« Retour à Val d’Or » de Jacques Ferron : une autre lecture du Canada français

Cette année marque le centenaire de Jacques Ferron, né à Louiseville, comté de Maskinongé, le 21 janvier 1921. Afin de lui rendre hommage, je propose ici un commentaire de l’un de ses contes, « Retour à Val-d’Or » (que l’on peut lire ci-dessous), publié en 1955 dans la revue Amérique française (puis repris dans les Contes du pays incertain aux éditions Orphée en 1962, HMH en 1968 et BQ en 1993 et 2021).

Cette année marque le centenaire de Jacques Ferron, né à Louiseville, comté de Maskinongé, le 21 janvier 1921. Afin de lui rendre hommage, je propose ici un commentaire de l’un de ses contes, « Retour à Val-d’Or » (que l’on peut lire ci-dessous), publié en 1955 dans la revue Amérique française (puis repris dans les Contes du pays incertain aux éditions Orphée en 1962, HMH en 1968 et BQ en 1993 et 2021).

 Retour à Val-d’Or

Une nuit, le mari s’éveilla ; sa femme accoudée le regardait. Il demanda : « Que fais-tu là ? » Elle répondit : « Tu es beau, je t’aime. » Le lendemain, au petit jour, elle dormait profondément. Il la secoua, il avait faim. Elle dit :

– Dors encore ; je te ferai à dîner.

– Et qui ira travailler ?

– Demain, tu iras. Aujourd’hui, reste avec moi. Tu es beau, je t’aime.

Alors, lui, qui était surtout laid, faillit ne pas aller travailler. Il faisait bon au logis ; ses enfants éveillés le regardaient de leurs yeux de biches ; il aurait aimé les prendre dans ses bras et les bercer. Mais c’était l’automne ; il pensa au prix de la vie ; il se rappela les autres enfants, trois ou quatre, peut-être cinq, morts en Abitibi, fameux pays. Et il partit sans déjeuner.

Le soir, il se hâta de revenir ; ce fut pour trouver la maison froide. Sa femme et les enfants avaient passé la journée au lit, sous un amas de couvertures. Il ralluma le feu. Quand la maison fut réchauffée, les enfants se glissèrent en bas du lit. Puis la femme se leva, joyeuse. Elle tenait dans sa main une petite fiole de parfum, achetée quelques années auparavant, une folie si agréable qu’elle l’avait conservée intacte. La fiole elle déboucha, le parfum elle répandit sur la tête de son mari, sur la sienne, sur celle des enfants ; et ce fut soir de fête. Seul le mari boudait. Mais durant la nuit il se réveilla ; sa femme penchée disait : « Tu es beau, je t’aime. » Alors il céda.

Le lendemain, il n’alla point travailler ni les jours suivants. Après une semaine, sa provision de bois épuisée, il avait entrepris de démolir un hangar attenant à la maison. Le propriétaire de s’amener, furieux. Cependant, lorsqu’il eut vu de quoi il s’agissait, il se calma. La femme était aussi belle que son mari était laid. Il la sernonna doucement. Il parlait bien, ce propriétaire ! Elle aurait voulu qu’il ne s’arrêtât jamais. Il lui enseigna que l’homme a été créé pour travailler et autres balivernes du genre. Elle acquiesçait ; que c’était beau, ce qu’il disait ! Quand il eut séché sa salive, il lui demanda : « Maintenant, laisseras-tu travailler ton mari ? »

– Non, répondit-elle, je l’aime trop.

– Mais cette femme est folle, s’écria le propriétaire.

Le mari n’en était pas sûr. On fit venir des curés, des médecins, des échevins. Tous, ils y allèrent d’un boniment. Ah, qu’ils parlaient bien ! La femme aurait voulu qu’ils ne s’arrêtassent jamais, au moins qu’ils parlassent toute la nuit. Seulement quand ils avaient fini, elle disait : « Non, je l’aime trop. » Eux la jugeaient folle. Le mari n’en était pas sûr.

