Alexis Tétreault. La nation qui n’allait pas de soi

Alexis Tétreault
La nation qui n’allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec
VLB éditeur, 2022, 251 pages

Alexis Tétreault n’est pas inconnu dans le monde des idées, et encore moins en les pages de notre revue. Doctorant en sociologie à l’UQAM, il s’est d’abord engagé dans la vie intellectuelle à L’Action nationale, où il contribue par son influence à la renaissance de la pensée nationale. Tétreault fait partie de cette cohorte brillante de jeunes intellectuels qui entendent prendre leurs distances avec la doxa et refaire de la « référence québécoise » la pierre d’angle de leur réflexion sur le monde. C’est dans cet esprit qu’il a lancé le balado À la recherche du Québec, qui donne une voix et une présence aux chercheurs et aux penseurs d’ici. Le premier livre qu’il fait paraître chez VLB éditeur, La nation qui n’allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec, apparaît comme le point d’orgue d’un engagement qui s’annonce déjà très prometteur.

Alexis Tétreault
La nation qui n’allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec
VLB éditeur, 2022, 251 pages

Alexis Tétreault n’est pas inconnu dans le monde des idées, et encore moins en les pages de notre revue. Doctorant en sociologie à l’UQAM, il s’est d’abord engagé dans la vie intellectuelle à L’Action nationale, où il contribue par son influence à la renaissance de la pensée nationale. Tétreault fait partie de cette cohorte brillante de jeunes intellectuels qui entendent prendre leurs distances avec la doxa et refaire de la « référence québécoise » la pierre d’angle de leur réflexion sur le monde. C’est dans cet esprit qu’il a lancé le balado À la recherche du Québec, qui donne une voix et une présence aux chercheurs et aux penseurs d’ici. Le premier livre qu’il fait paraître chez VLB éditeur, La nation qui n’allait pas de soi : la mythologie politique de la vulnérabilité du Québec, apparaît comme le point d’orgue d’un engagement qui s’annonce déjà très prometteur.

Son essai repose sur une idée simple, et, pourtant, très riche : chaque nation dispose d’un fonds mythique, dans lequel elle est amenée à puiser dans les moments de crise pour féconder son histoire et la mettre en mouvement. Hantée par ce que l’auteur, après Nicolas Berdiaeff, appelle « le royaume de l’empirie », la pensée contemporaine s’appuie sur un positivisme qui tend à faire du mythe l’alibi d’une mystification, plutôt que le moteur symbolique d’une histoire qui ne peut que se dérober, en son essence, à toute forme de réduction conceptuelle. Au Québec, ce furent le mythe de la Nouvelle-France, qui incitait aux vastes horizons et à la grande aventure un peuple brisé par la Conquête, ainsi que celui de la survivance, né dans le sillage de l’échec des Rébellions de 1837-38, mémoire ambivalente dont les Québécois étaient invités à s’inspirer et à triompher par le truchement d’un autre mythe, la Révolution tranquille et la conquête de l’indépendance.

Lecteur de Raoul Girardet, théoricien français des mythes politiques, aussi bien que des meilleurs exégètes de la condition québécoise, le jeune penseur a l’ambition de faire revivre une tradition délaissée, où les intellectuels plaçaient le Québec au centre de leur pensée et de la chose politique.

Ils s’intéressaient aux couches profondes de leur nation, écrit-il, citant au passage les noms de Fernand Dumont, Léon Dion et Marcel Rioux. Ils sondaient sans relâche les fondements mythologiques, qui rendaient intelligible un parcours historique et permettaient d’appréhender un avenir incertain. (…) On pouvait considérer ces mythes sévèrement, voire les tourner en ridicule, comme ce fut le cas du mythe de l’évangélisation de l’Amérique par les Canadiens français catholiques. Mais il ne fut jamais question de déconstruire ni même de condamner l’idée qu’un peuple, le nôtre, possédait et chérissait des mythes qui lui étaient consubstantiels (p. 11).

En d’autres termes, il ne fut jamais question, même chez un penseur d’inspiration marxiste comme Marcel Rioux, de nier et de saper l’origine pour se projeter dans une utopie antinationale.

