Gérard Bouchard
L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Boréal, 2012, 286 pages
Dans son récent ouvrage L’Interculturalisme, un point de vue québécois (Boréal, 2012), le sociologue et historien, Gérard Bouchard, nous propose une définition de l’interculturalisme, ses tenants et ses aboutissants, et nous entretient de sa conviction que l’interculturalisme est la seule solution possible pour atténuer les tensions issues de la crise des accommodements au Québec. Richement documenté, l’ouvrage a le mérite d’exposer avec clarté ce qui jusqu’ici nous est parvenu par bribes médiatiques et par supputations plus ou moins exactes. Maintenant on sait ce que l’interculturalisme signifie, son ambition et sa logique. En outre, l’auteur, universitaire rigoureux, manque rarement de nuancer son propos et ne se prive pas d’exposer les thèses adverses aux siennes, quitte à les éreinter, ce qui est de bonne guerre. Toutefois, l’ouvrage serait convaincant si l’on en acceptait la prémisse c’est-à-dire l’idée d’une dualité ethnoculturelle majorité/minorités au Québec, et si l’on tenait pour acquis que la laïcité n’est qu’un arrangement institutionnel, réduisant un principe essentiel de la démocratie libérale au rang d’une technique de gestion parmi d’autres, sujette au cas par cas et recyclable à volonté. L’intention de l’auteur est généreuse et sa démarche libérale, mais l’approche prête à confusion et ses implications creusent les malentendus plutôt qu’elles ne les dissipent.
La citoyenneté ne se confond pas avec l’ethnoculture.
« Dans le cas du Québec, le modèle [interculturaliste] invite à prendre acte de la dualité que représente le rapport entre la majorité francophone et les diverses minorités ethnoculturelles » (p. 58). Selon M. Bouchard, ce modèle s’oppose au multiculturalisme qui ne reconnaît pas l’existence d’une majorité et fait la part belle aux minorités. Il reste que les deux modèles relèvent de la même logique sociologique puisque l’un définit le Québec comme un assemblage d’ethnocultures éparses, et l’autre comme une juxtaposition d’une majorité ethnoculturelle et de minorités ethnoculturelles. Or, les questions qui se posent au Québec depuis la crise des accommodements sont d’ordre politique : qu’est-ce qu’être citoyen québécois et quels devraient être les rapports entre l’État et la religion ? À ces questions il faut apporter des réponses politiques, au sens le plus élevé du terme, savoir l’organisation de la Cité, politique et cité ayant la même étymologie.
Il n’y a pas d’ethnocultures à l’Assemblée nationale, il y a des individus, les députés, qui représentent des individus, les électeurs. Mais ces individus ne sont pas des atomes isolés qui errent dans la nature, ils participent d’un système de valeurs qui les intègre dans la Cité. Avant d’être un territoire, celle-ci est un corps collectif : ce sont des individus-citoyens débarrassés de leurs préjugés culturels ou sociaux et qui forment la volonté générale inscrite dans la loi. La Cité n’existe que s’il se forme, au-dessus des individualités consentantes, une entité collective qui incarne les aspirations de tous. Henry Kissinger n’est pas un historien juif allemand, mais un historien américain, et Salman Rushdie n’est pas un écrivain islamo-indien, mais un écrivain britannique. Fonder la citoyenneté sur l’ethnie ou la religion équivaut à la réduire à un état primaire, infrapolitique. La dualité majorité/minorités altère l’idée de peuple qui, dans le cas du Québec, a été forgée par quatre siècles d’histoire avec ce que cela suppose de traditions et d’institutions, de malheurs et de grandeurs, de représentations et de symboles. Le Québec n’est ni un assemblage ni une juxtaposition d’ethnocultures, mais un peuple de huit millions de citoyens (j’inclus les immigrants qui y résident, y travaillent et contribuent au devenir de la société) qui jouissent des mêmes droits et sont astreints aux mêmes responsabilités, car « Le civisme suppose que l’individu n’usera pas de la liberté qui lui appartient comme citoyen pour esquiver les obligations qui lui incombent[1] ».
