S’enraciner dans la nature et dans l’histoire

Méditer sur l’enracinement québécois avec Simone Weil

La vie humaine, pour s’ordonner, a besoin que certaines idées métaphysiques soient comprises par tous, même confusément. Autrefois, le péché, la grâce, l’honneur et Dieu remplissaient cet office. Ensuite, ce furent la liberté, le droit, la démocratie. Aujourd’hui, ce sont le vivre ensemble, la diversité et l’ouverture. Nous retrouvons ici les lignes de force de tout débat public dans les sociétés démocratiques du XXIe siècle. Les Québécois sont cependant un peu durs de comprenure. Ces concepts les mettent parfois mal à l’aise, et il faut régulièrement que les gardiens de la bien-pensance les rappellent à l’ordre. Dans le trésor conceptuel de la philosophie de notre époque, peut-être y aurait-il une idée un peu oubliée, laissée pour compte, qui permettrait aux Québécois de rêver tout haut, et de parler à l’aise ? Est-il est encore permis que soit soumis à la réflexion un concept étranger au libéralisme anglo-américain qui tient aujourd’hui le crachoir métaphysique ? Peut-être que la notion d’enracinement de Simone Weil pourrait aider quelques langues à se délier, et quelques idées à s’enligner.

La métaphore de l’enracinement évoque l’authenticité, l’appartenance à la nature, la croissance lente, mais certaine du végétal. L’être humain se définit comme un être de besoins, besoins qui ne peuvent être comblés que par un enracinement de l’individu dans la société et dans la nature. Cet enracinement se produit par le travail et la contemplation, par lesquels nous consentons à nos limites, reconnaissons nos devoirs fondés sur un ordre naturel que Weil qualifie de justice. Le travail est une soumission physique de l’individu, la contemplation, une soumission intellectuelle. L’enracinement signifie surtout que l’individu dépend physiquement et spirituellement d’un milieu englobant : celui de la société, d’abord, celui de la nature, ensuite. Dans la fatigue du travail, dans l’ouverture de la conscience fascinée par le monde, l’individu accepte, apprécie, voire chérit sa juste place dans l’ordre naturel et humain. Nous ne trahirions pas Simone Weil en ajoutant que d’autres activités ou attitudes enracinent également l’humain dans le monde : rituel religieux, expérience artistique, interactions sociales diverses, langage parlé ou écrit, nutrition, sexualité.

On reprochera au concept d’enracinement ici esquissé d’être un repli sur soi, un rejet de l’universel au profit du particulier. Dans son usage courant, l’enracinement est en effet parfois pris au sens d’une valorisation du particulier face à l’universel. C’est la notion romantique de terroir, d’identité locale. Or l’enracinement selon Simone Weil est tout autant un enracinement dans l’universel que dans le particulier. L’universel – la nature dans son ensemble, l’humanité – n’est accessible qu’à partir du particulier – un territoire, une société. Le particulier et l’universel ne s’opposent pas. L’opposition est plutôt entre le concret et l’abstrait, le vrai et le faux. Si universels soient-ils, les problèmes du XXIe siècle ne trouveront leurs solutions que par l’action d’individus appartenant à des milieux géographiques et historiques. Si pressants soient-ils, les problèmes d’aujourd’hui ne datent pas d’hier, et nous n’avons d’autre savoir pour les affronter que celui qui a été accumulé au fil des générations passées. Dans les lignes qui suivent, je vais essayer de montrer comment l’enracinement dans la nature et dans l’histoire est essentiel pour faire face aux enjeux contemporains : l’immigration, l’environnement, la langue française et la stagnation politique.

