Une impatience nécessaire

L’indépendantisme n’est pas comme le nationalisme un mouvement ethnique, assimilant les luttes pour la sauvegarde de la nation aux luttes pour la sauvegarde de la langue et autres caractéristiques et valeurs culturelles, sociales ou religieuses. L’indépendantisme, c’est une volonté et une stratégie de conquête du pouvoir étatique pour libérer la nation québécoise de toutes les tutelles qui entravent sa puissance à prendre entièrement charge d’elle-même, avec les avantages et les contraintes, les droits et les devoirs inhérents à la responsabilité et, donc, à la liberté.
A. Ferretti, G. Miron, Les grands textes indépendantistes

Il y a quatre-vingt-dix ans cette année, la revue L’Action française faisait une entrée déterminante dans la vie intellectuelle du Québec et dans son combat politique. Une grande aventure s’amorçait qui allait faire de la défense de la langue française et du destin de la nation les deux grands axes d’un incessant travail de réflexion, de luttes et de revendications. Ces deux grands axes charpentent encore aujourd’hui la mission de la revue et de la Ligue d’action nationale. Au fil des ans, les combats ont évolué, des batailles ont été gagnées et ces victoires ont contribué à faire grandir le Québec. L’Action nationale ne peut évidemment prétendre plus que ce qu’elle n’a accompli : elle a fait sa part, avec une influence variable selon les périodes et ce qu’elle peut revendiquer ne lui appartient en propre qu’en autant que sa contribution aura porté plus loin le bien commun. 

On ne traverse pas un siècle d’un égal bonheur, pas plus qu’on ne peut produire à chaque numéro des textes qui renverseront les perspectives et redéfiniront l’horizon. Faire une revue, comme s’y abonner et la lire, c’est consentir à placer les idées en laboratoire, leur offrir un lieu d’incubation pour ensuite les mettre à l’épreuve des combats sociaux et national. Une chose demeure néanmoins, si L’Action nationale a su traverser les décennies, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle a su rester en phase avec les groupes et les couches sociales qui ont contribué aux forces vives de la nation. Réalisée avec une modestie de moyens qui ferait frémir bien des téméraires, la revue ne doit son existence qu’à la capacité de ses artisans, à toutes les époques, de tisser des liens de solidarité autour de questionnements suffisamment mobilisateurs pour triompher des contingences matérielles et réunir une communauté de lecteurs et d’auteurs dans une même persévérance. L’influence d’une revue ne se mesure pas toujours à son tirage ou à sa visibilité. Les réseaux où elle circule, les choix qu’elle inspire ou les débats qu’elle mène dans des cercles parfois restreints avant qu’ils ne s’imposent à un plus large public peuvent souvent faire une différence. Mais tout cela ne prend son sens qu’à l’épreuve de la durée. 

L’Action nationale persévère, persiste et signe. Parce que le pays reste à bâtir, parce qu’une conscience aiguë de l’inachèvement, de l’empêchement continue de former la trame de fond d’une histoire enfirouâpée dont le sens reste embrouillé sous l’effet d’une domination qui s’ingénie à engluer les repères. Le Québec, l’Action nationale comme tant d’autres groupes et institutions, l’a, elle aussi, tenu à bout de bras. Le Québec ? Celui que ses artisans ont rêvé, tantôt frileux, tantôt dans l’audace ; celui qu’ils ont aidé à bâtir parce que les lecteurs se sont fait les relais de certaines idées, certes, mais surtout, d’une espérance et d’une volonté. 

L’action intellectuelle suppose une quête exigeante, stimulante à souhait, mais souvent, aussi, ingrate dans la même proportion pour ce qu’elle exige d’abnégation : qui peut dire à quel moment une idée donnera son fruit ? Mais sans le travail de brassage des concepts, sans sa confrontation au réel historique aussi bien qu’aux aspirations utopiques, la pensée reste incomplète, inachevée, pour le meilleur et pour le pire. Le Québec qui s’est pensé dans L’Action nationale a fini par devenir un peu, beaucoup – c’est selon les appréciations, les domaines et les projets – le Québec que nous connaissons aujourd’hui. Il faut souhaiter que celui de demain soit déjà en train de percoler dans ses pages. 

Dans une conjoncture glauque comme celle dans laquelle nous célébrons ce 90e anniversaire, il était important de faire le point sur les grands dilemmes qui traversent la nation. On le verra dans les pages qui suivent, en regard des exigences de son accomplissement, ces dilemmes sont encore et toujours les mêmes : par quelles voies continuer de se nommer dans l’adversité, quels sont les lieux et les matériaux de la construction de l’identité pour continuer d’avancer dans une histoire peu amène, quels sont les choix politiques à faire pour sortir des « temples de paroles» (Félix Leclerc) et saisir enfin les outils de la libération ? 