Reconnaître le statut de minorité à un groupe ethnoculturel est un acte politique d’importance qui implique la prise en compte de droits particuliers. Les peuples autochtones sont reconnus en tant que minorités (et c’est justice !) parce qu’ils émanent d’une histoire millénaire, ont développé des cultures particulières et sont associés à la première humanisation du territoire. C’est pourquoi ils jouissent de droits politiques, administratifs et culturels. Il en est de même pour les Anglo-Québécois (quoique dans une moindre mesure, leur implantation étant plus récente), qui, depuis 235 ans, ont établi, sur le territoire québécois, de nombreuses institutions : écoles, universités, hôpitaux, médias, etc., et à qui, de ce fait, il est dévolu des droits linguistiques et culturels. Rappelons que ces droits sont particuliers puisque liés à une situation particulière !
Là où le bât blesse, c’est quand M. Bouchard étend la même reconnaissance à toutes les ethnocultures qui peuplent le Québec : « l’interculturalisme […] se soucie autant des intérêts de la majorité culturelle […] que des intérêts des minorités et des immigrants » (p. 16). Ailleurs, la minorité est définie comme « un foyer ou une sociabilité distincte qui se déploie à la fois en coexistence et en relation avec la culture majoritaire, et dont les frontières peuvent être floues » (p. 36). Il y a, dans les deux phrases qui sont citées, des mots qui nous laissent perplexes. Déjà le mot « reconnaissance » est chargé d’une telle complexité qu’on l’utilise avec prudence quand il s’agit des institutions et de politique internationale : en effet, reconnaître implique une égalité des cultures au sein d’une même société et l’attribution des mêmes droits à chacune de ces cultures. Ainsi l’ethnoculture arabe serait sur le même pied que l’ethnoculture canadienne-française puisque l’interculturalisme se soucie autant de la majorité que des minorités et que ces minorités désignent un foyer ou une sociabilité distincte. Quand on pense à toute la saga constitutionnelle qu’il a fallu endurer pour que le Québec soit reconnu comme société distincte – et encore, une reconnaissance vidée de toute substance, et surtout s’agissant du Québec, État constitué, foyer de la nation fondatrice du Canada ! – on demeure pantois devant tant de désinvolture dans l’usage des concepts et des vocables.
Sans compter que les Arabes se répartissent en plusieurs sous-cultures : Arabes du Maghreb (Afrique du Nord), Arabes du Machrek (Proche-Orient), Arabes du Golfe, et au sein de cette répartition géographique, des musulmans sunnites, chiites, alaouites, druzes, et des chrétiens, coptes d’Égypte, maronites du Liban, grecs-orthodoxes, chaldéens d’Irak… ! Et l’on veut reconnaître des droits à toutes ces ethnocultures : il ne faut tout de même pas oublier les Européens, latins, germains, slaves, nordiques et méditerranéens, ni les Asiatiques aux riches civilisations millénaires, ni les Africains subsahariens, anglophones et francophones, ni les Latino-Américains aussi divers que leurs cultures sont pleines de dynamisme et de vitalité. Même Dieu ne se retrouverait pas dans Babel ! Il ne s’agit pas, de notre part, d’une interprétation abusive de l’interculturalisme destinée à soutenir notre propos. C’est écrit noir sur blanc : « la reconnaissance des minorités ethnoculturelles dans un esprit pluraliste est une des pièces maîtresses de l’interculturalisme » (p. 47).
La proposition interculturaliste pèche également par simplification : elle prend pour acquis que la majorité est constituée d’un seul bloc, les minorités aussi. Or la dualité majorité/minorités est démentie par le fait qu’il existe, au sein de la majorité comme au sein des minorités, une diversité d’opinions et de comportements. En d’autres termes, les affinités culturelles traversent une ligne non pas ethnoculturelle mais politique : un Québécois intégriste est plus proche d’un Libanais intégriste que d’un Québécois partisan de la laïcité. D’ailleurs, la querelle des prières dans les conseils municipaux n’a rien à voir avec la dualité majorité/minorités, c’est une querelle québéco-québécoise. De même, entre M. Bouchard, interculturaliste, et Mme Benhabib, favorable à la laïcité républicaine, il y a accord pour décrocher le crucifix à l’Assemblée nationale. C’est dire que les clivages ne s’observent pas entre majorité et minorités, mais selon une ligne politique qui suit les méandres de la diversité des opinions et des comportements.
