Il s’est écrit et dit beaucoup de choses ces derniers temps sur la morosité et l’immobilisme dont souffrirait le Québec. Nous avons eu droit à beaucoup de lieux communs, à de pseudo-débats et surtout, à des exercices d’autoflagellation qui ont permis à quelques notables de blâmer encore toute une société parce qu’on ne les a pas laissés piger dans les fonds publics pour se donner l’impression qu’ils entreprennent de grandes choses. Le peuple a le dos large, c’est bien connu. Et il s’en trouve pour lui reprocher de s’occuper de ses affaires de la mauvaise manière, c’est-à-dire en s’organisant en groupes de pression, en utilisant les tribunes publiques, en osant tenir tête aux colporteurs qui s’autoproclament éclairés et grands prêtres tout-puissants du développement économique. Ils n’ont pas manqué les interprètes du « vrai sentiment populaire » pour dénoncer les mécanismes de consultation publique, pour discréditer les leaders d’opinion qui n’entonnent pas les hymnes à la croissance à tout prix.
Il y a dans ces jérémiades un refus de la complexité sociale et surtout une nostalgie, celle du bon vieux temps où les notables dirigeaient le troupeau docile qui lui accordait sa confiance. Cette nostalgie, comme toute nostalgie, n’entretient qu’un rapport assez accessoire avec le réel, mais elle n’en traduit pas moins, dans le fantasme qu’elle entretient, une vision de l’ordre qui en dit plus sur le présent que sur le passé qu’elle s’invente. Et à cet égard, les discours actuels sur l’immobilisme traduisent le désarroi d’une certaine élite incapable de faire face au réel et de s’y tenir un rôle accordé aux exigences des défis qui se posent à notre société.
Dans une conférence qu’il prononçait en novembre devant l’Association des MBA du Québec, M. Yvon Bolduc, le président du Fonds de solidarité, a tenu des propos fort éclairants sur la conjoncture présente. Constatant effectivement que les grands projets mobilisateurs manquent, M. Bolduc situe très clairement la responsabilité là où elle se trouve : « C’est peut-être plus difficile de ficeler un projet de nos jours qu’il y a vingt ans parce qu’il y a tellement de groupes de pression de toutes sortes… Mais ça fait partie de notre travail de leaders de les ficeler comme il faut ces projets-là » (Le Devoir, 16 novembre 2006). Il constate néanmoins que quelque chose retient ou détourne l’énergie requise pour foncer avec confiance : « Présentement le Québec a peur de l’échec, a peur de l’erreur. » Le mot est lâché, c’est un vieux démon que celui-là. Un démon qui se manifeste moins qu’il n’est souvent invoqué toutes les fois que cette société se trouve au bord des grands changements.
Le président Bolduc estime, avec raison, que le pessimisme inspiré par le dépit qu’a provoqué le dérapage ou l’échec de quelques projets fausse les perceptions et donne une mauvaise lecture de la réalité. Et cette réalité, c’est celle du « dynamisme et de la créativité des entrepreneurs québécois » qu’il constate chaque jour, et auquel il souhaite que le Fonds de solidarité s’associe davantage pour jouer encore plus intensément son rôle. Sans rien minimiser des problèmes, une lecture correcte de la situation nous autorise, poursuit-il, à faire confiance en nos moyens, à envisager le succès avec réalisme.
À sa manière et de la position qu’il occupe, le président Bolduc constate, à son tour, qu’un brouillard enveloppe et fausse les perceptions quant à l’état réel de nos forces et quant à l’évaluation de notre potentiel et des possibilités qu’il nous offre. C’est vrai dans le domaine économique où il œuvre. Et c’est vrai également dans une multitude d’autres domaines où les remarques de M. Bolduc pourraient être formulées par des leaders d’envergure. À quoi tient donc cette prégnance du discours morose et défaitiste ? Comment expliquer cette résurgence de la peur et de la peur d’avoir peur ?
Plusieurs explications sont possibles. Il y en a une qui n’est pour ainsi dire jamais évoquée et qui, pourtant, pourrait bien s’avérer déterminante, c’est celle de la défaite politique. Le Québec paie le prix de sa défaite référendaire, il subit les conséquences de sa mise en marge dans un régime qui non seulement ne craint plus rien de lui, mais, encore et surtout, s’est donné le projet de casser ce qui reste en lui de ressort national.