Un soir, la neige se mit à tomber. La femme qui, depuis leur arrivée à Montréal, n’avait osé sortir, terrifiée par la ville, s’écria :

– Il neige ! Viens, nous irons à Senneterre.

Et de s’habiller en toute hâte.

– Mais les enfants ? demanda le mari.

Ils nous attendront ; la Sainte Vierge les gardera. Viens. mon mari, je ne peux plus rester ici.

Alors il jugea lui-même que sa femme était folle et prit les enfants dans ses bras. Elle était sortie pour l’attendre dans la rue. Il la regarda par la fenêtre. Elle courait en rond devant la porte, puis s’arrêtait, ne pouvant plus attendre.

Nous irons à Malartic, criait-elle, nous irons à Val-d’Or !

Un taxi passait. Elle y monta.

Jacques Ferron, « Retour à Val d’Or », dans Contes, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1993 (Hurtubise, 1968), p. 17-19.

*****

De prime abord, ce conte relate un événement que l’on peut considérer étonnant ou singulier : une épouse cherche à retenir son mari auprès d’elle et ce, malgré les autres nécessités de la vie, dont celle de travailler, de gagner son pain pour nourrir sa famille. Comme c’est toujours le cas chez Ferron, il faut lire entre les lignes ou tendre l’oreille pour entendre l’écho d’une parole qui prend bien souvent le contre-pied d’une certaine représentation du Canada français et, dans ce cas-ci, de celle de la femme, de la mère et du désir. Pour un lecteur des années 1950, qui aurait connu notamment la vogue des brefs récits du terroir – dont, Les rapaillages (Lionel Groulx, 1916) et Vieilles choses, vieilles gens (Georges Bouchard, 1926) –, ce conte est, pour le moins, dépaysant. Ces récits du terroir, que l’on associe aussi à la tradition du roman de la terre – Restons chez nous (Damase Potvin, 1908) ou L’Appel de la terre (D. Potvin, 1919) – font, en somme, l’apologie de l’éthos catholique du paysan canadien-français (piété, humilité, charité, abnégation) et de la femme en tant que mère pieuse, pudique, modeste et gardienne des vertus chrétiennes de la famille. L’abbé Alexis Mailloux (1801-1877) en proposa une description dans son Manuel des parents chrétiens (1851) et dans son Essai sur le luxe et la vanité des parures. Spécialement dédié aux personnes de la campagne (1882). Selon ce discours, inspiré du récit biblique, la femme est associée à la tentation, à la séduction, au péché, à la chute.

Considérant cet arrière-plan culturel d’un segment du Canada français, il est remarquable que la scène qui ouvre le conte se déroule la nuit, dans le lit conjugal. Ce n’est pas la cuisine – pièce centrale de la maison paysanne où règne la mère – qui est ici évoquée dans son pittoresque, entre le poêle à bois, la marmaille et les images pieuses accrochées au mur. Le lecteur est bien plutôt plongé, presque voyeur, dans l’intimité de ce couple, témoin d’une parole d’amour, de désir. D’entrée de jeu, le cliché selon lequel l’expression du désir entre les époux serait entravée par le péché (impureté, concupiscence, luxure), par une pudeur malsaine ou quelque pudibonderie, se trouve remis en question. Bref, la scène du désir n’est pas refoulée d’emblée comme chose honteuse, associée au péché originel – « leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et il surent qu’ils étaient nus » (Genèse 3, 7).

Notons que c’est la femme, ici, qui regarde amoureusement l’homme et assume cette parole de désir : « Tu es beau, je t’aime ». Elle l’aime d’ailleurs en son corps (sa beauté), et non pas seulement en ce qu’il pourrait incarner d’abord et avant tout le chrétien vertueux. Que cet homme soit « surtout laid » suggère que sa beauté n’est pas tant un fait, que le résultat d’un désir de femme dont la puissance le transfigure, le sublime. Une autre loi, celle du regard désirant, est dès lors à l’œuvre. La puissance de ce désir envahit d’ailleurs peu à peu tout l’espace familial alors que la femme cherche à retenir son époux tout le jour à la maison, sinon dans le lit conjugal. Le désir s’impose à elle comme la vérité première de l’existence. Même l’amour pour ses enfants est mis à l’écart par la puissance de son amour pour le mari.