Il serait si simple et si réconfortant de s’imaginer que la morosité ambiante ne ferait qu’exprimer une sensation de piétinement attribuable à une classe politique médiocre qui se contorsionne pour mieux faire du surplace. Mais tel ne saurait être l’explication de ce qui se passe lorsque le champ politique est en quelque sorte disloqué parce que l’indépendance ne lui fournit pas sa tension vitale. Depuis 1995, le mouvement souverainiste a perdu l’initiative historique et Ottawa mène allègrement la charge, fixant l’essentiel des paramètres de ce qui fait la vie politique dans la province. Le gouvernement canadian n’a jamais eu la tâche aussi facilitée depuis des décennies : les partis souverainistes sont en plein désarroi, incapables de revoir leur cadre stratégique alors que les inconditionnels du Canada qui s’agitent à l’ADQ et au PLQ redoublent d’ardeur pour chercher à quel guichet il faudrait se pointer pour mieux se payer de mots. Les premiers ne parviennent plus à penser dans la mémoire du combat qui les a fait naître, les seconds s’épivardent dans une amnésie coupable. 

Le Québec ne piétine pas, il recule, poussé dans une logique de minorisation par une politique canadian plus intrusive que jamais. Pis encore, il accélère ses pas de reculons en essayant de se convaincre de la nouveauté des vieux alibis. La rhétorique autonomiste, le messianisme bidon des fédéralistes qui veulent reconquérir le Canada pour mieux banaliser le consentement à la minorisation définitive, les discours flous d’un nationalisme étriqué, réduisant sa cause aux incantations pour mieux s’accommoder du Canada en attendant de gérer la province, tout cela n’est plus que répétitions et redites. Sans combat véritable pour l’indépendance, la politique québécoise perd sa consistance : c’est à Ottawa que se structurent les enjeux, c’est là que le Canada s’organise à sa guise et nous n’y avons plus que des rôles de figurants. La province se débrouille pour gérer les modalités avec les moyens qu’Ottawa lui laisse. Les moyens matériels, certes, mais aussi les moyens juridiques et institutionnels qui s’imposent comme des vérités d’évidence. 

On en prendra pour preuve le débat sur le projet de loi 195 déposé par un PQ qui se prend pour l’ADQ, où la Charte canadienne et l’ordre constitutionnel accepté ont nourri l’essentiel de la démarche et des débats : ceux des péquistes qui prétendent passer entre les mailles du filet avec la bénédiction de la Cour suprême, ceux des opposants qui se sont réclamés de l’autorité des textes sacrés canadian pour dénoncer l’outrecuidance de se poser, même maladroitement, comme pôle normatif dans notre propre pays. Toute la délibération publique s’est ainsi structurée en référence à ordre qui nous a été imposé précisément pour rendre impossible toute politique nationale. Il n’y avait rien de plus désolant à entendre que ces références à la loi 101 pour tenter de donner un vernis de pertinence au projet de loi 195. La Charte canadienne des droits a été conçue et adoptée pour la rendre inopérante ! Il faut vraiment vouloir s’aveugler pour s’imaginer que, même adopté, le projet de loi 195 mènerait à quelque chose de stable : rien de national n’est pérenne sous le joug juridique canadian. Sitôt adoptée, en supposant que le PQ se fasse élire comme bon gouvernement, la loi tomberait sous la meule canadian qui finirait de la moudre comme elle a fini de pulvériser l’essentiel de la loi 101.

Le Canada a réglé la question du Québec et toute la vie politique de la province campe sur le refus de prendre acte. Il ne reste plus que l’indépendance comme projet politique, tout le reste ne se joue et ne se jouera plus désormais qu’à Ottawa, dans les mains et sous l’impulsion d’une majorité qui s’organise en composant avec le Québec comme avec un accessoire encombrant. Les discours de substitution que tentent d’élaborer les inconditionnels du Canada ne sont que des actes de résignation. Ils déploient des prodiges de restriction mentale pour accepter sans le dire un ordre constitutionnel qui nous enferme à jamais et s’efforcent de le banaliser en tentant de se faire croire que cela n’est pas si grave après tout, toujours prêts qu’ils sont à minimiser les pertes. Les tenants du bon gouvernement le leur rendent bien, eux qui font tout pour ne pas voir que le Canada nous coûte de plus en plus cher et voudraient se (nous) convaincre que nous avons les moyens de payer ce prix tout en servant l’intérêt national. Tout ce beau monde voudrait revenir au nationalisme comme si de rien n’était, se diviser entre ceux-là qui mettent l’accent sur l’aventure canadienne et les autres qui pensent Québec d’abord. Cela n’est qu’impuissance fantasmatique : on ne refait pas à rebours le chemin historique. Le Québec cède au multiculturalisme et se comporte en minorité ethnique qui contrôle un gouvernement provincial ou il s’assume. Tout le reste a déjà été essayé et c’est à ce dilemme qu’il nous a conduits.