Au fondement de la démarche de l’auteur loge le constat d’une démission de l’intelligentsia. Non seulement ne souhaite-t-elle plus assumer la responsabilité du destin national, mais elle semble s’être retournée contre lui. Les universitaires se sont éloignés de l’objet d’étude « Québec », et de tout ce qui relève de l’identité nationale et des grands récits, pour privilégier les identités particulières, dont le repoussoir théorique emblématique est la majorité culturelle. Cette destitution et mise en retrait du Québec, dans les représentations collectives et au sein même des institutions qu’il subventionne, n’a pas été sans conséquence dans les dernières décennies sur l’état de la conscience collective. Tétreault déplore la rupture avec ce qu’il perçoit comme le fil d’intelligibilité de la condition québécoise. La nation serait entrée, depuis le tournant de la Révolution tranquille, dans la fiction de sa normalité et de sa permanence, en porte-à-faux avec ce qui avait constitué la matrice de son histoire : l’angoisse devant l’imminence politique et démographique de sa disparition et de son assimilation par la majorité anglo-canadienne.

Lecteur attentif de Lionel Groulx et de l’École de Montréal, Tétreault voit en la Conquête de 1760 le point de bascule du roman national : le pays embryonnaire est détourné de son développement et passe sous tutelle étrangère. Mais c’est à 1840 qu’il fait remonter la naissance du « mythe politique de la vulnérabilité ». Le groupe canadien-français fait alors véritablement l’expérience d’un « phénomène de non identification », condition selon Girardet de la naissance du mythe politique. Comptant depuis 1791 sur une assemblée législative, l’élite canadienne-française vivait jusque-là dans l’illusion relative d’influer sur le cours de son destin en raison des libertés que lui conférait le parlementarisme britannique. Toutefois, ce n’est qu’à partir du rapport Durham et de 1840 que la nature du rapport politique qui l’unit à la majorité anglaise se révèle dans toute sa nudité et toute sa brutalité.

On remarque que le rapport, dit-il, du moins dans sa partie qui traite du problème bas-canadien, s’enthousiasme pour deux perspectives qui deviendront la hantise des Canadiens français : la mise en minorité de la nation et la disparition progressive de sa culture. Par un mouvement d’opposition aux aspirations légitimes d’un peuple, ce programme assimilationniste féconde l’imaginaire politique canadien-français et fonde la volonté de le conjurer autant que faire se peut. » (p. 19)

Certes, la volonté d’assimilation du conquérant n’est pas nouvelle ; elle était là dès le départ, dans la proclamation de 1763. Mais le discours de Durham, l’un des seuls que produisent les autorités sur le peuple canadien-français, pousse les conquis à élaborer un contre-discours et à adopter une stratégie consciente de résistance pour lui répondre.

C’est ce que Garneau vient concrétiser dans son Histoire du Canada, en présentant la période de 1791 à 1840 sous le signe de la nécessaire cohésion face à la menace de la dissolution. Le contraste entre la préface, imprégnée d’un kitsch progressiste tiré des Lumières, et la conclusion, pessimiste et d’une prudence crépusculaire, symbolise la création d’un conservatisme moins idéologique que national. Il s’agit de discerner sous le voile des « maximes libérales les plus avancées » l’intention du conquérant et d’adapter les principes démocratiques à notre architecture particulière de petite nation ; bref, de se défendre sur le plan extérieur tout en continuant de se développer sur le plan intérieur. Comme on le voit, les stratégies d’un côté comme de l’autre n’ont pas changé et, deux siècles plus tard, nous en sommes au même point face à la coalition majoritaire anglaise.

De même que Robert Laplante,voyait dans le projet de colonisation du curé Labelle, non un mythe compensateur et consolateur, mais une « poussée auto-instituante de la nation », en dépit d’un rétrécissement imposé de l’extérieur, Tétreault voit dans l’œuvre d’Honoré Mercier la première poussée auto-instituante du nationalisme de conservation. Mercier développe son projet national d’abord en réaction à la Confédération de 1867. Politicien engagé au niveau fédéral, il constate très tôt l’impossibilité où se trouve le groupe canadien-français de faire respecter ses intérêts. C’est pourquoi il se replie sur le niveau provincial, seul à même, pense-t-il, de servir son projet, en ce que le Québec constitue le seul territoire où les Canadiens français forment une majorité incontestable. Depuis Québec, Mercier multiplie les gestes d’affirmation pour transformer la majorité numérique en une réalité qualitative : défense de l’autonomie provinciale, ébauche d’une politique internationale tournée vers Paris, Rome et Bruxelles, occupation du territoire par la colonisation et expansion de l’espace majoritaire, création de liens avec la diaspora franco-américaine, initiatives en faveur de la scolarisation de la classe ouvrière francophone – sauf pour quelques faits d’époque, on se croirait presque dans un ersatz de la Révolution tranquille, soixante-dix ans à l’avance. Comparaison d’autant plus légitime que Tétreault ne voit pas dans la Révolution tranquille un reniement du Canada français, même s’il y voit une rupture évidente ; distinction subtile mais nécessaire, qui le conduit à présenter le néonationalisme comme la refondation politique d’un peuple qui se savait menacé et devait agir pour renverser la fatalité et se faire « maître chez lui ».