La femme, par cette fusion amoureuse, voudrait se soustraire aux nécessités et aux obligations du monde, dont celle du travail, responsabilité qui échoit au mari. Or, selon le récit biblique, le travail est lié à la faute, à la chute (l’homme ayant transgressé l’interdit de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal). Pour le punir de ce péché originel, Dieu le chasse du jardin d’Éden pour ce monde où, dit-il, « […] le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie […]. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain […] » (Genèse 3, 17-19). Par le travail, l’homme accomplit, selon la doxa, une œuvre de pénitence. Selon une certaine théologie, le travail peut aussi être magnifié en ce qu’il devient chemin vers la charité, mis au service de la rencontre de l’Amour divin1. Le travail s’avère en cela nécessaire à la vertu du chrétien, l’éloignant de la paresse, l’un des péchés capitaux selon Le Petit Catéchisme, sinon de l’oisiveté, mère de tous les vices, comme dit le proverbe. Or, dans le conte, la femme incite l’homme à se replier dans l’amour et, du coup, à désobéir à l’œuvre de pénitence. Lu sous l’angle du discours chrétien, le conte de Ferron apparaît bien comme profanateur de ce discours et de son ordre.

À cet appel de la femme, l’homme, cependant, résiste, du moins pour un temps. Il s’arrache en effet au lit conjugal pour aller travailler, en vue de nourrir ses enfants, conscient du « prix de la vie », avec le souvenir de ses autres enfants morts autrefois, alors qu’ils habitaient en Abitibi. L’homme, en la circonstance, donne préséance à son rôle de père sur celui d’époux, d’amant. Il est décrit non seulement comme un père responsable, mais comme un père de tendresse, lui qui « aurait aimé prendre [ses enfants] dans ses bras et les bercer ». En assumant l’obligation du travail, il se fait aussi le bon père nourricier. On note que l’évocation de la mortalité infantile ne donne lieu à aucune élaboration sur la souffrance, l’endeuillement, la misère. La mort des enfants semble avoir été refoulée, en partie du moins, par la présence de ceux qui sont encore bien vivants, par la nécessité, le choix, peut-on se dire de s’en remettre à la vie, de perdurer malgré les épreuves.

À son retour du travail, le soir, la maison est froide. La femme étant restée au lit tout le jour avec les enfants, elle n’a pas allumé le feu. Les enfants se trouvent alors eux aussi enfermés dans le lit conjugal, collés au corps de la mère en une fusion quasi incestueuse, laquelle suppose un monde sans extériorité, altérité ou marqué par la différenciation. La mère dort le jour, refuse ainsi le jour et ses lois pour se replier sur son désir, telle une mère au bois dormant, dans l’attente de l’époux adoré qui l’éveillera à nouveau. Cette maison envahie par le froid suggère cependant que ce repli est mortifère, qu’il n’est pas compatible avec la vie et ses nécessités. Le père rallume le feu, redonne vie à la maison, à la famille.

La femme s’éveille alors, joyeuse. Elle débouche une fiole de parfum qui se « […] répand[it] sur la tête de son mari, sur la sienne, sur celle des enfants ; et ce fut soir de fête. » Le parfum est associé à la fête, c’est-à-dire au plaisir des sens, à la sensualité, à l’enivrement, à l’enchantement, au luxe, à la dépense ; bref, à la sublimation de la réalité. La fête est aussi, sur le plan culturel, l’événement qui consacre la solidité du lien familial, social, voire national. Dans le cadre du Canada français, la fête est le plus souvent religieuse, célébrant l’histoire sainte telle que la transmet l’Église et son calendrier liturgique. La communauté y trouve alors sa cohésion, sa pérennité, son identité. En répandant ce parfum propice à la fête, la femme semble bien plutôt officier un autre rituel, une autre bénédiction – sans l’encens du rituel dominical – en ce qu’elle fait place au désir. L’épouse célèbre en cela une fête profane, en marge de l’ordre établi et des discours d’autorité. Ce parfum est aussi, d’une certaine façon, philtre d’amour, puisque si l’époux boude d’abord la fête, il cède enfin la nuit venue à la parole incantatoire de l’épouse : « Tu es beau, je t’aime ». Il néglige ensuite de se rendre au travail, assumant le désir de l’épouse, l’amour tel qu’il ne connaît semble-t-il d’autre loi que lui-même. L’homme s’abandonne à l’amour, à la femme.