Les racines des enjeux sociopolitiques contemporains

Ainsi, l’intégration des immigrants n’est pas un défi nouveau. Les rapports entre les Français et les autochtones ont été souvent houleux, voire violents, mais il y eut des échanges culturels, il y a eu métissage. Il y eut élaboration d’une véritable éthique de l’altérité, et d’une identité, celle du Canadien, ce Français qui a emprunté aux autochtones ce qui était nécessaire pour vivre en Amérique. La nécessité du « respect de l’Autre » est au cœur de l’identité québécoise depuis des siècles, dans la cohabitation forcée avec les colonisateurs britanniques, dans la pratique de l’intégration avec plusieurs vagues d’immigration. On cherche aujourd’hui à nous faire croire qu’il n’existe qu’un seul modèle d’intégration de l’immigration, le modèle anglo-américain : c’est oublier l’expérience humaine des peuples qui interagissent depuis toujours, et qui ont chacun une façon propre de se rapporter à l’autre. Le multiculturalisme canadien suppose l’élimination de l’histoire dans l’identité commune, l’éclatement de la nation en communautés diverses. Au nom du respect des minorités, on demande que les institutions et l’espace public soient purifiés de tout bagage historique. Dans la fédération canadienne, le Québec est incapable d’exprimer une vérité pourtant évidente : sa culture nationale n’est pas un obstacle à l’intégration des minorités, elle est bien plutôt la condition pour que cet accueil soit porteur d’une vie commune.

Il existe, il est vrai, au moins un problème inédit, celui de la destruction de l’environnement à l’échelle planétaire. Toutefois, la peur qui s’éveille en nous, elle, est vieille comme le monde : la crainte de la régression des conditions de vie, de la souffrance, de la mort. On avait autrefois peur de la nature, nous devons maintenant avoir peur des effets de notre technologie. Pour cesser de surconsommer, pour développer un rapport vivant avec la nature, nous n’avons d’autre choix que de retrouver les vertus de nos ancêtres, la frugalité, l’endurance, la solidarité. Rien ne montre davantage l’urgence de l’enracinement que la nécessité absolue de la protection l’environnement : celle-ci ne peut se réaliser que dans la réalité géographique. C’est avec nos barrages hydro-électriques que nous contribuons à donner un avenir à l’humanité, c’est avec les espèces vivantes les mieux adaptées à notre climat que nous nourrirons nos gens sainement. Nos réseaux collégial et universitaire, étendus sur un vaste territoire faiblement urbanisé, sont l’occasion rare d’une rencontre entre la science, la nature et le mode de vie rural.

Le problème de la préservation du français est clairement un problème historique, celui de la transmission de notre langue aux générations futures. L’une des racines les plus essentielles de l’âme humaine est celle de la langue. Les problèmes du système éducatif, la mauvaise qualité du langage, le fait que l’analphabétisme atteigne ici des sommets, rien de cela ne devrait nous faire oublier que la langue vit d’abord dans les rapports familiaux, personnels. La famille est le lieu où le passé se projette vers l’avenir, où la communauté historique s’incarne dans des individus. Aussi banal qu’il puisse paraitre, l’acte de chanter en famille, de lire à son enfant, d’engager un dialogue à cœur ouvert avec un être cher, est l’enracinement le plus profond qui soit. Dès la vie intra-utérine, la parole des parents, héritée des ancêtres, fait vibrer le cœur de l’enfant. La grande difficulté est celle de la contradiction entre la langue française vivante parlée dans les familles et le monde formel de la vie moderne, de plus en plus technique, et de plus en plus anglophone. Les nationalistes québécois ont peut-être péché par un excès de confiance dans l’État, entre autres à cause d’un biais gauchiste qui sous-estime la culture, les traditions et la responsabilité individuelle. Un nationalisme vigoureux est certes plus que jamais nécessaire sur le plan de l’État, mais les mesures étatiques ne sont rien sans les individus qui les créent et les animent dans la vie réelle. Il n’y a pas d’autre solution que de s’adresser à la responsabilité des parents face à leurs enfants, celle des citoyens les uns envers les autres. Le nationalisme n’est rien sans le patriotisme.

