Tempête parfaite: Tremblay réélu

Ph. D. science politique. Auteur de Deux poids, deux mesures : l’impact du vote des non-francophones au Québec, VLB, 2002.
pspedrito9@gmail.com

Les élections municipales de novembre 2009, notamment celles qui se sont tenues dans l’Île de Montréal, ont mis en lumière des questions fondamentales en politique municipale. Elles ont d’abord remis en cause les valeurs et les attitudes de l’électorat face à des situations de corruption grave, largement médiatisées et condamnées publiquement, puis elles ont mesuré l’adhésion des partis à l’idée d’un intérêt commun d’une valeur supérieure à la somme des intérêts particuliers.

Les valeurs et les attitudes devant ces brefs énoncés fondamentaux se sont traduites en comportements variables selon l’identité nationale de chaque individu. Il est vrai que les frontières entre les communautés ne sont pas aussi étanches qu’on peut le prétendre a priori, mais il reste aussi vrai que les deux grandes communautés linguistiques déterminent les grands comportements électoraux. Et les brèches que l’on constate dans les rangs francophones et anglophones correspondent effectivement à des percées de l’autre langue.

Les élections de 2009 ont par ailleurs mis en cause les liens entre les partis et l’élite financière et commerciale d’une part, puis entre eux et l’élite sociale et intellectuelle d’autre part. Ces liens ne sont pas sans conséquence pour les partis provinciaux et fédéraux. Ils avaient valeur de test pour ces derniers.

Les élections
La mairie

Après huit années baignées de corruption, le maire Gérald Tremblay s’est présenté devant l’électorat montréalais le 1er novembre dernier. Contre toute attente, celui qui avait déjà été élu deux fois à la mairie fut réélu pour un troisième mandat. Son mandat s’avère cependant extrêmement faible : compte tenu du taux général de participation de 38,6 %, les 159 020 voix qu’il a récoltées correspondent à environ 14,6 % des inscrits (résultats provisoires). Il s’agit d’un faible recul de 3,6 % par rapport à 2005, seulement 43 282 voix de moins. Louise Harel n’a pas vraiment fait mieux que son principal rival : obtenir 12,6 % des inscrits (136 022 voix) est somme toute bien modeste. Fait surprenant, elle a obtenu à peu près le même résultat que son prédécesseur, l’ineffable Pierre Bourque, qui récoltait 12,3 % des inscrits en 2005 et un total à peu près identique de 136 769 voix. Quant à Richard Bergeron, il a au moins eu la consolation d’augmenter la part du vote et le nombre de ses voix, passant de moins de 3 % en 2005 à 9,9 % en 2009, de 32 126 voix à 106 839 voix. Trois arrondissements sur les 19 ont suffi à doter à M. Tremblay d’une majorité à la mairie de 21 719 voix : Côte-des-Neiges, Saint-Léonard et Saint-Laurent lui ont procuré une majorité de 26 754 voix sur Mme Harel.

Quant au nombre de votes valides, M. Tremblay a donc obtenu 37,9 % des voix contre 32,6 % pour Mme Harel et 25,6 % pour M. Bergeron. Voilà donc un premier accroc démocratique de taille puisque les pouvoirs étant concentrés à la mairie, ils sont maintenant confiés à un Gérald Tremblay largement minoritaire aux voix, faisant face à 62,1 % des électeurs qui ont appuyé un autre candidat que lui. En somme, là où l’on devrait trouver une coalition portée au pouvoir, ce qui aurait traduit adéquatement les résultats du vote, on trouve le pouvoir exercé par un maire légitimement faible et élu par une minorité.

Le conseil municipal

Dans le système municipal québécois, le conseil municipal n’est pas le lieu ultime du pouvoir. S’il n’est pas majoritaire au conseil, le maire peut toujours puiser dans les députations adverses et offrir des postes aux conseillers les plus intéressants. De toute façon, au municipal, le pouvoir est extrêmement concentré entre les mains de l’exécutif, lui-même entière création du maire. Comme l’a montré l’exemple éloquent de l’ex-mairesse de Québec, Andrée Boucher, élue sans équipe, il n’est même pas nécessaire de disposer de l’appui d’un parti, et encore moins d’une majorité des élus. Le conseil municipal demeure toutefois le principal lieu de contre-pouvoir au maire puisque c’est de là que le chef de l’opposition tire sa force.