Mais le monde des nécessités et des obligations ne disparaît pas pour autant, et l’homme se met à démolir le hangar pour chauffer la maison. Pour un lecteur des récits du terroir, il y a là une franche ironie considérant que l’évocation nostalgique du « vieux hangar » est un des lieux communs de cette littérature (cf. Camille Roy, « Le vieux hangar », 1905). Vivant en retrait du monde et de ses nécessités, l’époux, l’épouse et les enfants, menacent non seulement son ordre, mais se mettent eux-mêmes en péril.

La démolition du hangar rompt d’ailleurs cet ordre puisque cela porte atteinte au bien du propriétaire qui, mécontent, cherche à faire entendre raison à l’épouse pour qu’elle laisse son mari partir au travail. Malgré l’éloquence du propriétaire, elle refuse : « Non, répondit-elle, je l’aime trop ». Puis défilent, pour la convaincre, les autres représentants de l’autorité : curés, médecins et échevins. Rien n’y fait ; l’épouse apprécie néanmoins leurs paroles comme une forme d’enchantement : « La femme aurait voulu qu’ils ne s’arrêtassent jamais, au moins qu’ils parlassent toute la nuit ». Elle semble en effet apprécier la musique de leurs discours, mais demeure sourde à leurs arguments, dont celui selon lequel « […] l’homme a été créé pour travailler […] ». À cela, l’épouse réplique inlassablement et irrévocablement, mettant fin ainsi à la discussion : « Non, je l’aime trop ». On remarque que ces représentants de l’autorité, du pouvoir, n’insistent pas sur le mode de l’argumentation et ne profèrent aucune menace de coercition envers elle. Bref, ces représentants du pouvoir ne sont pas décrits d’emblée comme étant animés, tels des inquisiteurs, par le fanatisme et la répression. Néanmoins, en jugeant cette femme comme « folle », ils se trouvent à l’exclure de l’ordre social et familial.

Le conte ne propose pas cependant une vision sombre, douloureuse, inquiétante, de cette « folie ». Bien au contraire, les arguments ne sont pas tant commandements que musique aux oreilles de la femme qui s’avère non pas faible et soumise, dominée par la peur de Dieu et du diable, rongée par la honte et la culpabilité, mais souveraine et forte en vertu de l’absolue vérité de son amour. Il semble bien que le discours de ces représentants du pouvoir ne la détourne pas de son désir. L’époux doute quant à lui du jugement des visiteurs, sensible, à ce moment du moins, à l’appel de sa femme. Le conte ne s’abîme donc pas dans la confrontation de l’ordre établi et de la folie, mais la transcende par le discours d’un amour souverain qui engendre la joie, la légèreté, la fête2.

La dernière scène du conte évoque, en une sorte de vision, d’illumination, le désir soudain, impérieux et urgent de la femme de quitter Montréal pour retourner en Abitibi. La neige qui tombe en ce soir d’hiver semble avoir déclenché ce désir, vision qui se confond peut-être avec le bon souvenir de Val-d’Or. On ne sait pourquoi elle a pu être « terrifiée par la ville », au point de vivre repliée, recluse, dans la maison. Dépaysement ? Sentiment d’être étrangère dans une ville anglicisée, hostile aux Canadiens français ? On peut conclure cependant que la ville n’est pas propice à l’amour, comme peut l’être pour elle le pays abitibien, pays fabuleux de la vallée de l’or, du plus précieux métal, symbole de richesse. Elle appelle le mari pour qu’il la suive, abandonnant dès lors ses enfants : « Ils nous attendront ; la Sainte Vierge les gardera ». Cette fois, le mari ne cède pas à l’appel, protégeant plutôt ses enfants devant sa femme qu’il considère maintenant, lui aussi, être devenue « folle ».