En se coupant de ces racines historiques, la politique québécoise n’a abouti qu’à une stagnation lancinante. Le dialogue de sourds entre les lucides et les solidaires, entre partisans de la laïcité et ceux de l’inclusion religieuse, a pour cause le déracinement d’une bonne partie de notre vie politique. On tend à oublier aussi bien la liberté individuelle, les personnes réelles au fondement des marchés et du système juridique, que la nation et son héritage historique, par lequel l’État et les syndicats se sont bâtis. L’État social, les syndicats, les tribunaux et le marché ne peuvent se substituer aux individus et aux communautés. Ce qu’ils peuvent faire, c’est fournir un cadre formel à ceux-ci, leur servir d’outils. Le relatif équilibre québécois entre le patronat et les syndicats, l’interventionnisme de l’État et les marchés, est aujourd’hui une source de stagnation sociale, faute de pouvoir y insuffler toutes les forces vives de la société : les jeunes décrocheurs, les immigrants dont on ne reconnait pas les compétences, les entrepreneurs et les innovateurs étouffés par la bureaucratie, les travailleurs un peu trop grisonnants, les francophones qui ne parlent pas anglais. La logique juridique des droits individuels et des services publics devrait être menée avec assez d’intelligence pour permettre que l’État laisse s’exprimer la démocratie, et que puisse s’accomplir tout autant la volonté populaire d’évoluer que celle de préserver une identité historique. L’État doit donc pouvoir faire la promotion de valeurs nationales, de rôles sociaux réalistes, il doit faire appel à la responsabilité individuelle, au sens du devoir, et être dirigé par la vision d’une vie commune, au lieu d’être borné au rôle de défenseur des droits individuels et d’un vivre ensemble abstrait.

Défendre le bon sens, raviver l’action

L’enracinement humain est toujours menacé par le refus de nos limites, de notre appartenance à la nature et à l’histoire. Ce refus engendre l’humanisme orgueilleux, le progressisme naïf. Nous ne serons pas surpris d’entendre Simone Weil nous dire qu’une cause de ce déracinement est l’argent qui, lorsqu’il est idolâtré, aliène le travail. Le proverbial malaise des Québécois face à l’argent, hérité du catholicisme, voit en fait l’argent pour ce qu’il devrait être : la rétribution d’un travail humain bienfaisant, non une fin en soi. Dans leur rejet commun de cet héritage, la droite et la gauche tendent à ignorer la dignité du travail, en l’envisageant toujours du point de vue des bénéfices économiques, patronaux ou syndicaux, et non du point de vue du sens que l’individu a du devoir à accomplir. Selon Weil, une autre grande cause du déracinement est l’éducation abstraite, l’aliénation de la contemplation. Le réductionnisme scientifique, obsédé par l’objectivité de ce qui est manipulable, nous empêche de penser les aspects métaphysiques et subjectifs du monde. À l’autre extrême, celle du subjectivisme, le post-modernisme saccage toute tradition, ruine toute clarté logique et tout sens commun. Le droit et la politique sont aujourd’hui pensés dans un formalisme philosophique qui, sous couvert d’objectivité, écarte d’avance toute référence à l’histoire, à la nation, bref, à la vie humaine. À ce formalisme défendu par les tenants de l’ordre établi, s’allient des discours d’extrême gauche devenus à la mode, pour qui la défense des minorités donne le droit de faire fi de toute rationalité. L’intolérance parfois violente qui se manifeste dans certaines universités québécoises envers les discours un tant soit peu conservateurs, nationalistes, voire simplement réalistes, montre que le déracinement de l’éducation a atteint chez nous un stade critique.

Il est donc vital d’enraciner les sciences humaines et naturelles dans la vie concrète et la culture classique, de revaloriser l’histoire, les traditions et le sens commun de la population pour faire face aux enjeux contemporains, de revaloriser, enfin, la responsabilité individuelle et la mobilisation citoyenne. Certains jugeront tout cela naïf, simpliste, d’un passéisme pathétique, ou, horreur suprême, ils crieront au populisme. C’est qu’ils sont à la recherche de la grande théorie, du grand discours qui expliquera ou déconstruira le réel, alors que Simone Weil nous invite à l’action. Elle rejoint en cela d’autres penseurs de la finitude humaine, un Albert Camus, une Hannah Arendt ou un Gabriel Marcel, penseurs existentiels athées, agnostiques ou chrétiens, penseurs dont nous avons aujourd’hui un besoin essentiel. Le seul moyen pour les Québécois de surmonter le bouleversement spirituel que représente l’abandon massif de la religion catholique serait de donner une place centrale à la philosophie dans l’espace public. Le seul moyen pour les Québécois de prendre parole dans leur propre espace public enfirouapé dans la rectitude politique, est de prendre la philosophie à bras le corps, et de dire clairement l’ordre qu’ils entrevoient pour leur vie. Que ce soit pour se tailler une place dans la fédération canadienne ou pour se donner un État souverain, la nation québécoise doit se penser dans sa réalité concrète pour pouvoir espérer un avenir.

* Professeur de philosophie, collège Bois-de-Boulogne