Lorsque L’Action française ravive l’idéal de l’indépendance en 1922, il est évident pour ses promoteurs que le Québec se trouve dans un tel état de dépossession qu’il ne peut espérer réaliser son destin que dans un temps lointain. Même s’ils en ressentaient cruellement l’urgente nécessité, ils savaient que la raison historique les obligeait à une longue patience, à une persévérance de tous les instants pour tenter de construire la maison, pour se redonner les forces requises pour être e mesure de réussir les grands gestes d’accomplissement. Il aura fallu un détour nationaliste dans lequel au moins deux générations ont exploré toutes les voies politiques et bricolé les plus ingénieuses solutions de résistance pour enfin réunir les moyens de reprendre l’initiative. L’idéal de l’indépendance a resurgi au cours des années cinquante dans une nouvelle urgence, celle que dictait désormais une capacité nouvelle dont s’éprouvait le Québec. Andrée Ferretti et Gaston Miron ont raison d’affirmer que cette résurgence inaugurait une ère nouvelle dans la vie de la nation. Jamais depuis les années 1820-1830, le combat indépendantiste n’a atteint une telle force instituante. C’est elle qu’il s’agit désormais de maintenir et revitaliser en la raccordant avec l’urgence de son dénouement. Il ne faudrait pas que cet effort tourne court.

«En effet, c’est la première fois dans l’histoire du Québec que l’indépendantisme, né à la fin des années 1950 avec la fondation de l’Alliance laurentienne (1957) et de l’Action socialiste pour l’indépendance du Québec (1959), s’avère un mouvement de pensée et d’action durable et populaire. Porté par trois générations consécutives de Québécoises et de Québécois… il détermine aujourd’hui toute la dynamique politique tant fédérale que québécoise. Or cette pérennité et cette universalité constituent un phénomène spécifiquement contemporain.» Andrée Ferretti, Gaston Miron Les grands textes indépendantistes, Montréal, Typo, 2004

Cette urgence, elle est en effet consubstantielle au combat. Elle est d’abord ontologique puisqu’il est question de liberté. La domination qui s’exerce sur notre peuple, qu’elle s’accompagne ou non de manifestations vexatoires, est d’abord une atteinte à notre liberté et blesse notre dignité en nous privant de la capacité de fixer nous-mêmes les finalités de notre vie collective. Le régime canadien nous condamne à une existence aliénée. Nous vivons dans des choix que nous impose une autre nation. Et cela nous impose aussi des urgences matérielles puisque ce régime nous prive de l’usage de tous nos moyens. Plus le temps passe et plus cher il nous en coûte de rester dans le Canada, plus il nous sera difficile d’en sortir et moins nous serons capables de nous définir pour ce que nous sommes dans un ordre du monde auquel nous ne participons qu’indirectement et selon les volontés d’un autre État. La vie minoritaire nous a longtemps habitués à minimiser les pertes, mais c’est pour mieux engourdir la douleur. Car il y a une souffrance sociale inhérente aux dégâts que cela nous inflige, une douleur qu’il est irresponsable de ne pas reconnaître et à laquelle il faut remédier par la pleine maîtrise des moyens que nous sommes tenus de mobiliser pour la faire cesser, du moins dans les formes qui sont imputables à l’absence de maîtrise des finalités. C’est cette urgence qui nous interdit tout recours aux alibis, fussent-ils ceux du nationalisme. Et qui rend si nécessaire l’impatience militante.

L’indépendance est une nécessité vitale et son urgence impose une posture politique qui n’a pas à pactiser, même sous couvert de pragmatisme, avec un ordre délétère dont nous connaissons maintenant tous les rouages. Il faut, bien sûr, éviter de confondre l’urgence et la précipitation. Mais rien ne sert de se perdre dans des impasses déjà fréquentées. Il faut retrouver le sens de l’intransigeance pour éviter que notre idéal ne se délite dans les lourdeurs de la gestion provinciale ou dans la rhétorique compensatoire si caractéristique des combats mal conduits. Il faut démontrer, rendre évident et dénoncer sans relâche ce que la propagande occulte : les coûts et la souffrance tue que nous inflige la sujétion canadian sont intolérables. Il faut le faire au nom de la dignité aussi bien qu’en vertu des principes de régie de la gouverne et de l’intendance. Il faut redonner de la hauteur à l’idée du Québec, ne pas la laisser rabougrir sous l’opportunisme ou la démission. Le temps est venu de reprendre l’initiative. Et cela commence par l’obligation que nous devons nous faire de bien saisir la nouvelle donne que nous infligent aussi bien l’ordre canadian que celui d’un monde en restructuration où nous ne trouverons notre place qu’en nous affranchissant d’Ottawa et en misant sur l’immense potentiel de notre peuple. L’Action nationale trouvera là son vaste programme de travail.

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