Le gaspillage de la conjoncture par le gouvernement Bouchard au lendemain du référendum volé n’a pas seulement fait perdre aux souverainistes l’initiative historique, il a littéralement fait du Québec la chose d’Ottawa. Le programme des commandites n’en aura été qu’une illustration. Mais il faut bien le situer dans le plan d’ensemble qui été élaboré à l’occasion de la réunion du cabinet fédéral de février 1996. Ce jour-là, la riposte d’un gouvernement libéral a cessé d’être partisane pour s’incarner dans une raison d’État qui prévaut désormais dans et par les diverses logiques qui se sont mises en œuvre dans l’Union sociale, dans la mission de Patrimoine Canada, au travers les diverses fondations et les chaires du Canada. Ottawa dispose de tous les instruments requis pour casser la capacité québécoise de réagir en fonction de sa cohérence nationale : déstabilisation des finances publiques, invasions systématiques des champs de compétences, campagnes de propagande et arsenal de guerre psychologique. L’efficacité de ces moyens est, en outre démultipliée, par un avantage stratégique formidable : l’action soutenue d’une phalange d’inconditionnels du lien canadian, appuyée et relayée par un empire médiatique ouvertement engagé dans la guerre de propagande.
Il ne faut pas exclure que la morosité soit induite par une action de déstabilisation idéologique et un travail de sape symbolique mobilisant d’énormes ressources financières et institutionnelles. L’expérience historique et les preuves établies en ces matières nous interdisent de rester candides devant pareille hypothèse. Il reste néanmoins que les conditions d’efficacité d’une guerre à bas bruit contre notre existence nationale restent d’abord déterminées par l’état réel de la résistance qu’elle rencontre. Et c’est sans doute là que se trouvent les causes profondes expliquant la prégnance des conduites de dénigrement et des discours défaitistes.
La peur d’avoir peur, ce n’est que l’intériorisation de la défaite. Et c’est elle qui domine totalement les discours politiques, tous partis confondus. Les inconditionnels du Canada, qu’ils militent au PLC, à PC, à l’ADQ ou au Parti libéral du Québec ont peur de revendiquer formellement des aménagements constitutionnels parce qu’ils ont peur des conséquences d’un échec ou plutôt de l’évidence que cela établirait, une fois de plus. Les péquistes et les bloquistes s’enlisent dans la crainte que l’épuisement de leur modèle stratégique ne signifie la disparition des fondements de notre combat national. Ils ont peur de définir une stratégie volontaire et n’en finissent plus de faire de l’anxiété sur les conséquences d’un autre référendum perdant. Tout le monde a peur. Et tout le monde attend. Quoi ? Qui ? Godot sans doute.
Ce que l’on désigne par immobilisme n’est rien d’autre que la traduction dans un langage dépolitisé d’un attentisme malsain, d’une incapacité de se projeter. Cet attentisme emprisonne toute la classe politique et l’empêche de bouger en phase avec le dynamisme réel de la société québécoise. Il lui interdit de proposer une vision d’avenir qui inspirerait ici et maintenant des gestes conséquents, des gestes qui consacreraient un engagement réel à incarner des choix, pas à les évoquer dans un quelconque univers du souhaitable. Tout l’univers politique de la province baigne dans le flou. Les libéraux estiment que « le fruit n’est mûr », les péquistes se pressent lentement en raison de « certaines réalités politiques », les bloquistes attendent les péquistes. Tout le monde attend. Les libéraux attendent des réponses d’Ottawa, les péquistes attendent on ne sait plus trop quoi. C’est la classe politique qui souffre d’immobilisme, pas le Québec.