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La dualité majorité/minorités conduit M. Bouchard à céder aux affirmations intempestives. À la page 52, il parle des « rapports de domination qui briment les minorités et les immigrants », et, à la page 58, il se fait fort de « redresser les torts qu’une majorité peut causer à des minorités ». Il revient à la charge, à la page 61 : « Tout rapport de dualité met la majorité en situation de domination ». Page 173 : « Tout rapport inégal de pouvoir est dangereux et toute majorité est susceptible de verser dans la domination et l’ethnicisme ». Le lecteur me pardonnera d’avoir multiplié les citations (il y en a d’autres de même acabit) : je ne veux pas qu’on m’accuse de citer hors contexte. De ces citations, il résulte ceci : la culture dominante engendre des discriminations[2]. On ne peut pas s’empêcher de rapprocher ces propos de l’affirmation inouïe du multiculturaliste Will Kimlicka dans La citoyenneté multiculturelle[3] :
Dans la mesure où les politiques actuelles soutiennent la langue, la culture et l’identité des nations et des groupes ethniques dominants, on peut effectivement s’appuyer sur la notion d’égalité pour faire valoir la nécessité d’apporter un soutien équivalent aux groupes minoritaires, grâce à des mesures d’autonomie gouvernementale et à des droits polyethniques.
Les affirmations de MM. Bouchard et Kimlicka reviennent à dire que le Québec (ou le Canada), avec sa culture, ses traditions, ses institutions, ses symboles, porte nécessairement préjudice à tout immigrant venu s’y installer. Dieu ! Dans quel goulag me suis-je aventuré en immigrant ici ? Ainsi le Québec (ou le Canada) serait a priori coupable puisqu’il est conscient de commettre un acte de discrimination. Il faut donc que le Québec qui tient à sa culture comme à la vie soit déculturé, aseptisé, pour qu’il ne soit plus coupable d’une faute virtuelle, hypothétique, encore dans l’imagination de ses concepteurs. À se demander pourquoi tant d’Asiatiques, d’Africains, d’Arabes et de Latino-Américains se pressent aux portes de nos ambassades pour acquérir le visa d’entrée dans ce pays ! Pour rappel, à peine a-t-il mis le pied au Québec que l’immigrant jouit de la plupart des droits reconnus aux citoyens canadiens : éducation gratuite, soins médicaux et hospitaliers, aide matérielle en cas de besoin, apprentissage d’une des deux langues nationales, etc., sans avoir encore payé un sou d’impôt. Brimé ? Discriminé ? Il faut être un sacré goujat pour prétendre être maltraité au Québec (ou au Canada). Eh bien, non, nous ne nous excuserons pas d’être une démocratie avancée, de prendre soin de nos aînés et de nos handicapés, de promouvoir l’égalité hommes-femmes, d’être vigilants en matière d’égalité sociale et d’être intransigeants en matière de libertés publiques et individuelles. Non, jamais !
Dieu n’est pas accommodable !
Étrange, chez les interculturalistes, ce besoin irrépressible de vouloir qualifier la laïcité ! On connaît l’expression souvent utilisée laïcité ouverte, M. Bouchard préfère, quant à lui laïcité inclusive (p. 202), J. Baubérot laïcité interculturelle (p. 223), J. Maclure et C. Taylor laïcité libérale pluraliste (p. 202), enfin J. Baubérot et M. Milot laïcité de reconnaissance (p. 202). L’ennui c’est que depuis que le mot est entré dans le vocabulaire, au début du XIXe siècle, il recouvre toutes ces significations, et que, par conséquent, tous ces qualificatifs ne sont que des pléonasmes. L’adjonction à tout prix d’un qualificatif résulte-t-elle d’une définition réductrice de la laïcité ? Tantôt c’est un arrangement administratif ou fonctionnel, tantôt un aménagement institutionnel. D’ailleurs, on se demande pourquoi la laïcité a droit à des attributs aussi ronflants si c’est pour finir en simple aménagement : entre la laïcité libérale pluraliste de reconnaissance et l’arrangement administratif, la différence d’altitude est vertigineuse. En réalité, arrangement ou aménagement est mieux assorti avec accommodements religieux, matrice de l’interculturalisme. Avec les accommodements, on baigne dans le donnant-donnant : je te passe un Carême, tu me passes un Ramadan, et pourquoi pas une Pâque juive contre un Pâques chrétien ?