Concrètement, avec 39 conseillers (dont lui-même et 12 autres maires d’arrondissement), M. Tremblay dispose d’une confortable majorité parmi les 65 membres du conseil municipal. Vison Montréal, parti de Mme Harel, n’en a que 16 tandis que Projet Montréal, parti de M. Bergeron, n’en a que 10. La faible minorité de 38 % des voix de M. Tremblay s’est donc transposée en une majorité de 60 % des conseillers. Malgré toute la corruption qui a entouré son deuxième mandat, le mode de scrutin majoritaire a récompensé l’équipe de M. Tremblay par une surreprésentation de 22 %. Cet avantage indu, ce sont évidemment les autres partis qui en ont fait les frais : malgré 33 % des voix, Mme Harel n’a que 26 % des sièges tandis que les 25,5 % des voix de M. Bergeron ne donnaient que 15,4 % des sièges. Les différences entre voix et conseillers se sont traduites par des sous-représentations de 7 % pour Vision Montréal, de 10 % pour Projet Montréal et d’environ 6 % pour l’ensemble des autres partis et candidats. La situation était encore pire dans les anciennes villes de banlieue de Montréal : malgré une faible majorité de 51 % des voix exprimées, Union Montréal a néanmoins remporté la totalité des 24 postes de conseillers disponibles. On le constate, l’unanimité hors des limites de l’ex-ville de Montréal est une pure construction du mode de scrutin majoritaire. L’électorat y est on ne peut plus parfaitement divisé en deux.

En termes démocratiques, ce ne sont que les distorsions de représentation illégitimes du mode de scrutin majoritaire qui ont procuré au parti de M. Tremblay une majorité des sièges au conseil municipal. Si ces distorsions sont, pour une vieille routière comme Mme Harel, relativement bien intégrées dans son schème d’action politique, elles sont, de manière surprenante, bien acceptées également par un jeune parti comme Projet Montréal.

Les mairies d’arrondissement

On peut considérer la conquête des mairies d’arrondissement comme un enjeu plus important que la conquête d’une majorité au conseil municipal. Les mairies d’arrondissement ont en effet un rôle important dans la passation des contrats à l’externe. Ce que veut l’administration centrale, mais qui ne se fait pas par elle, peut se faire par les administrations locales, ainsi que le législateur (Mme Harel) l’avait initialement prévu. Ce rôle important, beaucoup plus discret parce que beaucoup plus éloigné des médias, permettait aux administrations des anciennes villes de banlieue de poursuivre leurs relations plus ou moins licites avec leurs partenaires du privé. En ce qui concerne les élections de 2009, M. Tremblay et son parti Union Montréal ont remporté 13 des 19 mairies d’arrondissements, soit 68 % des mairies. Encore une fois, conformément aux effets inhérents du mode de scrutin majoritaire, Union Montréal a obtenu une prime à la représentation (du fait de la taille supérieure des arrondissements) de 30 % à son résultat aux voix. Le parti de Mme Harel, avec quatre mairies, et le parti de M. Bergeron, qui n’en obtient que deux, sortent de ces élections gravement sous-représentés.

Le contrôle des arrondissements

Le contrôle des arrondissements dote les maires d’arrondissement de l’instrument par excellence permettant la ratification des décisions prises par l’exécutif local. Dans onze de ces treize arrondissements, soit Anjou, Côte-des-Neiges, Lachine, LaSalle, L’Île-Bizard-Sainte-Geneviève, Montréal-Nord, Outremont, Pierrefonds-Roxboro, Saint-Laurent, Saint-Léonard et Verdun, Union Montréal a raflé 57 du total des 58 conseillers, soit 98 %, alors que le parti ne récoltait que 52 % des voix exprimées. La distorsion est, encore une fois, extrême, et la légitimité, très faible.

Autres enjeux montréalais

Tout autour de Montréal se sont tenues d’autres élections locales. Deux autres groupes de municipalités valent la peine d’être mentionnés en ce qu’elles bonifient le poids de Montréal dans l’ensemble du Québec. À Laval, malgré l’évocation dans la presse de soupçons de malversations et de collusion dans l’attribution des contrats municipaux, Gilles Vaillancourt fut réélu pour un sixième mandat à la tête de la municipalité et son parti détient désormais 21 des 21 sièges disponibles. Dans l’Île de Montréal, 13 des 15 villes défusionnées ont aussi tenu des élections. Quatre d’entre elles ont élu sans opposition leur maire sortant (Westmount, Beaconsfield, Côte-Saint-Luc, Dorval, Kirkland). Dans les autres, tous les maires sortants ou leur équipe ont été réélus, qui plus est le plus souvent par de très larges marges malgré de très faibles taux de participation. D’autres municipalités situées dans la partie ouest de la métropole ont été témoins d’élections de même nature. Toutes présentent un profil linguistique semblable, c’est-à-dire avec une minorité anglophone suffisante pour favoriser substantiellement les candidats libéraux. Ces municipalités incluent Brossard, Saint-Lambert, Châteauguay, Pincourt, L’Île-Perrot et Notre-Dame-de-l’Île-Perrot, Vaudreuil-Dorion, Hudson, Saint-Lazare, Deux-Montagnes et Rosemère. Il s’agit d’autant de points d’ancrage solides pour les libéraux. Le nombre total d’électeurs de toutes ces municipalités représente près de 2,5 millions de personnes. D’autres municipalités d’Outaouais, de Montérégie, Estrie et des Laurentides présentent des caractéristiques semblables.