Possédée par sa vision, son désir, la femme court « en rond devant la porte », impatiente de prendre le chemin de son coin de pays qu’elle nomme en criant : « Nous irons à Malartic […] nous irons à Val-d’Or ! » Le point de chute du conte (« Un taxi passait. Elle y monta. ») suggère une fuite, une sortie du cercle – du piétinement en rond devant la porte, figure de son impasse amoureuse – vers une destination, un chemin (une ligne), un lieu retrouvé. Ce taxi, surgissant tout juste au bon moment pour l’arracher à ce cercle, n’a-t-il pas quelque chose de merveilleux, comme le carrosse de la bonne fée qui emporte la belle au bal ? Le lecteur constate cependant que cette fuite, cette échappatoire, est un leurre puisque le mari tant aimé demeure à la maison avec les enfants, gardien à nouveau du réel et de ses nécessités. Le conte s’arrête brusquement sur cette scène, ce départ — cette disparition ? — sans que l’on sache si la femme parviendra à destination. Le lecteur se trouve suspendu à cette énigme, livré à sa rêverie.

Du point de vue de la morale catholique du Canada français, rien n’est peut-être plus scandaleux que cette mère qui non seulement absolutise son désir, mais abandonne le foyer conjugal et ses enfants à leur sort. La famille en tant qu’institution – unité première et fondamentale par laquelle le catholique assume ses responsabilités, sa solidarité envers les autres, son respect de la hiérarchie et, à ce titre, est garante de la stabilité sociale, sinon nationale (discours que l’on retrouve notamment chez Mgr Louis-François Laflèche [1818-1898] dans ses Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille, 1866) – s’en trouve destituée. Outre la famille, ce personnage de femme profane à sa façon l’image idéalisée de la mère canadienne-française, mère courage de tous nos combats pour survivre depuis nos lointains commencements, comme le furent d’ailleurs, selon nos prêtres hagiographes du XIXe siècle (dont, Étienne-Michel Faillon et Henri-Raymond Casgrain), les héroïnes fondatrices de la Nouvelle-France, de Marie de l’Incarnation à Marguerite Bourgeois, en passant par Marguerite d’Youville. Cette mère de nos légendes familiales est bien souvent décrite en effet comme une sainte femme (en cela bien en phase avec l’avènement du culte marial au XIXe siècle).

Or, si le conte de Ferron propose certes une autre image de la femme canadienne-française en ce qu’elle est désirante, sexuée, constatons cependant que le conte n’est pas grivois, paillard, sinon licencieux, comme on le disait autrefois et selon une longue tradition. La femme n’est pas, selon les bonnes mœurs de l’époque, coupable ici d’un adultère. D’ailleurs, les divers représentants du pouvoir ne sont pas explicitement sentencieux envers l’expression de son désir, évoquant plutôt les néfastes conséquences de son attitude sur la vie familiale. Bref, son amour-désir n’est pas dénoncé en lui-même par ces représentants de l’ordre établi.