La laïcité représente infiniment plus que cela, c’est la prise en charge par l’être humain de ses lois et de ses institutions. En ce sens, elle est un humanisme puisqu’elle situe l’être humain au cœur du dispositif de la Cité. Seul l’être humain en est l’architecte et l’artisan puisqu’il en conçoit les formes et en bâtit la charpente. Lui seul en est l’ordonnateur puisqu’il en établit les règles et les lois. Ni Dieu ni diable ! Simplement l’être humain, attaché aux principes d’égalité et de liberté qui fondent la laïcité et lui donnent tout son éclat ! Principe constitutif de la démocratie libérale, c’est la plus belle conquête de l’Occident moderne après dix siècles d’alliance du trône et de l’autel en Europe. Le Moyen Âge européen a été marqué par la toute-puissance de
« Ces deux moitiés de Dieu : le pape et l’empereur[4] ».
La lutte pour la laïcité a accompagné la lutte pour les libertés et ne saurait en être dissociée. Création de l’Occident, la laïcité confère à nos démocraties leur originalité et leur vitalité. La réduire à un aménagement est navrant, et faire des accommodements religieux le vecteur de l’interculturalisme montre les insuffisances de ce modèle. On peut ajouter tous les qualificatifs qu’on voudra, le concept demeure bancal et la proposition irrecevable.
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Les accommodements sont incompatibles avec la laïcité parce qu’ils introduisent dans l’État des usages et des pratiques d’un autre temps, d’un temps où il y avait des religions d’État. Mais, diriez-vous, il n’y a pas de religion d’État au Québec : certes, il n’y a pas de religion d’État, mais, à cause des accommodements, la religion est dans l’État. Les accommodements placent le Québec en porte-à-faux : ni religion d’État, ni laïcité d’État, balançant au cas par cas, entre le zist et le zest, allant du méli-mélo au psychodrame. Quand quelqu’un nous dit : « Dieu m’ordonne de faire ceci ou cela », et que, du même souffle, il s’abrite derrière la liberté de religion pour accomplir la volonté de Dieu, il y a maldonne. Car la liberté qu’il brandit est factice puisqu’elle fait appel à une entité surnaturelle (Dieu), immatérielle, insaisissable, irresponsable : devant quel Parlement Dieu est-il responsable ? « […] un mal certainement plus caché et plus périlleux pour l’État est constitué par ceux qui s’arrogent, pour eux-mêmes et pour ceux de leur secte, un privilège particulier et contraire au droit civil, qu’ils couvrent et masquent par des discours spécieux[5] ».
Il existe de nombreuses religions[6] reconnues dans le monde. Comment accommoder toutes ces religions ainsi que leurs schismes, chapelles, églises, cultes ? Comment accommoder en même temps le juif ultra-orthodoxe, le catholique intégriste, le protestant évangéliste et l’islamiste radical qui, de concert, en se battant la poitrine d’indignation, proclament que la Parole de Dieu, consignée dans les Livres sacrés, est intouchable, imprescriptible et éternelle ? On n’accommode pas Dieu comme on accommode les restes d’un repas : à trop mêler Dieu à toutes les sauces, on ne réussit qu’à altérer le sens de Dieu (pour ceux qui y croient) et à altérer le goût de la bonne cuisine. Au reste, au nom de l’égalité et de la liberté, pourquoi ne pas accommoder les athées et les agnostiques ? Mais comment ?
M. Bouchard consacre quelques pages (214-218) au hijab. Pour lui, le port du hijab est un droit qui relève de la liberté de religion. Bien entendu, libre à chacun de s’habiller à sa façon dans la rue, au centre commercial ou dans les lieux de culte[7] ! Mais qu’on ne vienne pas nous dire que le hijab, en particulier, est l’emblème de la liberté individuelle ! Pour la gouverne des interculturalistes, le voile islamique avait disparu des pays du Proche-Orient (Liban, Syrie, Turquie), pour cause de modernité. En 1980, l’ayatollah Khomeiny au pouvoir décréta que toutes les femmes iraniennes[8] devraient porter le tchador (voile islamique). Pour ne pas être en reste et ne pas être débordés par leurs rivaux chiites, les dignitaires sunnites de l’islam décrétèrent que toutes les femmes sunnites devraient porter le hijab. L’oukase est sans appel. Il serait étonnant que les régimes gouvernant l’Iran et l’Arabie saoudite soient des nobélisables des libertés publiques. Peut-être suis-je un partisan trop zélé de la laïcité !
