Dans le regard de George Grant
En décembre 2015, le premier ministre Justin Trudeau déclarait dans une entrevue au New York Times Magazine que son pays était le premier État « postnational ». Il s’en expliquait ainsi : « Il n’y a pas d’identité fondamentale, pas de courant dominant, au Canada. Il y a des valeurs partagées – ouverture, compassion, la volonté de travailler fort, d’être là l’un pour l’autre, de chercher l’égalité et la justice. Ces qualités sont ce qui fait de nous le premier État postnational. » Si l’affirmation a pu alors surprendre, elle aurait sans doute paru évidente aux yeux du philosophe canadien-anglais George Parkin Grant dont les réflexions peuvent servir d’avertissement en ce qui concerne le destin du Québec.
Homme de foi, intellectuel et professeur à l’université Dalhousie puis à l’université McMaster, George Grant a participé activement aux débats publics canadiens tout au long de sa carrière, qui s’est échelonnée de la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à sa mort en 1988. Ses travaux ont notamment porté sur les grands penseurs occidentaux, la liberté, la modernité ainsi que sur la morale et la place de la foi. Au plan politique, Grant est reconnu comme un nationaliste conservateur avec la particularité, de plus en plus rare aujourd’hui, d’être considéré comme un « red tory », c’est-à-dire un conservateur embrassant à la fois les valeurs du conservatisme (ex. : tradition, famille, ordre social, liens avec la Grande-Bretagne) et l’interventionnisme d’État dans les affaires sociales et économiques. Cette vision des choses est exposée dans son ouvrage qui, à ce jour, est peut-être le plus connu et le plus lu : Lament for a Nation qui fut d’abord publiée en 1965 en langue anglaise puis traduit en français en 1987 sous le titre Est-ce la fin du Canada ? Lamentation sur l’échec du nationalisme canadien.
Dans cet ouvrage, George Grant y va d’une charge à fond de train contre les gouvernements libéraux des années 1940 et 1950 qui auraient, pour des raisons essentiellement économiques et militaires, mis au rancart les fondements de l’identité de la société canadienne en évacuant tout nationalisme de leur politique au profit d’un continentalisme nord-américain et d’une homogénéisation culturelle avec les États-Unis. Pour lui, il s’agit d’une conséquence déplorable, mais inévitable de la conception moderne du progrès :
C’est, dit-il, cette réalité même qui fit du capitalisme le plus puissant solvant de toute tradition, à l’époque moderne. Quand tout tourne autour du profit, les traditions de vertu se dissolvent, sans que soit épargnée cette forme de la vertu que l’on connaît sous le nom d’amour de la patrie.
Sous le règne des libéraux de Mackenzie King, de Louis Saint-Laurent et, plus tard, de Lester B. Pearson, le Canada, qui fut a priori une entreprise politique vouée autant à la défense des droits collectifs qu’individuels, a cessé de représenter une contrepartie au libéralisme américain pour se fondre dans celui-ci. C’est dans cette perspective que, par sa lamentation, Grant « pleure la fin du Canada en tant qu’État souverain. » L’auteur précise sa pensée en ajoutant que :
[…] les lamentations politiques ne sont pas communes à l’âge du progrès, car la plupart des gens croient que la société progresse sans cesse vers un avenir meilleur. La lamentation ne consiste toutefois pas à se complaire dans le désespoir ou le cynisme. Une lamentation sur un enfant mort n’exprime pas uniquement douleur et regret ; c’est aussi l’éloge d’un bien qui n’est plus.
La prise du pouvoir par les progressistes-conservateurs de John Diefenbaker en 1957 représentait une occasion pour le Canada de revenir à une politique nationaliste. Diefenbaker constitue pour Grant le dernier nationaliste à avoir dirigé le Canada, notamment par son refus d’acquiescer à la demande des États-Unis de déployer des missiles nucléaires sur le territoire canadien. Pour autant, Grant regrette que le premier ministre :
[…] ne comprit pas la portée économique du nationalisme canadien ; il ne pouvait avoir une vue réaliste de la structure sociale et, par conséquent, il ne pouvait non plus élaborer la politique économique qu’il fallait si le nationalisme devait être plus que de la rhétorique sentimentale.
Si tel avait été le cas, Diefenbaker se serait fait le maître d’œuvre d’une véritable politique de planification économique afin de contrecarrer l’action des libéraux visant à faire du Canada une simple succursale des États-Unis. Par-dessus tout, Grant reproche à l’ancien premier ministre de ne pas avoir su s’allier les Canadiens français. Adhérant à la conception dualiste des deux peuples fondateurs, Grant voyait le fait français comme la clé de voûte de la nation canadienne. Sauf que, contrairement à lui, Diefenbaker avait une vision de l’unité canadienne qui faisait primer les droits individuels sur les droits collectifs et se comporta davantage comme un libéral que comme un conservateur.