La tension entre sentiment de vulnérabilité et appel au redressement imprègne La nation qui n’allait pas de soi. Elle est manifeste dans les passages sur Lionel Groulx, parmi les plus programmatiques du livre. Tétreault fait de Groulx l’inspirateur du projet politique de la Révolution tranquille, la figure autour de laquelle se noue l’histoire du nationalisme québécois. C’est par lui que s’opère la dissociation, dans la conscience collective, avec le nationalisme pancanadien de Bourassa, qui reporte sur le Québec l’essentiel de la pulsion de vie et de création de la nation. « Notre État français, nous l’aurons » et autres « Maîtres chez nous » préfigurent, dans la pensée du chanoine, la métamorphose du nationalisme canadien-français en un projet politique de consolidation de la majorité géographique.

Revisitant le mythe de Dollard des Ormeaux, Tétreault met en valeur la résonance entre la vulnérabilité du Canada français du temps de Groulx, qui a connu la conscription et le Règlement 17, et la vulnérabilité de la colonie du temps de la Nouvelle-France. C’est donc dire que, loin de s’exclure, sentiment de vulnérabilité et appel au redressement se nourrissent et se fécondent chez Groulx. La même dialectique serait à l’œuvre dans la Révolution tranquille, ce qui le conduit à réfuter ce qu’il considère comme de fausses dichotomies, dans l’histoire intellectuelle aussi bien que dans l’histoire politique :

Autant la « rupture » Groulx-Séguin nous semble cosmétique, autant il est vain de voir dans le projet politique de la Révolution tranquille un reniement du Canada français et de ses aspirations. Cette réorientation est, au contraire, la sédimentation d’un vieil idéal tirant sa substance de la mythologie de la vulnérabilité. La Révolution tranquille est le produit politique de la survivance. Le rassemblement des forces vives autour de l’espace-Québec avec, comme horizon, l’autonomie ou l’indépendance de la communauté nationale traverse l’histoire politique et intellectuelle du Canada français depuis 1840 (p. 130).

Pour l’auteur, la rupture de 1960 serait à chercher ailleurs : d’abord chez l’École de Laval et Cité libre (ainsi que chez leurs descendants « interculturels ») et, dans un second temps, dans la mutation de la conscience historique, qui passe d’un statut de peuple minoritaire menacé, à un statut de peuple majoritaire plutôt satisfait de son sort.

C’est le grand mérite d’Alexis Tétreault que de ne pas reprendre les catégories de ses prédécesseurs sans examen. Outre la rupture, selon lui artificielle, entre Groulx et l’École de Montréal et la rupture, toute relative, entre le Canada français et la Révolution tranquille, il propose une critique des dichotomies dans l’œuvre de Gérard Bouchard. On se souvient que Bouchard oppose le mythe de la survivance, qu’il assimile à une étroitesse d’esprit des élites et à une fabulation qui allaient à l’encontre de la réalité, à l’esprit de reconquête de la Révolution tranquille. Selon Tétreault, en reprenant la critique de l’irréalisme des élites canadiennes-françaises, comme si elles avaient eu d’autre choix que celui de la survivance dans une nation dominée, Bouchard se poserait moins en héritier du néonationalisme qu’en fils putatif de Cité libre et de l’École de Laval : « L’analyse bouchardienne fait sienne l’idée de la stérilité et de la fausseté de l’imaginaire canadien-français. Il s’agit d’une des manifestations de ce sur quoi repose l’imaginaire de la nation québécoise émergente : la dénonciation de la mythologie de la vulnérabilité au moment où se réalisent les aspirations politiques qu’elle porte. Ce phénomène est caractéristique du double mouvement qui fait advenir le sujet politique québécois et lui donne son essence politique et culturelle. Dans les années 1960, on assiste aussi bien à la réalisation d’un vieil idéal qu’au procès des générations l’ayant porté. Bref, le néonationalisme s’institutionnalise en même temps que s’implante le citélibrisme culturel. » (p. 136-37).