Comprendre les élections : élites contre élites

Les résultats des élections de Montréal en 2009 s’expliquent d’abord par le clivage ex-banlieues/ancienne ville de Montréal, par la proportion de non-francophones, et par la lutte opposant les élites fédéralistes et les élites nationalistes. Reprenons ces facteurs un à un.

Sur les 54 postes à pourvoir dans les ex-municipalités de banlieue (maires d’arrondissement, conseillers municipaux et conseillers d’arrondissement), 52 candidats d’Union Montréal ont été élus. Les deux derniers postes, des conseillers d’arrondissement, ont été remportés par des candidats indépendants. Notons que parmi les postes à pouvoir dans les ex-banlieues, 29 comptaient plus de 59 % de francophones, et 8 entre 70 % à 82 % de francophones ; malgré cela, tous ont été remportés par Union Montréal.

Il n’y eut de pluralisme que dans l’ancienne ville de Montréal. En effet, sur les 48 postes à pourvoir, 15 ont été remportés par Union Montréal – tous ayant moins de 72,5 % de francophones –, 19 par Vision Montréal et 14 par Projet Montréal. Compte tenu de ce qu’Union Montréal est parvenue à faire élire 11 candidats sur les 13 postes qui comptaient moins de 55 % de francophones, le pluralisme était associé à l’ancienne ville de Montréal et essentiellement francophone.

Un total de 35 postes à pourvoir comptaient 55 % de francophones ou plus. Projet Montréal et Vision Montréal se sont partagé 31 de ces postes, à raison de 13 pour le premier et 18 pour le second. Union Montréal n’a réussi à y faire élire que 4 de ses candidats. Chez les 19 postes comptant 75 % de francophones et plus, Vision Montréal fut gagnante 13 fois contre 6 pour Projet Montréal – aucun siège pour Union Montréal. Chez les francophones, le pluralisme laissait donc Union Montréal loin derrière les deux autres partis. Les arrondissements du Plateau-Mont-Royal (7 postes), de Rosemont (5 postes), de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve (5 postes) ont été les chasses gardées des partis de Mme Harel et de M. Bergeron, Union Montréal n’y ayant fait élire qu’un seul candidat. Quatre arrondissements de l’ancienne ville de Montréal ont présenté des résultats comprenant au moins un élu du parti de M. Tremblay : Ahuntsic-Cartierville (2 postes sur 5), Sud-Ouest (1 poste sur 5), Ville-Marie (1 poste sur 3, excluant le maire lui-même), Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension (3 postes sur 5). Un seul et dernier s’est révélé être un château-fort d’Union Montréal, soit Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce (5 postes sur 6).

Les 35 postes les plus francophones de l’ancienne ville de Montréal se sont divisés entre partis en fonction de leur composition socio-économique. Parmi eux, 17 comptaient au moins 25 % de leur population active dans des emplois « associés » à l’élite sociale et intellectuelle (soit les sciences sociales, le droit, l’enseignement, l’administration publique, la religion, les arts, la culture et les sports, les sciences naturelles, le génie, les soins infirmiers et les autres professionnels de la santé excluant les médecins). De ces 17, on comptait 11 élus de Projet Montréal, 5 de Vision Montréal et 1 d’Union Montréal. L’ancienne ville de Montréal comptait 5 autres postes associés à l’élite sociale et intellectuelle, ceux pour lesquels les francophones représentaient moins de 55 % : 4 ont été remportés par Union Montréal et 1 par Projet Montréal. Les ex-banlieues ajoutaient seulement 10 postes à cette même élite (dont seulement 2 à moins de 55 % francophones), tous évidemment remportés par Union Montréal sauf un, indépendant. (Mentionnons que l’élite sociale et intellectuelle présente généralement un niveau de scolarité élevé, mais des revenus généralement moins élevés que l’élite financière et commerciale. Celle-ci présente aussi un niveau de scolarité élevé, mais des caractéristiques économiques nettement plus favorables.)

Ce même groupe de 35 postes pour lesquels les francophones représentaient 55 % ou plus de l’électorat dans l’ancienne ville de Montréal comptait 2 (l’un d’Union Montréal, l’autre de Projet Montréal) des 4 postes (les deux autres postes moins francophones étant représentés par Union Montréal) associés à l’élite financière et commerciale, c’est-à-dire dont au moins 25 % de la population active travaille dans les domaines de la gestion, de l’administration, de l’immobilier et de la finance, des assurances et des professionnels de la santé (incluant les médecins) et du commerce. Les ex-banlieues de Montréal comptaient 16 autres postes associés à l’élite financière et commerciale, dont 11 représentaitent des francophones à plus de 55 % ; dans l’ensemble, Union Montréal y a fait élire 19 candidats, laissant le dernier à Projet Montréal (pour un poste représentant 72 % de francophones, Ahuntsic, qui comptait 40 % de sa population active associée à l’élite financière et commerciale mais davantage, 57 %, associée à l’élite sociale et intellectuelle).