La suite des choses va, de notre point de vue, venir confirmer le constat que Grant posait en 1965. D’une part, le Canada va poursuivre dans les décennies qui suivent son intégration économique et culturelle avec les États-Unis. Mais surtout, à la faveur de l’entreprise de construction nationale mise en œuvre par le Parti libéral de Pierre Elliot Trudeau, le Canada va définitivement tourner le dos à son identité traditionnelle, du moins au sens où l’entendait Grant. Cette entreprise de construction nationale, que le politologue Kenneth McRoberts appelle « la nouvelle orthodoxie canadienne », rompt avec la vision dualiste du Canada et repose sur trois nouveaux piliers. Le premier pilier est la Loi sur les langues officielles adoptée en 1969 qui fait en sorte que les droits linguistiques sont reconnus sur une base individuelle et non pas collective. Le deuxième pilier est la Politique du multiculturalisme de 1971, dont l’objectif est de reconnaître l’égalité de toutes les cultures présentes au Canada de manière à éviter que certaines communautés, au premier chef les Québécois, obtiennent un quelconque statut spécifique. Le troisième pilier, et non le moindre, est l’adoption de la Charte des droits et libertés de 1982 et son enchâssement dans la constitution, sans le consentement du Québec faut-il le rappeler, qui vient donner une valeur pratiquement immuable à la vision trudeauiste du Canada.
Grant verrait certainement dans ces développements la confirmation de son intuition, selon laquelle la disparition du Canada est un résultat tragique, mais nécessaire de la marche du progrès :
[…] les aspirations que suppose le progrès ont rendu le Canada superflu. L’édification d’un État universel et homogène constitue en effet le sommet que vise l’action politique. L’adjectif « universel » implique un État à l’échelle du monde, dont l’existence éliminerait la malédiction de la guerre entre nations ; l’adjectif « homogène », lui, signifie que tous les hommes seraient égaux et que la lutte des classes disparaîtrait. Les masses et les philosophes sont d’accord pour admettre que cette société universelle égalitaire représente l’objectif du cours de l’histoire.
Plus de cinquante ans après la publication de Lament for a Nation, le Canada est peut-être le premier État postnational dans l’esprit de Justin Trudeau, mais c’est aussi, par là même, un État à l’identité incertaine. Pour reprendre la formule de l’écrivain et journaliste Jean Bouthillette : « l’identité canadienne est porteuse d’une mortelle équivoque ». Certes, les Canadiens peuvent s’identifier à un certain nombre de symboles nationaux qui sont abondamment utilisés par le gouvernement fédéral afin d’assurer l’« unité nationale » : le drapeau et la feuille d’érable, l’hymne national, le hockey et maintenant… la poutine. On notera en passant que la plupart de ces symboles nationaux sont d’origine canadienne-française. Mais ces symboles forment un bien mince vernis sur l’identité canadienne, dont la substance est profondément minée par des politiques autrement plus concrètes, qui œuvrent activement à la dissolution du Canada dans les États-Unis. Deux questions peuvent se poser en regard de la réflexion de George Grant : qu’est-ce qui distingue vraiment un pays dont la culture tend à s’homogénéiser avec celle des États-Unis et où l’identité nationale est de plus en plus définie par la somme des identités particulières ? Est-ce que cet État et ses citoyens sont, dans ces conditions, vraiment libres ?
George Grant exprimait une certaine sympathie pour le nationalisme canadien-français tel qu’il se manifestait au Québec dans les années 1960 et y voyait une possible bouée de sauvetage pour le Canada. Conscient que les dangers qui avaient affecté le Canada guettaient aussi le Québec, il affirme ceci :
[…] cependant, les cultures autochtones se meurent, partout dans le monde moderne. Le nationalisme canadien-français constitue une ultime résistance. Au moins les Français canadiens, sur ce continent, disparaîtront de l’histoire autrement qu’avec le sourire suffisant et les pleurnicheries de leurs compatriotes de langue anglaise, – leurs drapeaux claquant au vent et même avec quelques coups de fusil. L’existence réelle de leur culture et leur volonté de ne pas être submergés ne peuvent les protéger contre la suite implacable des faits, dans l’affaire continentale.
Or, la confiance affichée par Grant dans le nationalisme des Québécois semble de moins en moins fondée. Et ce, particulièrement dans un contexte où, ici comme ailleurs, les nationalismes sont décriés de toute part, où le mouvement indépendantiste québécois s’étiole et où le Parti libéral du Québec, qui possède un quasi-monopole sur l’exercice du pouvoir, se comporte plus que jamais comme son grand frère fédéral. Ainsi, quoi que l’on puisse penser d’un nationaliste conservateur comme Grant, sa pensée a au moins le mérite de nous faire comprendre que la dissolution de l’identité canadienne à la faveur d’une intégration culturelle et économique aux États-Unis et d’un légalisme abstrait préfigure un triste destin pour le Québec.
* Candidat au doctorat, Département de science politique, UQAM