L’incapacité de reprendre l’initiative historique, c’est d’abord l’incapacité de définir la situation. Les inconditionnels du Canada et au premier chef les libéraux de Jean Charest ont totalement renoncé à tout effort en ce sens. Ils pensent, agissent et attendent dans les paramètres que leur fixent le régime. Ils n’ont plus rien à proposer, aucun destin n’est formulé. Ils gèrent la province et s’échinent à bricoler avec ce qu’Ottawa leur laisse. Ils remplacent la revendication programmatique par des slogans creux et des figures de rhétorique. Ils apprennent peu à peu à s’installer dans la politique du minoritaire, ils apprennent à se contenter de ce qu’ils obtiennent et à se trouver satisfaits qu’on leur laisse. Ils consentent à la minorisation sans pour autant parvenir à inventer le discours du minoritaire heureux.
Quant aux souverainistes, ils restent aussi prisonniers des catégories du régime, à s’époumoner sur le déséquilibre fiscal, la reconnaissance du statut de nation quand ce n’est pas sur le dernier éditorial d’André Pratte ou le plus récent coup de pied de l’âne de Rona Ambrose ou de quelque raciste du National Post. Cela n’est nulle part plus évident que dans les contorsions que l’on observe au sujet du sens à donner au mandat électoral qu’ils vont solliciter. Péquistes et bloquistes sont pris dans une logique où les résultats de l’un vont servir à enfermer l’autre dans une campagne défensive, quelle que soit la séquence dans laquelle les élections auront lieu. La dissociation du mandat et de l’option continue de les bercer d’illusions et toute leur action présumée repose sur la conviction – candide, faut-il ajouter – qu’une élection du PQ permettait de repartir le processus déjà deux fois mis en échec sans que rien ne se passe au Canada. L’erreur est évidente. Il n’y aura pas d’attentisme devant une hypothétique victoire péquiste, le Canada va frapper vite et fort. Et un tel gouvernement péquiste n’en finira plus de reporter le moment de commencer à essayer de réunir les conditions gagnantes, les certitudes raisonnables, les assurances morales et autres polices d’assurance. Majorité impuissante ou minorité dépendante, le modèle qui prévaudra ne laisse rien présager d’exaltant.
La situation politique est telle actuellement qu’aucun parti n’est en prise sur une véritable stratégie de renversement du rapport des forces. Les inconditionnels du Canada parce qu’ils y ont renoncé. Les souverainistes parce qu’ils sont incapables de se poser dans l’adversité. L’écart ne cesse de se creuser entre le Québec réel et les partis, entre le potentiel tel qu’il s’éprouve et se met à l’épreuve et la façon dont il n’est pas sollicité. La politique velléitaire se satisfait d’un clientélisme à courte vue alors que se gaspille une capacité de mobilisation qui serait redoutable si elle était canalisée par des réelles conduites de dépassement.
Tout le champ politique est occupé par les dilemmes que pose aux partis politiques du Canada la gestion d’une minorité dont la classe politique reste erratique. Les partis canadian sont en effet tiraillés par les contradictions dans lesquelles les repoussent la classe politique québécoise qui ne parvient ni à faire un consensus sur ce qui la satisferait comme minorité, ni à se faire prendre tout à fait au sérieux quant à sa détermination à dénouer la question nationale. Le Québec ne fait plus peur à personne, mais les moyens de l’instrumentaliser ne paraissent pas encore très évidents, les uns prétendant qu’il ne sert à rien de prendre le risque, les autres se disant qu’il ne sert à rien de s’énerver pour un tigre de papier.
Dans la bourgade, le discours sur l’immobilisme n’exprime finalement que la tentation de la régression minoritaire chez une partie de l’élite qui se contenterait bien de jouer les barons ethniques. Mais l’explicitation de ce rôle heurte encore trop durement les représentations de soi et la conscience nationale. Les hésitations des souverainistes à s’assumer dans l’espace de la rupture ne font que contribuer à brouiller les choses. L’attentisme est un effet politique délétère. Le Canada, lui, ne nous attend plus, il s’occupe de nous. Maladroitement, dirons certains pour se donner l’impression de tenir à quelque chose. Le scandale, c’est que les conduites velléitaires de la classe politique sont en train de nourrir les ambitions d’une bande de notables qui fantasment déjà de se voir admis à boire du scotch dans l’antichambre des boardrooms. Le scandale, c’est que tout cela contribue à empoisonner la vie de notre peuple. Le courage manque.