Parmi les 26 postes de l’ancienne ville de Montréal qui ne comptaient ni l’une ni l’autre de ces élites, 18 avaient 55 % de francophones ou plus : on y comptait 13 élus de Vision Montréal, 3 d’Union Montréal et 2 élus de Projet Montréal. L’ancienne ville de Montréal comptait 8 autres postes similaires avec moins de 55 % de francophones : 7 ont été remportés par Union Montréal et 1 par Vision Montréal. Les ex-banlieues comptaient pour leur part 36 postes de ce type, 35 remportés par Union Montréal et 1 par un candidat indépendant.

En somme, l’élite sociale et intellectuelle de Montréal, nettement plus francophone, était manifestement associée à Projet Montréal tandis que l’élite financière et commerciale, massivement non francophone, était associée à Union Montréal. Vision Montréal s’est retrouvée maîtresse dans les postes les plus francophones de l’ancienne ville non associés à l’une ou l’autre de ces élites.

L’appartenance linguistique, l’immigration et le vote

Il y a d’abord lieu de modérer les énoncés de départ : si, en pourcentage du vote exprimé, les candidats d’Union Montréal ont obtenu entre 27 % et 70 % ; en proportion des électeurs inscrits, leur vote a varié entre 5 % et 27 %. Les candidats victorieux ont pour leur part obtenu entre 11 % et 22 % dans l’ancienne ville et entre 12 et 27 % dans les ex-banlieues. Seulement 23 candidats d’Union Montréal ont obtenu au moins 20 % des inscrits, dont 21 dans l’ex-banlieue et 2 dans l’ancienne ville. Même lorsque le vote est reporté sur le vote exprimé, la victoire d’Union Montréal reste modeste : seulement 26 des 67 élus d’Union Montréal ont obtenu au moins 50 % des votes exprimés, ce qui laisse les 41 autres minoritaires aux voix. Rappelons également que, chez Vision Montréal, seulement trois élus sur 48 candidats ont obtenu de légères majorités des suffrages exprimés, contre un seul chez Projet Montréal. En d’autres termes, les appuis donnés à Union Montréal sont loin de l’unanimité que l’on a abondamment soulignée dans les analyses à chaud de l’élection. Le vote reporté sur les inscrits montre que ces élections n’ont pas été marquées par des balayages d’ampleur par Union Montréal.

Cela dit, même en supposant que seule la variable linguistique expliquait le vote, l’abstention rendait quand même l’exercice d’explication/prédiction du vote périlleux. Un vote parfaitement monolithique chez des non-francophones qui se seraient par contre abstenus en masse n’aurait pu renverser celui de francophones, même divisés, si ceux-ci avaient participé massivement de façon à permettre à un parti alternatif de ravir le pouvoir. De fait, une corrélation relativement forte existe entre proportion de non-francophones et abstention, tant dans l’ancienne ville (-0,68) que dans les anciennes banlieues (-0,59) ; les anglophones ont nettement moins participé que les francophones. En conséquence, un vote francophone plus solidaire et une participation encore plus élevée auraient radicalement changé les résultats.

Quelques constats restent à faire. On dit qu’Union Montréal et M. Tremblay auraient été tenus en échec dans l’électorat francophone et seraient parvenus à remporter les élections grâce à l’appui des non-francophones et… des immigrés. Doit-on conclure que l’ensemble de l’électorat non francophone a rejeté le parti de Mme Harel et qu’il a voté aveuglément en faveur d’Union Montréal ? À la première partie de cette question, nul doute qu’il faut répondre par l’affirmative : tant dans l’ancienne ville de Montréal que dans les anciennes banlieues, les non-francophones (selon la langue parlée à la maison) ont franchement rejeté Vision Montréal (ce qu’indiquent les corrélations entre Vision Montréal et les proportions de non-francophones : -0,77 dans l’ex-ville, -0,80 dans la banlieue, -0,79 au total ; précisons qu’une association parfaite entre deux facteurs est égale à 1 tandis que 0 indique l’absence d’association). Des associations positives existent aussi entre le vote de Projet Montréal et la proportion de francophones (0,49 dans l’ex-ville et 0,37 dans les banlieues). En contrepartie, Union Montréal était fortement et négativement associée avec la proportion de francophones dans l’ancienne ville (-0,53) ; étonnamment, il n’existait aucune association entre le parti de M. Tremblay et la proportion de francophones/non-francophones dans les anciennes banlieues (-0,01). La reconstitution des options privilégiées par les non-francophones, soit le total du vote d’Union Montréal (en proportion des inscrits) et de l’abstention, fournit l’explication : les corrélations entre ce bloc et la proportion de francophones (corrélations inverses pour les non-francophones) étaient de -0,66 dans les ex-banlieues et de -0,79 et dans l’ancienne ville (-0,73 pour l’ensemble).