Pour l’École de Laval, Cité libre et Bouchard, ainsi que pour leurs nombreux épigones, le Québec ne rencontre pas les défis qui sont les siens parce qu’il évolue dans un cadre politique dont il ne contrôle pas les leviers les plus importants, ou parce qu’il bute contre les limites du régime politico-juridique de 1982, mais parce qu’il n’est pas assez ouvert sur l’Amérique et sur le monde. Le principe de réalité politique est congédié au profit d’un universalisme d’emprunt, qui se fonde sur le procès permanent de la majorité nationale et de tous les intellectuels qui se risquent à situer leur pensée dans son orbite – seuls obstacles résiduels à l’avènement d’une société « pluraliste » et ouverte sur « l’Autre ». En s’obstinant à voir ce qu’ils voient et à décrire un réel façonné par l’histoire nationale et les rapports politiques, les héritiers de l’École de Montréal verseraient dans une « crispation identitaire », feraient la promotion d’une « nation unitaire » et fermée sur elle-même. Tétreault rejette du revers de la main cette nouvelle fausse dichotomie, où les intellectuels cléricaux se donnent le beau rôle, dans les habits d’humanistes bienveillants en lutte contre l’obscurantisme nationaliste. Il n’y a pas, d’une part, les « ouverts » et les « pluralistes », et d’autre part, les « fermés » et les « unitaires » : il y a ceux pour qui la chose politique existe, et les autres, pour qui elle n’existe pas (sinon chez le détenteur du pouvoir central, seul dépositaire du sceau d’approbation démocratique) ; il y a ceux qui parlent depuis la référence québécoise, et les autres qui, selon leurs propres mots, sont « rendus ailleurs », soit à une destination restée inconnue à ce jour.

Depuis la Révolution tranquille, à mesure que s’éloignaient les années pionnières du redressement, le peuple minoritaire a été invité par ses intellectuels à ne plus se percevoir comme une petite nation. Il était au contraire invité à remplir avec empressement les obligations démocratiques d’un peuple majoritaire et souverain, auprès de la communauté historique anglophone et de minorités de plus en plus nombreuses ; l’exemplarité était censée garantir par elle-même l’accession à la normalité politique. C’est dans la Charte de la langue française, issue des remous provoqués par la crise de Saint-Léonard, et la loi 21, née de la « crise des accommodements raisonnables », que Tétreault traque les traces de cette paradoxale permutation. Paradoxale, en ce que la période qui s’ouvre avec la Révolution tranquille voit bel et bien un peuple, naguère minoritaire, assumer le conflit en proposant un contre-programme sur le seul territoire qu’il contrôle. Ce qui est un progrès. Mais c’était comme si la promotion de la minorité ontologique en majorité politique devait demeurer floue, le Québec étant marqué majoritaire ou minoritaire sur l’échiquier selon les besoins cyniques du pouvoir central.

Pour Tétreault, les lois 101 et 21 procèdent toutes les deux du mythe de la vulnérabilité. Elles ont puisé leur carburant dans la conscience d’une petite nation, menacée sinon dans sa survie, du moins dans le maintien de ses références communes et de son identité. Mais tandis que la loi 101 était l’expression d’un esprit de reconquête d’une majorité précaire, dont le souvenir de la domination anglaise était encore frais, avec pour horizon la téléologie hégémonique de l’indépendance, la loi 21 s’est inscrite dans un tout autre contexte. Partout en Occident, le régime démocratique a subi d’importantes mutations : l’on est passé de ce que la philosophe française, Dominique Schnapper, appelait la « transcendance de la citoyenneté », à ce que Jacques Beauchemin (mentor d’Alexis Tétreault) appelle « la société des identités ». « La référence [québécoise], écrit l’auteur dans une formule tout particulièrement inspirée, devient [ainsi] l’objet d’une négociation, alors que dans la société de la démocratie nationale, elle en était la condition. » (p. 203)