Voyons ce qu’en pense l’orientaliste et islamologue Gilles Keppel : « Pour les organisateurs et les prédicateurs islamistes […], la licéité du port du voile à l’école est un impératif, car il marque la perpétuation d’un contrôle communautaire sur leurs ouailles, la rupture mentale avec les valeurs d’un environnement (occidental) soupçonné d’adultération de l’islam[9] ». Peut-être G. Keppel est trop marqué par la civilisation occidentale ! Voyons ce que pense Hanifa Chérif, membre du Haut Conseil à l’intégration en France, qui ne se gêne pas pour dire : « Contrairement à la thèse souvent entendue, le voile n’est pas le signe d’une appartenance religieuse musulmane. C’est le signe de l’appartenance à l’islam fondamentaliste[10] ». Là encore, peut-être que H. Chérif est une musulmane déculturée, asservie à la culture occidentale ! Si certaines personnes ne sont pas encore convaincues de l’incompatibilité des signes religieux avec la démocratie libérale, Zahra Rahnavard, militante de l’OLP, s’empressera de le faire :
Le retour [donc il avait disparu] du port du voile doit être considéré comme un des grands accomplissements de la femme musulmane au cours des cent dernières années. Le voile nous met à l’abri du virus que nous transmettent les cultures étrangères : grâce à lui, nous nous sentons en sécurité […]. Tant que les femmes musulmanes garderont le voile, l’islam poursuivra sa marche triomphale. Comparées à notre voile, les bombes atomiques américaines sont du vent[11].
C’est donc tout un programme[12] ! Et pour en finir avec le voile, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que « le voile islamique est difficilement compatible avec l’égalité homme-femme » (Leila Sahin c. Turquie, 29 juin 2004). Par pitié, qu’on arrête de nous faire prendre des vessies pour des lanternes !
La liberté consiste en ce que notre volonté ne soit point sujette à d’autres volontés humaines, mais régisse seule nos actions, arrêtée uniquement lorsqu’elle offense les bases indispensables de la vie sociale […] ; la souveraineté de l’homme sur soi-même […] le rend responsable de ses actes envers le prochain doté d’un droit égal qu’il doit respecter[13].
Quant au port des signes religieux par les agents de l’État, tout esprit laïque s’y oppose de façon catégorique, il ne peut que s’y opposer, car les agents de l’État représentent l’autorité publique censée être neutre. M. Bouchard pense différemment. « En conséquence, dans l’esprit de la laïcité inclusive, on doit permettre autant que possible l’expression des croyances profondes, en particulier les croyances religieuses et certains rites qui leur sont associés » (p. 207). Mais certains agents de l’État sont astreints à une certaine réserve : « Je pense aux magistrats, aux jurés, aux agents de sécurité, aux gardiens de prison et autres membres des forces de l’ordre à qui notre société octroie un pouvoir de coercition, de violence même » (p. 207)[14]. Cette proposition, fort séduisante puisqu’elle semble faire la part des choses, comporte toutefois une double discrimination. La première, évidente, administrative, accorde un droit à certains agents de l’État et le refuse à d’autres : il n’est pas certain que les tribunaux soient convaincus de la pertinence de l’argument. La deuxième discrimination est moins manifeste, mais réelle. On constate que la majorité des magistrats, des policiers et des gardiens de prison sont des hommes, et que la majorité des membres des corps enseignants et infirmiers sont des femmes : doit-on comprendre que les fonctions majoritairement occupées par les femmes représentent moins ou moins bien que les hommes (ou pas du tout) l’autorité de l’État ?