Désignée par eux comme étant « folle », elle n’est pas tant démonisée que bien plutôt inadaptée ou inadéquate à son rôle de mère. Son amour-passion n’a pas les contours de la folie qui inquiète, voire terrifie. Nous ne sommes pas dans le conte fantastique à la Edgar Poe où la folie se décline plutôt sur le mode du retour du refoulé, de l’inquiétante étrangeté (Unheimlich), de la terreur. Le conte ferronien demeure davantage proche du merveilleux en ce que la folie de l’épouse apparaît comme un rêve éveillé par lequel elle s’affranchit d’une part de la réalité. Dans ce conte où il n’y a ni bonne fée ni ogresse ou sorcière, la folie de l’épouse est plutôt une joie et une danse, une douce folie où le monde du rêve, de l’imaginaire, a préséance sur la réalité, avec ses hasards et ses nécessités. Cette histoire n’est-elle pas racontée avec un sourire dans la voix, sur le ton de la complicité ? Dans un monde où la culture du merveilleux chrétien, avec ses dévotions aux saints et ses miracles, est omniprésent, le réalisme merveilleux du conte ferronien demeure ancré dans un aspect de cette culture, tout en proposant une expérience qui s’en dégage et la transgresse au nom d’une célébration profane des puissances du rêve, de l’imaginaire. Le merveilleux chrétien s’avère ainsi, dans « Retour à Val-d’Or », dépassé par ce merveilleux profane révélant l’amour-désir, la femme désirante. Le conte donne à lire en cela une page refoulée de la mémoire collective.

La douce folie de l’amour-désir qui envahit tout, transfigure la réalité, n’en demeure pas moins une expérience ambiguë, troublante. Tout l’esprit du conte ferronien réside dans ces nuances où le monde apparaît en effet irrémédiablement trouble, ambigu, paradoxal, ambivalent, équivoque, impur, dès lors qu’il s’avère difficile, en certaines circonstances, de trancher avec certitude entre le bien et le mal (comme a pu l’analyser Andrée Mercier dans son étude L’incertitude narrative dans quatre contes de Jacques Ferron, 1998.) Car, si la femme est bien, sur un certain plan, une mère défaillante, elle est cependant, sur un autre plan, une femme aimante dès lors que l’amour-désir peut être considéré comme un bien, comme un hymne à la vie. La situation du père-époux n’est pas moins ambivalente puisque, malgré sa soif de cet amour-désir, c’est à bon droit qu’il défend à un certain moment la nécessité de travailler et, par conséquent, de protéger les enfants de la misère, sinon de la mort. Si, à la fin, il laisse partir son épouse (ou la laisse à son rêve), ce n’est encore que pour protéger les enfants, assumant ainsi, en homme raisonnable, les nécessités de la vie.

Ce qui nous amène à cette question : d’une certaine façon, chacun des époux n’a-t-il pas raison ? La femme, d’abord, en affirmant l’amour-désir comme fondement de son existence, sel de la vie ; l’homme, en assumant, ultimement, sa place de père protecteur et pourvoyeur. L’existence n’est-elle pas d’ailleurs le lieu de cette tension entre l’amour-désir vécu comme un rêve et les diverses nécessités, responsabilités et obligations de la vie, dont celle du travail ? Il s’agit ici d’un monde où l’équilibre est fragile car la vie sans l’amour-désir, limitée au seul travail, peut s’avérer une forme de mort, tout comme la vie entièrement soumise à l’amour-désir peut se révéler mortifère, délirante. L’amour n’implique-t-il pas une part de déraison, de passion, qui habite l’être, aussi raisonnable soit-il par ailleurs ? Et le trop de raison, on le sait, peut bien devenir folie. L’équivoque, l’indécidable – en certaines circonstances, du moins – est notre lot. La sagesse de ce conte réside dans l’évocation d’un monde incertain qui n’est pas soumis à l’univocité du dogme (chrétien ou non) ou d’un certain usage de la parole. D’ailleurs, si la folie apparaît ici comme ce qui donne accès au rêve interdit de la chair, elle se révèle dans la suite de l’œuvre – dont Les roses sauvages (1971), Le pas de Gamelin (1987) – plus sombre et, en cela, plus ambivalente en ce qu’elle se confond avec la souffrance et la mort. Puisant dans le discours et l’imaginaire du Canada français, le conte ferronien pose ainsi une question – celle des limites du réel et de l’imaginaire – que l’on retrouve d’ailleurs dans la plupart des cultures occidentales.