Par ailleurs, sur la question du vote immigré, l’utilisation de définitions qui augmentent la taille du groupe francophone, en incluant d’abord les francophones de langue maternelle, puis les francophones de langue parlée à la maison qui ont adopté le français comme langue d’usage et finalement les allophones qui proviennent de pays résolument tournés vers le français, a des effets contraires selon que l’on se trouve dans l’ex-ville de Montréal (corrélation positive de 0,79, supérieure à la corrélation de 0,76 impliquant les seuls effectifs de langue maternelle française) ou dans les ex-banlieues (corrélation positive de 0,76 inférieure à la corrélation de 0,81 impliquant les seuls effectifs de langue maternelle française). Ainsi, dans l’ancienne ville, une augmentation moyenne de 10 % de la taille du groupe francophone (néo-francophones) par rapport aux effectifs francophones de langue maternelle a des effets favorables envers le vote de Vision Montréal et défavorables envers le vote d’Union Montréal et celui de Projet Montréal tandis que dans les anciennes banlieues, une augmentation d’ampleur similaire (8 %) de la taille du groupe francophone a des répercussions négatives sur le vote de Vision Montréal et de Projet Montréal. En d’autres termes, pour expliquer le vote dans l’ancienne ville, l’utilisation des néo-francophones s’avère plus intéressante en termes de pouvoir explicatif, tandis que dans les anciennes banlieues, l’utilisation de ce même concept cède le pas à la langue parlée et même… à la langue maternelle pour expliquer le vote.

Projet Montréal, en particulier, semble être un parti pour les francophones de langue maternelle, un parti qui demande une intégration plus profonde pour les immigrés que Vision Montréal, autant dans l’ancienne ville que dans ses anciennes banlieues (dans les ex-banlieues : corrélations de 0,29 entre Projet Montréal (vote sur inscrits) et effectifs néo-francophones, augmentant à 0,46 chez les francophones de langue maternelle ; dans l’ex-ville, corrélation de 0,46 entre Projet Montréal et néo-francophones, augmentant à 0,50 chez les francophones de langue maternelle).

Le handicap des candidats nationalistes d’Union Montréal

Poussés devant l’extrême, les non-francophones auraient donc voté en masse pour Union Montréal ou se seraient abstenus de voter. En cela, ils auraient suivi à la perfection le double mot d’ordre de The Gazette : d’abord, « faute de mieux » (ce qui favorisait du coup l’abstentionnisme), appuyer Union Montréal, puis, au cas par cas, appuyer des candidats le méritant individuellement. C’est ce qui explique que, de manière générale, conséquents avec leur propre attitude envers Louis Harel, les non-francophones aient rebuté à appuyer Union Montréal lorsqu’il s’agissait de candidats reconnus indépendantistes. C’est ce qui aurait largement contribué à la défaite de :

  • Diane Lemieux, candidate au poste de conseillère dans Ahuntsic-Cartierville, ex-députée puis ministre du Parti québécois, à qui M. Tremblay réservait vraisemblablement le poste de présidente du comité exécutif de la ville ;
  • Nicole Boudreau, candidate à la mairie du Sud-Ouest, ex-présidente de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal ;
  • André Lavallée, candidat à la mairie de Rosemont-Petite-Patrie, ex-chef de cabinet de Louise Harel mais tout de même numéro trois du comité exécutif de M. Tremblay ;
  • Gilles Grondin, candidat au poste de conseiller dans Vieux-Rosemont, employé permanent au Mouvement national des Québécoises et des Québécois.

Tous ont connu la défaite, d’autant plus serrée que la proportion de non-francophones était plus élevée. Durant les réflexions qui ont accompagné la constitution du nouveau comité exécutif, on put par ailleurs entendre des critiques des milieux anglophones voulant que M. Tremblay allait s’entourer de souverainistes (Pierre Lampron, candidat élu de Vision Montréal et bras droit de Louise Harel, Richard Bergeron, chef de Projet Montréal, et Diane Lemieux). Or ces personnes ne représentaient que trois élus comparativement aux 67 élus d’Union Montréal. Du reste, dans la constitution de son comité exécutif, M. Tremblay s’est bien gardé de nommer quelque indépendantiste encombrant : M. Bergeron a démontré qu’on peut parfaitement être capable d’urbanisme sans être le moindrement nationaliste, et la députée de Vision Montréal qu’il a repêchée, Lyn Thériault, est une ex-candidate libérale qui s’est d’ailleurs opposée publiquement à la venue de Louise Harel à la tête de son parti !