À l’intérieur de ce nouveau paradigme, dont se font le relais les intellectuels cléricaux, pour qui le régime unitaire de 1982 a cessé depuis longtemps d’être un problème, la majorité précaire mais volontaire de 1977, s’est transformée en une majorité entachée de préjugés, dont il faudrait au plus tôt parachever la conversion au monde nouveau. Tétreault cite à ce propos Gérard Bouchard qui, dans une formule que n’aurait pas reniée Pierre Elliott Trudeau, a écrit que « la population québécoise de souche n’a pas complété son apprentissage dans son rôle de majorité démocratique. » Du groupe de référence que tous étaient appelés à rejoindre, de la condition de continuité d’un parcours national avec sa dignité propre, qui faisaient d’elle le sujet d’une histoire qui la portait et l’honorait, la majorité francophone a été reléguée à un statut négatif contraire : celui de repoussoir d’un nouveau pouvoir axé sur la reconnaissance des identités, qui la transforme en une majorité culturelle coupable comme les autres. Il lui sera donc demandé tantôt d’expier un passé qui n’est pas le sien, tantôt de remplir les devoirs démocratiques d’un pays souverain, et ce, au moment même où sa mise en minorité devient palpable au Canada.

Parcourant les mémoires déposés sur la loi 21, Tétreault s’étonne de la domination de la nouvelle vision dans la société civile, et chez les détracteurs et chez les apologistes de la nouvelle loi, qui fait du bloc démographique québécois une « majorité normale », délivrée de son historique précarité et des menaces qui pesaient sur elle. Le mythe de la normalité s’est tellement substitué au mythe de la vulnérabilité, plaide l’auteur, que ni la situation politique du Québec dans la fédération, ni la menace de l’acculturation et de l’assimilation ne sont à l’ordre du jour. Le débat sur le déclin du français a, certes, créé une brèche dans ce sentiment de permanence en apparence invincible, mais le mythe de la normalité n’a pas dit son dernier mot. Chose certaine, nous dit Tétreault, toute forme de renaissance ne pourra faire l’économie d’un détour par le mythe politique de la vulnérabilité : tel serait le sens de notre histoire. Réapprendre à nous percevoir comme une minorité précaire en Amérique, mais également comme une majorité précaire sur notre propre sol, ce n’est pas renoncer à la normalité des nations constituées ; c’est renouer au contraire avec le ressort de l’action libre et responsable, qui a inspiré en leur temps les plus belles figures de l’histoire du Québec, d’Honoré Mercier à René Lévesque.

Avec La nation qui n’allait pas de soi, Alexis Tétreault s’impose comme un penseur de tout premier plan et l’une des voix les plus fortes de sa génération. Il n’a pas choisi le chemin le plus facile : penser l’universel à partir du particulier et, pis encore, à partir du national, est culturellement dévalorisé et socialement puni dans le régime sous lequel nous vivons. C’est pourtant la seule voie honorable pour qui a compris, tel Berdiaeff dans Le sens de la création, que le courage était la haute vocation de la philosophie, et que sans l’exercice de la liberté il n’y a pas de conquête de l’esprit possible. L’engagement passionné qui court sous la rigueur transparente de la démonstration le distingue déjà des raisonneurs sans vocation et des essayistes sans écriture qui encombrent les rayons de nos librairies.

Tétreault inaugure souvent un chapitre par la citation d’un grand penseur occidental : outre Nicolas Berdiaeff, Simone Weil, Machiavel, Julien Freund, Alexis de Tocqueville et Christopher Lasch font partie de ceux qu’il convoque avant de plonger plus en avant dans l’étude du cas québécois, comme s’il lui importait, avant tout, de déprovincialiser la nation pour la situer dans le « grand contexte ». Ce témoin lucide et cet esprit fin, on le sent, est hanté par la possibilité de la disparition, mais sa mélancolie ne se retourne jamais contre elle-même, elle ouvre sur une révolte salutaire contre la médiocrité de cœur et d’esprit, au moins autant que contre toutes les expressions de démission nationale. On ne sera donc pas étonné que Gaston Miron soit une figure aimée et citée dans ce si beau livre. Tétreault place, à son exemple, le politique au cœur d’une vision globale de l’être humain, et a compris que le combat national était d’abord celui de la dignité reconquise. Comme tous les livres importants, La nation qui n’allait pas de soi tombe à point nommé, à un moment tragique de notre histoire (quelle période de notre histoire ne le fut pas ?). Espérons qu’il trouve au plus tôt le lectorat qu’il mérite, avant de percoler dans l’ensemble de la culture. Au pays de l’embâcle, le printemps commence à se faire tard.

Carl Bergeron
Écrivain

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