« Retour à Val-d’Or », conte d’ouverture des Contes du Pays incertain, précipite d’entrée de jeu le lecteur au centre d’une autre mémoire collective. Le pays incertain dont parle Ferron n’est pas seulement celui de la sujétion politique, pays en mal de reconnaissance nationale. Il est aussi ce pays qui se débat entre insoumission et aliénation, lucidité et illusion, en ce que le rêve, la folie, est tantôt libératrice, tantôt lieu d’un égarement dans l’abîme du rêve, d’une déperdition dans un imaginaire sans lien avec le réel, tel un autre piège de servitude au profit du pouvoir. Jacques Ferron, l’écrivain du pays incertain, aura raconté cette quête de lucidité contre les illusions délétères d’un certain récit associé à la survivance nationale (comme l’a montré Pierre L’Hérault dans Jacques Ferron, cartographe de l’imaginaire, 1980).

Si, dans « Retour à Val-d’Or », la folie est, sur un certain plan, libératrice, favorisant ainsi le renouvellement du réel par l’imaginaire, elle implique une insoumission devant le pouvoir, l’ordre établi. Le fondateur du Parti Rhinocéros, pour qui l’indépendance nationale du Québec était une nécessité, aura puisé dans l’esprit du conte canadien-français cette expérience de l’insoumission, de la résistance, qu’il a traduit dans ses contes non seulement en évoquant la folie-transgression, mais aussi la ruse des ancêtres. L’auteur du Saint-Élias aura ainsi, du coup, favorisé une réconciliation avec le passé canadien-français devenu, avec la Révolution tranquille, une mémoire plus ou moins honteuse, sans véritable lien avec le « nouveau » pays québécois. Par le conte, Ferron aura maintenu vivante une mémoire collective qui prend sa source dans nos lointains commencements.

Une telle lecture n’épuise certes pas l’interprétation tant ce conte est polysémique, ouvert à la rêverie du lecteur par un style qui relève de l’ellipse. On peut, notamment, s’interroger sur l’évocation qui est faite, en passant et presque avec désinvolture, des enfants morts du couple avant leur arrivée à Montréal : « […] trois ou quatre, peut-être cinq, morts en Abitibi, fameux pays ». L’Abitibi, en cela, ne serait pas que lieu rêvé où pourrait s’épanouir l’amour-désir, mais aussi celui des enfants morts, lieu du tombeau et de l’endeuillement. L’amour fou de la femme serait-il dès lors ce voile déposé sur la douleur du deuil, scène de refoulement devant la mort ? L’hésitation du père quant au nombre d’enfants morts est également troublante. Un tel oubli est-il possible ? Que révèle-t-il ? Et que s’est-il passé au juste ? De quoi ces enfants sont-ils morts ? Quel malheur a frappé cette famille ? On le constate, dans cette très brève allusion il y a un ou plusieurs autres contes en devenir, à raconter. Le conte s’avère ainsi invitation au lecteur à prendre la parole, à parcourir les multiples chemins de l’énigme, à réécrire à sa façon le conte qui se transforme dès lors en mémoire vivante puisque le présent du lecteur trouve sa source dans la mémoire de ce passé.

Le cinéaste André Théberge en a d’ailleurs proposé une autre lecture dans son très beau film, La dernière neige (ONF, 1973). Sa lecture de « Retour à Val d’Or » montre que la mère est hantée, jusqu’à la folie, par la mort de ses enfants, qu’elle est aux prises avec un deuil qui ne passe pas, en lequel elle se désespère. Le retour à Val d’Or apparaît en cela davantage comme un retour aux enfants morts, dévoilant ainsi l’autre visage de son amour, celui de son amour maternel endeuillé. Son amour pour son mari et ses autres enfants, ceux qui sont bien vivants, ne semble pas pouvoir l’arracher à son endeuillement mortifère. Sa folie est d’être pour ainsi dire ensevelie vivante dans le tombeau de ses enfants morts. L’exaltation de son amour-désir pour le mari n’étant, sous cet aspect, que la réponse véhémente et désespérée à surmonter son deuil, sa propre mort. Le nouvel enracinement du couple à Montréal suggère-t-il un abandon des enfants morts ? Ce départ a-t-il été une fuite, un exil malheureux, devant cette douleur insurmontable ? Dans tout cela, l’Abitibi est bien moins une fabuleuse vallée de l’or ou une nouvelle terre promise pour l’agriculteur comme a pu le chanter un certain discours de la colonisation, qu’une terre ingrate, synonyme de misère (comme on peut le voir dans le film, Un royaume vous attend [ONF, 1975] de Pierre Perrault).