Francophones marginalisés au comité exécutif et président plus fort que jamais

Les observateurs n’ont pas manqué de souligner le départ du comité exécutif de certains poids lourds de l’ancienne administration (Sammy Forcillo, Claude Dauphin, Luis Miranda), laissant entendre qu’un vent de renouveau avait décoiffé M. Tremblay. En réalité, le nouveau comité exécutif accorde toujours un poids disproportionné aux élus représentant les non-francophones : outre M. Tremblay, six élus des ex-banlieues (dont deux anciens députés libéraux), trois conseillers de l’ancienne ville de Montréal provenant tous de quartiers massivement non francophones, Lyn Thériault, ancienne candidate libérale, et M. Tremblay, lui-même ancien ministre libéral. Les postes les plus francophones sont ceux de Lyn Thériault (75 %), Trudel (66 %), Bergeron (60 %) et Fotopoulos (55 %), et tous les autres comptent moins de 50 % de francophones. Si M. Bergeron croit que des changements radicaux de gouverne se préparent ou que des discussions franches permettront de recentrer l’action de l’administration sur le bien commun grâce à sa venue au comité exécutif… À un contre douze…

Plus encore, le choix de « prendre davantage de responsabilités », notamment en se nommant lui-même président du comité exécutif, permet à M. Tremblay de contrôler beaucoup mieux le travail de l’administration en refoulant dans l’ombre quelques personnalités inquiétantes ou quelques dossiers à vocation discrétion. Là où aurait dû se trouver plus de lumière – un pouvoir législatif (des élus) plus fort –, on retrouve plutôt un exécutif affaibli par la puissance grandie du numéro un de l’administration municipale.

Expliquer la défaite de Mme Harel

Pour l’équipe de Mme Harel, deux facteurs ont causé sa perte : la trahison et la division. Par trahison, ses proches ont évidemment fait allusion à l’ex-candidat déchu et ex-chef de Vision Montréal, Benoît Labonté. Les propos de ce dernier sur les réseaux d’affaires qui utilisent la corruption pour faire valoir leurs intérêts impliquaient M. Tremblay aussi bien que Mme Harel elle-même. En guise de riposte, cette dernière s’en est prise aux bâilleurs de fonds de M. Labonté, vraisemblablement irrités des menaces de dévoilement de ce dernier de leur florissant commerce. Pourtant, en choisissant de prendre le contrôle de Vision Montréal et de faire équipe avec lui, a de son côté rappelé M. Labonté, Mme Harel avait délibérément choisi de fermer les yeux sur ses accointances avec les milieux de la construction et de l’ingénierie. L’affaire rendue publique au cours de la campagne électorale, Mme Harel perdait non seulement un joueur important en la personne de M. Labonté mais aussi sa réputation de pureté et de probité.

La division des francophones, selon son fidèle lieutenant Réal Ménard, aurait causé la perte de Mme Harel devant les libéraux unis de M. Tremblay. Projet Montréal aurait ainsi provoqué l’échec de Vision Montréal d’une part en faisant élire ses candidats, d’autre part en divisant le vote de l’opposition et en permettant l’élection des candidats d’Union Montréal. Lui-même formé auprès de Mme Harel, M. Ménard tenait en cela un certain discours valorisant l’union sacrée dans l’imminence du grand rendez-vous référendaire promis dans le programme du parti. Cette union sacrée n’est possible que de manière ponctuelle puisqu’elle exige la mise entre parenthèses des revendications sociales de tout un chacun – a fortiori sur la scène municipale.

Or, chez M. Ménard et plusieurs autres du même sérail, après 40 ans d’échec, ladite exigence demeure envers et contre tout pour tous ceux qui, déçus ou ravalés dans le silence, ont plutôt choisi d’exprimer leurs vues en choisissant eux-mêmes leur propre véhicule partisan. Tous ceux qui n’appuient pas activement Mme Harel deviennent des renégats et portent la lourde responsabilité de provoquer l’élection du diable. Il est vrai que l’addition des votes de Projet Montréal à celles de Vision Montréal aurait permis à ce dernier parti d’augmenter le nombre de ses élus à 56 au lieu de 33 mais :