Le consensus nécessaire
La culture est le domaine de l’esprit, la religion celui de l’âme : dans les deux domaines, il est question de sensibilités et de représentations, de croyances et de symboles. L’irrationnel n’est pas loin. Comment, dès lors, mesurer les ressorts de l’esprit, saisir les plis et les replis de l’âme ? Sujets délicats qui nécessitent, pour éviter de fâcheux malentendus, de la part du législateur et du politique, un minimum de consensus ! L’interculturalisme fait-il consensus au Québec ? Les données à cet égard sont contradictoires. M. Bouchard, s’appuyant sur les audiences de la commission qu’il a coprésidée avec Charles Taylor, affirme que ce credo a été bien accueilli par les intervenants. Soit ! Mais, à la page 129 de son ouvrage, il fait état de deux sondages réalisés en 2009 et 2010 qui montrent que de 68 % à 75 % des Québécois s’opposent aux accommodements religieux, instrument privilégié de l’interculturalisme. Au demeurant, la laïcité n’est pas plus consensuelle. En Amérique, elle a mauvaise presse, le mot[15], le concept, et ses implications sont souvent associés aux excès de la Révolution française et au choc frontal et brutal entre l’Église et la République au cours du XIXe siècle : à la même époque, au Québec, l’Église, gardienne, depuis l’Acte de Québec de 1774, de la foi, de la loi et de la langue, rejetait avec fermeté et avec succès les idées révolutionnaires de laïcité et de souveraineté individuelle. Il y a donc un vieux contentieux entre, d’une part, la laïcité républicaine, et, d’autre part, le libéralisme anglo-américain et l’ultramontanisme catholique. Nous le regrettons, mais nous sommes conscients qu’un consensus qui ne tiendrait pas compte des réalités et des mentalités finirait dans les sables. Nécessaire, le consensus est-il possible ?
Le consensus existe. Il est sous nos yeux depuis quelques années. Il était sous les yeux de la commission Bouchard-Taylor puisque le mandat de celle-ci était de baser ses recommandations sur trois principes :
- la primauté de la langue française ;
- l’égalité hommes-femmes ;
- la séparation de l’État et de la religion.
Adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, accueillie favorablement par les corps constitués et les corps intermédiaires de la nation, société civile et médias confondus, la loi instituant la commission comprend les principes cités plus haut et leur appose le sceau du consensus tant recherché. Certes, la séparation de l’État et de la religion, à la différence des deux premiers principes, n’est pas inscrite dans la loi, ni au Québec ni au Canada. Mais elle fait partie de notre jurisprudence depuis la loi des rectories de 1852 qui « désétablit » (disestablish) l’Église d’Angleterre : elle n’est plus l’Église officielle du Canada-Uni[16]. « À partir de 1852 […] la séparation de l’Église et de l’État devenait un principe fondamental de notre droit public[17] », écrit Marc Lalonde. Pour étoffer son affirmation, M. Lalonde s’appuie sur une disposition de cette même loi qui reconnaît l’égalité des Églises et des dénominations religieuses ainsi que la liberté des cultes, et se réfère au préambule de la loi sur les réserves du clergé adoptée en 1854 : « Attendu qu’il est désirable de faire disparaître toute apparence d’union entre l’Église et l’État […] ». Enfin, M. Lalonde mentionne la déclaration du juge Robert Taschereau de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Chaput v. Romain et al. en 1955 : « Dans notre pays, il n’existe pas de religion d’État. Personne n’est tenu d’adhérer à une croyance quelconque. Toutes les religions sont sur un pied d’égalité ».
Puisqu’il y a consensus, pourquoi ne pas inscrire dans la Charte québécoise des droits le principe de la séparation de l’État et de la religion ? Mais, diriez-vous, pourquoi le faire puisqu’elle fait partie de la jurisprudence ? Tout d’abord, la loi des rectories et les jugements subséquents présentent des insuffisances que M. Lalonde, juriste avisé, nous signalait dès 1961. Mais surtout, entre 1852 et aujourd’hui, le Parlement canadien a adopté, en 1982, la Charte canadienne des droits et des libertés qui fait office de constitution, et à laquelle le Québec est assujetti, quoiqu’il n’y ait pas adhéré. Or, par son préambule et l’article 27 sur le multiculturalisme, la Charte limite considérablement les effets de la jurisprudence. Nous ne reviendrons pas sur le multiculturalisme qui, en reconnaissant les communautés ethnoculturelles, ouvre des brèches aux intégrismes qui pénètrent nos sociétés et s’y installent, comme à demeure. Le préambule[18], lui, pose un problème fondamental de droit.
« Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit […] » : quand il y a, dans le même segment de phrase, la suprématie de Dieu et la primauté du droit, il y a fort à penser que le droit émane de la puissance divine puisque Dieu est suprême et qu’il a créé le monde. Or, les droits sont inhérents à l’espèce humaine : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits[19] ». Voilà pourquoi il faut inscrire, dans la Charte québécoise des droits, le principe de la séparation de l’État et de la religion, avec la mention la primauté du droit et la souveraineté de l’Assemblée nationale, seule habilitée à légiférer en la matière. Ni Dieu ni diable ! L’insertion du principe de la séparation dans notre Charte sanctionnera de façon permanente le consensus national, et permettra au Québec de protéger ses institutions contre toute intrusion du sacré dans l’État et de recourir à la clause dérogatoire avec plus d’assurance et de fermeté.
Malgré le fossé qui sépare les tenants de l’interculturalisme et ceux de la laïcité, le consensus est possible parce que les deux points de vue appartiennent à la filiation de la pensée libérale, respectueuse des libertés, attentive à l’évolution des choses, fondée sur le droit et d’inspiration humaniste. L’ouvrage de Gérard Bouchard est une contribution significative et positive au débat sur les rapports entre l’État et la religion ainsi que sur la définition d’une citoyenneté au Québec. « De la contradiction jaillit la lumière », écrivait Montaigne.
[1] Georges BURDEAU, Traité de science politique, Tome IV, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1952, p.45
[2] Il faut dire qu’à la page 171, M. Bouchard se reprend un tant soit peu : « Enfin, il faut tout de même souligner que les majorités ne sont pas toutes ni toujours viles ». Dont acte, merci !
[3] Boréal, Montréal, 2001, p.168-169
[4] Victor HUGO, Hernani
[5] John LOCKE, Lettre sur la tolérance, 1685
[6] Hindouisme, bouddhisme, confucianisme, shintoïsme, taoïsme, judaïsme, catholicisme, orthodoxie, protestantisme, islam (sunnite, chiite, druze, ismaélienne, alaouite), sikhisme, religions amérindiennes, religions africaines traditionnelles, foi bahaïe, nation de l’islam, Krishna, néo-paganisme (WICCA), méditation transcendantale, santeria (religion originaire des Caraïbes).
[7] Nous aborderons la question des signes religieux dans les institutions publiques au prochain paragraphe.
[8] L’Iran est le pôle chiite de l’islam.
[9] G. KEPPEL, Fitna, guerre au cœur de l’islam, Gallimard, Paris, 2004, p.330
[10] DELOIRE & DUBOIS, Les islamistes sont là, Albin Michel, Paris, 2004, p.113
[11] Citée par ENYO, Anatomie d’un désastre, Denoël, Paris, 2009, p.302
[12]It’s a statement, comme on dit en anglais.
[13] Bertrand de JOUVENEL, Du Pouvoir, Les Éditions du Cheval ailé, Genève, 1947, p.387. C’est nous qui mettons les italiques.
[14] Sauf votre respect, l’État applique la force de la loi. Laissons la violence aux voyous !
[15] En anglais, le mot qui traduit le plus couramment laïcité est secularism, souvent synonyme d’athéisme, de société sans Dieu, ce qui, en Amérique du Nord, est une atteinte à la sacro-sainte liberté de religion, inscrite dans les mythes fondateurs de l’Amérique. We began with freedom, disait Emerson.
[16] De 1841 à 1867, le Québec et l’Ontario forment une seule province, le Canada-Uni.
[17] Marc LALONDE, dans L’Église et le Québec, Les Éditions du Jour, Montréal, 1961, p.84.
[18] On nous dit que ce n’est qu’un préambule sauf qu’un préambule donne le ton et imprime un caractère à tout le reste. D’ailleurs, le juge Dupré s’est référé à « la suprématie de Dieu » dans son jugement sur l’école Loyola en juin 2010.
[19] Art.1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789.