Vu sous cet angle, le conte de Ferron change complètement de lumière. À la lecture de la douce folie libératrice de l’amour-désir succède celle de la folie-endeuillement-possession. Le conte, par ce seul segment de phrase, bascule, se renverse ainsi en son contraire, passant de l’exaltation de l’amour-vie à la douleur du deuil. Le « Retour à Val d’Or » apparaît à la lecture comme une sorte de trompe l’œil où, selon l’angle, apparaissent deux lectures, tout aussi plausibles l’une que l’autre. Les deux récits, par un singulier effet de superposition qui rappelle l’anamorphose, propose une nouvelle vision de l’événement, marqué par une irrémédiable ambiguïté dès lors qu’entre en jeu la volonté d’assumer la suite du monde, de sublimer le malheur. Ce dispositif narratif rappelle l’image ambiguë du canard-lapin où, en effet, celle-ci donne prise à deux lectures successives (le canard à gauche et le lapin, à droite), mais dont la seconde (variable selon le regard de chacun), crée un effet de surprise, d’apparition. Par ce jeu de perspective, le conte redit, mais sur le plan de la forme cette fois, l’ambivalence, l’équivoque, l’ambiguïté de notre rapport au monde dans la mesure où, en effet, deux lectures (au moins) coexistent en un même espace narratif sans que l’on sache laquelle a nécessairement prévalence sur l’autre. Il n’y a en effet qu’un entrelacement des deux points de vue en un même récit, donnant à lire non pas deux expériences d’un même événement, mais un effet de sublimation de l’un par rapport à l’autre, la douleur du deuil étant soigneusement enveloppée dans la parole (le linceul ?) de l’amour-désir. Le conte est construit sur cet effet de torsion, de renversement, par lequel apparaît le double visage de la joie et du malheur, de l’amour-vie et de la mort.

L’art de Jacques Ferron, son style, reconnaissable entre tous, n’est certes pas un quelconque enjolivement, mais bien une vision, un savoir. Puisse-t-il trouver en l’année de son centenaire de nouveaux lecteurs pour poursuivre son œuvre et maintenir vivante notre mémoire collective.


1 Rappelons que le discours selon lequel le travail est associé au péché originel serait un préjugé selon les théologiens Paul de Surgy et Jacques Guillet comme ils l’écrivent à l’article « Travail » dans le Vocabulaire de théologie biblique (sous la direction de Xavier Léon-Dufour), Cerf (11e édition) 2005, p. 1306-1311. Pour Jean-Yves Lacoste le travail demeure cependant, au Moyen Âge chrétien, œuvre de pénitence, en ce qu’il est associé à l’homme pécheur suite à la parole de malédiction prononcée en Gn 3, 17ss (voir l’article « Travail » dans le Dictionnaire critique de théologie, PUF [3e édition], 2007, p. 1415).

2 Dans son article, « Bacchanale à Val d’Or » (Littératures, nos 9-10, 1992, p. 183-193), Isabelle Bernard rattache ce conte à la tradition de la fête carnavalesque et du culte dionysiaque. Jean-Pierre Boucher poursuit dans la même veine, tout en insistant sur l’aspect subversif de cette femme (cf. « Ouvertures ferroniennes : Retour à Val d’Or et Ulysse », L’autre Ferron, sous la direction de Ginette Michaud, Fides, coll. « Nouvelles études québécoises », 1995, p. 47-67).

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