  • les non-francophones qui ont appuyé Projet Montréal rejetaient aussi fermement Vision Montréal que ceux qui ont voté pour Union Montréal ou qui n’ont pas voté ; n’ayant même pas voté pour des candidats indépendantistes dans leur propre parti, ils n’ont pas ni n’auraient pas davantage voté pour Mme Harel ;
  • le vote du total des postes électifs obtenu par Vision Montréal n’était que de 15,2 %, laissant 85,8 % des électeurs dans d’autres options ;
  • les partisans de Projet Montréal, francophones et concentrés dans l’élite sociale et intellectuelle québécoise, ont choisi de bâtir un parti qui leur ressemblait et qui véhiculait de véritables projets pour la ville. En comparaison, Vision Montréal n’était que les restes défraîchis d’un parti voué à satisfaire les ambitions personnelles du précédent chef, Pierre Bourque. Mme Harel ayant choisi d’opter pour ce dernier plutôt que de se joindre à un parti démocratique et jeune, on ne peut que constater qu’elle a choisi la facilité, le chemin apparemment le plus court plutôt que le patient travail de construction d’un parti et le travail d’équipe.

En choisissant Vision Montréal et Benoît Labonté, Mme Harel a elle-même creusé l’écart la séparant de l’élite sociale et intellectuelle.

Les conceptions de la politique de Mme Harel

Dans d’une entrevue postélectorale (7 novembre), Mme Harel avouait être de ceux qui sont allergiques au militantisme et qui détestent les programmes de parti. La chef de Vision Montréal disait « aimer avoir le contrôle » dans tout ce qu’elle fait. Comme bien d’autres chefs, elle préfère s’appuyer sur le travail des spécialistes de la communication politique. Chez ces derniers, la politique s’appréhende par le marketing politique. L’approche est celle de la segmentation : l’électorat est un chapelet de groupes hiérarchisés selon leur pouvoir politique et financier. Son travail de chef est de trouver la combinaison qui permette de former une coalition capable de prendre le pouvoir le plus rapidement possible au plus bas coût politique possible.

Ce clientélisme rejette ce qui est l’essence du politique : la proposition et la promotion d’un projet de société compatible avec les valeurs communes, où les intérêts collectifs ont une valeur supérieure à la somme des intérêts individuels, et où la solidarité a priorité sur l’individualisme forcené. Mme Harel a ainsi refusé de porter quelque projet politique. Un exemple : la chef de Vision Montréal s’est sentie obligée de rassurer les anglophones et les allophones de l’ouest de Montréal quant à ses velléités de réformes politiques advenant son accession au pouvoir. Pour plaire aux groupes dominants, elle n’hésite pas à sacrifier le français et la situation des francophones de l’ouest et du nord de Montréal – ce qu’elle a d’ailleurs fait quand elle a laissé les libéraux s’organiser pour définir le système électoral de la nouvelle ville fusionnée. De même, elle n’a jamais osé aller à l’encontre des intérêts privés en supportant des visions citoyennes du développement local. Bref, Mme Harel ne s’est jamais prononcée lors de la campagne sur ces rapports entre l’anglais, dominant, et le français, langue seconde, entre les intérêts des développeurs et ceux des citoyens, sur les rapports nés des déformations engendrées par le système électoral et la répartition antidémocratique du pouvoir.

Se reconnaissant elle-même piètre oratrice, mauvaise en débats et haïssant ceux-ci, Mme Harel préférait la campagne terrain ; la campagne électorale à Montréal n’était ni plus ni moins, disait-elle, qu’une campagne dans une grosse circonscription. Sur l’autel de ses ambitions personnelles, elle a perdu de vue les valeurs de justice et de solidarité au cœur du mouvement indépendantiste et qui, la désertion de l’élite sociale et intellectuelle le montre maintenant, se pointent de-ci, de-là, chez Projet Montréal, Québec solidaire et dans l’abstention… et aussi dans le courant politique qui cherche à s’affranchir des anciennes formations à Québec et dans le reste du Québec massivement francophone. Inutile de blâmer Projet Montréal – tout comme il l’est de blâmer Québec solidaire – pour expliquer son échec de novembre 2009. Responsable de ses choix, Mme Harel est d’une ancienne génération politique aux valeurs usées par le système politique qui l’a créée et qui a tenté, baroud d’honneur !, de s’accrocher au pouvoir.

La signification pour l’ensemble du Québec

On n’aurait pu trouver tempête plus parfaite pour chasser M. Tremblay de la mairie de Montréal. Les résultats de 2009 ont démontré que ce dernier est à toutes fins utiles indélogeable de l’Hôtel de Ville. Ainsi en ont décidé les non-francophones et l’élite financière et commerciale. Dans la mesure où le parti de pouvoir qu’est Union Montréal tient ensemble, il apparaît impossible de surmonter ce vote en bloc pour le parti municipal montréalais pro-libéral, aussi faible soit-il.

