cerveaux » de plus en plus courtisés par les différents pays occidentaux. Or l’expérience des officiers de sélection des immigrants démontre que le recrutement de « bons candidats » ne correspond pas au recrutement de « cerveaux » ni même à une quelconque course aux « talents ». Il s’agit tout au plus du recrutement d’une main-d’œuvre de premier cycle universitaire, souvent professionnelle postsecondaire, parfois sans formation spécifique chez les travailleurs temporaires (aides familiales résidantes, travailleurs agricoles saisonniers et autres travailleurs temporaires peu spécialisés). Main-d’œuvre abondante, docile, versatile, heureuse et reconnaissante.
Le projet de loi prévoit ensuite que la responsabilité de la francisation retombe entièrement entre les mains de l’État, qu’elle ait lieu en entreprise ou ailleurs. Le résultat du laisser-aller actuel était pourtant déjà amplement connu et témoignait du faible sens des responsabilités des entreprises privées à cet égard. Une étude récente de l’Institut de recherche en économie contemporaine1 montre qu’une part importante des immigrants ne parle qu’anglais au Québec, parce que le système économique auquel ils se joignent – on parle d’un million de citoyens, incluant travailleurs et consommateurs – a l’anglais pour langue dominante. Ils ne font que suivre les exigences du marché de l’emploi : anglais nécessaire, français, un supplément.
Comment s’étonner du faible engagement du patronat envers le français quand on sait que son caractère « québécois » mêle les dirigeants « canadiens » des filiales étrangères aux dirigeants des grandes entreprises québécoises actives dans le reste du continent ? Ces derniers, subordonnés à l’élite continentale, s’alignent la plupart du temps sur les suspicions de déloyauté qui pèsent sur les gens d’affaires francophones. Ils sont peu ou pas préoccupés de l’apprentissage du français en entreprise ou de la sélection d’immigrants connaissant le français.
Pour pallier cette analyse impliquant l’appartenance à l’un ou l’autre groupe linguistique, M. Fortin reliait la qualité de l’intégration à un nouvel indicateur, « le maintien et le développement d’une société massivement française au Québec ». Cet objectif a l’avantage de relever d’une « entreprise à long terme », permettant d’échapper à l’évolution des statistiques sur la langue. Cette entreprise, dit-il, est centrée autour de l’intégration capitale des enfants de la loi 101, c’est-à-dire les enfants nés à l’étranger ou issus de parents nés à l’étranger, obligés de fréquenter les écoles primaires et secondaires de langue française. Or cette disposition ne touche que 15 % des immigrés en moyenne, puisque les 85 % autres n’ont pas l’âge de fréquenter les écoles secondaires. Ces derniers se destinent aux écoles postsecondaires ou au marché du travail, avec pleine liberté de choix.
Ce sont donc ces 85 % qui s’adaptent à la réalité montréalaise. Or celle-ci est constituée de deux systèmes économiques évoluant en parallèle, l’un anglais, l’autre français. Le premier, dominant, a des institutions trop grandes pour ce que la communauté anglo-québécoise est capable de fournir en main-d’œuvre et en usagers/consommateurs – rappelons qu’en 40 ans, le Québec a connu des soldes migratoires interprovinciaux successifs déficitaires totalisant un demi-million de personnes ; ces soldes sont constitués d’anglophones de première langue officielle parlée. Le second offre ses propres emplois en plus de rattraper tous les candidats rejetés par le premier.
La communauté anglo-québécoise n’a pourtant pas vu ses effectifs diminuer durant cette période, au contraire. Les institutions et les entreprises à propriété étrangère, en particulier, ont massivement recruté chez les francophones et chez les allophones, chez les natifs et chez les étrangers, chez les Canadiens des autres provinces. Tous ces effectifs ont été les sujets d’une nouvelle et massive phase d’anglicisation qui a accompagné le redéploiement de l’État post-Révolution tranquille, avec pour toile de fond la chute des effectifs anglo-québécois et son remplacement par des effectifs extracommunautaires. Depuis les années soixante – et jusqu’à nouvel ordre –, jamais le Québec n’a connu une phase d’anglicisation aussi galopante, phase que la hausse des volumes d’immigration des années 2000, par les déséquilibres qu’elle a introduits, révèle présentement.
Ces paramètres ne font pourtant pas partie des réalités à long terme auxquelles faisait référence M. Fortin. Ce dernier s’est contenté d’énoncer combien quelques statistiques tirées de son quotidien attestaient par magie d’une vision scientifique, complète et objective de l’intégration linguistique. Ainsi, on ne trouve nulle référence à l’intégration linguistique des immigrants en regard à l’équilibre francophones/anglophones pour en évaluer l’impact. Pourtant, à moins de neuf francophones ou francisés sur dix immigrants, ces derniers modifient l’équilibre linguistique en faveur des anglophones. De même, les recensements tenus depuis 1996 ont montré que les enfants anglophones ou anglicisés, élevés dans un contexte familial anglotrope, anglicisé ou anglophone et qui ont été théoriquement obligés de fréquenter les écoles primaires et secondaires de langue française, ont présenté des « substitutions linguistiques » – des « transferts linguistiques » – variant entre 0 % et 5 % vers le français.
Au cœur de la bataille linguistique se trouvent donc deux systèmes économiques avec centres décisionnels indépendants, l’un français, l’autre anglais. Minoritaire, c’est néanmoins ce dernier qui domine et qui arrache les gains les plus significatifs en matière d’échanges et d’apports linguistiques, entre populations natives et immigrées, et entre groupes linguistiques. La recommandation de M. Fortin d’autoriser la sélection d’immigrants qui ne connaissent que l’anglais, dans le cadre de la domination du système économique de langue anglaise, est suicidaire.
Nombreux sont ceux qui, parmi les défenseurs du français, peinent à le comprendre. Favoriser l’apprentissage du français chez les immigrants n’arrêtera pas l’anglicisation de la société québécoise tant que le français n’est qu’une langue d’utilité secondaire sur le plan économique pour une proportion de plus en plus élevée de citoyens. À défaut de lier le financement des services publics et des institutions de langue anglaise aux effectifs de la communauté anglophone de souche, le Québec continuera à favoriser l’expansion des effectifs de la communauté anglophone et les migrations interprovinciales des jeunes Anglo-québécois. Même en ne faisant que maintenir le statu quo, les politiques de l’État québécois favorisent les migrations interprovinciales, privant le Québec de dizaines de milliers de jeunes formés ici et prêts à produire. Le statu quo implique de cesser de les considérer comme une soupape de sécurité essentielle au maintien du poids relatif du français, au lieu d’atouts pour le développement du Québec.
Outre la question du financement des institutions de langue anglaise, il faut bien sûr maintenir l’obligation de fréquentation des écoles de langue française et rendre incontournable la connaissance du français dans la sélection d’immigrants. Il ne faudrait pas davantage maintenir le bilinguisme des institutions publiques de langue française tel que pratiqué actuellement. L’essentiel est que la prospérité collective passe par une vision nationaliste du développement économique. Cette vision doit renforcer les intérêts économiques nationaux et faire du français la langue dominante des affaires, du travail et de la citoyenneté. La langue de l’État pour tous.
Pierre Serré – pspedrito9@gmail.com
Jocelyne Couture – couture.j@uqam.ca