La première conséquence de cette situation est extrêmement grave pour la démocratie : d’une part, l’électorat non francophone n’a pas atteint son seuil d’intolérance à la corruption ; d’autre part, l’élite financière et commerciale applaudit devant le triste spectacle de corruption et de népotisme de l’administration Tremblay et en réclame davantage, comme dans le cas du désastre de la Caisse de dépôt et placement et même dans le cas de la troisième élection du Parti libéral du Québec (PLQ) de Jean Charest (l’élection de trois gouvernements successifs en 2003, 2007 et 2008 est entièrement redevable aux non-francophones). Il est clair qu’une enquête approfondie des relations de pouvoir entre cette élite et les gouvernants en place à Montréal, mais aussi à Québec et à Ottawa, permettrait d’en apprendre davantage sur l’existence de systèmes généralisés et de plus en plus sophistiqués de détournement des fonds publics. Force est de constater qu’à Montréal, en attendant la venue d’une commission d’enquête qui ne viendra pas et d’une coalition éventuelle des forces d’opposition, le système de partis actuel est capable de légitimer davantage de banditisme, de corruption et de pillage du bien commun. Il faut dire qu’une telle chose est possible dans la mesure où elle dispose de la bénédiction du gouvernement libéral provincial, lui-même bénéficiaire du même vote non francophone, à l’image des régimes à parti unique qui fleurissent dans les banlieues.

Les élections municipales de Montréal ont par ailleurs montré que les indépendantistes de Vision Montréal ont eux aussi perdu l’appui de l’élite sociale et intellectuelle de la région métropolitaine : à l’instar de Québec solidaire, Projet Montréal occupe le créneau. Après 40 ans de stratégie référendaire dénationalisant les enjeux politiques, Vision Montréal a permis et encouragé la dissociation entre les revendications sociales et intellectuelles défendues par l’élite et les revendications nationales fondées sur le rétablissement d’une justice envers la communauté francophone.

Parallèlement à cette dissociation chez les francophones, le vote immigré n’a pas été aussi monolithique qu’on l’a dit à l’issue des élections. Si les anglophones et les allophones anglicisés sont d’une hostilité à la limite du racisme et qu’ils menacent le droit à l’autodétermination du Québec et les droits culturels de la minorité francophone, les « néo-francophones », qui incluent des immigrés et des allophones évoluant dans la sphère française, ont de leur côté exprimé un appui sensible envers Vision Montréal et plus discret envers Projet Montréal. Les premiers ont vraisemblablement causé la défaite de Vision Montréal dans plusieurs postes tandis que les seconds ont favorisé au contraire leur victoire.

L’élection montréalaise apparaît emblématique de la situation politique à l’échelle du Québec. Elle légitime tout d’abord le fait que chacun est libre de faire ce qu’il veut pour améliorer son sort, au risque de compromettre le bien commun. Cette élite financière et commerciale assoit d’autant plus facilement sa direction politique qu’elle défend sans réserve la primauté des droits individuels, qui se trouve elle-même au cœur du discours de la communauté anglophone. L’élite financière et commerciale étant elle-même massivement anglophone, son identification nationale – un produit dérivé de l’assimilation linguistique –, est canadienne et non québécoise. Il s’agit d’un principe unique et suffisant pour fonder un vote monolithique, à tout le moins le rejet des partis francophones.

De manière plus large, une proportion croissante des circonscriptions du Québec, c’est-à-dire 35 % et plus, n’est plus soumise à la compétition entre partis en vertu du vote en bloc des non-francophones. Le PLQ et le Parti libéral du Canada, Union Montréal et combien d’autres partis municipaux tels celui du maire Gilles Vaillancourt à Laval ont conséquemment récolté le pouvoir là où les non-francophones constituaient une minorité de blocage. Chacun a par la suite constitué autant de verrous bloquant la route du pouvoir aux francophones là où ils en avaient pourtant le plus besoin (Île de Montréal et ses banlieues, Outaouais, Estrie, parties de la Montérégie, des Laurentides et d’Abitibi-Témiscamingue, de Québec, de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, de la Côte-Nord). Ces roitelets associés aux « intouchables » libéraux ont forgé et actualisé le régime d’« English Rule » qui a succédé à l’omnipuissance du régime « partis politiques (Duplessis)/église/patronat » d’avant les années soixante et l’avènement d’une carte électorale plus égalitaire. À la recherche de solutions à ses difficultés économiques, une autre tranche de 10 % des circonscriptions menées par la ville de Québec se montre par ailleurs disponible à l’occasion pour accompagner la faction libérale dans sa marche vers le pouvoir et en retirer quelque avantage. Il arrive également que les régions ressources, pourtant chasse gardée des souverainistes, se montrent prêtes à appuyer les libéraux pour se sortir elles aussi de leur marasme (forêts, pêches, énergie éolienne, mines, industries manufacturières et agriculture). En conséquence, la marge de manœuvre permettant l’élection du Parti québécois devient de plus en plus ténue.