Éroder, v.t. Détruire par une action lente.
Le Petit Robert
Voilà que ça dure depuis que le Canada est le Canada, depuis que le sort des armes en a décidé une fois en 1759, une autre fois en 1837 et ça dure et ça dure comme une lancinante condamnation. C’est toujours à recommencer parce que c’est dans la nature des rapports instaurés par ce régime aux changeants visages que d’en avoir des milliers pour poursuivre la même hypocrite besogne. Et voilà que Patrimoine Canada fait une autre manœuvre de sape. Il faudra désormais que les éditeurs contreviennent à la loi 101 pour remercier le Canada de leur retourner une partie de nos impôts en affichant bilingue. Un autre petit pas. Il n’y a pas de petits gains. Ottawa jamais ne désarme. Il ne restera rien de notre prétention à vivre en français ailleurs que dans l’arrière-cuisine.
Aux interdits qui ont jalonné l’histoire de chacune des provinces, aux épuisantes batailles pour les timbres bilingues, aux millions de dollars consacrés pour émasculer la loi 101, il faut désormais ajouter la petite humiliation. À l’imposition des icônes du canadian flag et aux multiples simagrées de Patrimoine Canada il faut désormais ajouter l’exigence de remercier bilingue le magnanime gouvernement canadian. À chaque livre son symbole de la petite mort, de la soumission furtive.
C’est encore et toujours une affaire de dignité. Une affaire de renoncement autrement dit. Voilà des siècles que ça dure. Rien n’est jamais trop humiliant, rien n’est jamais assez grave. C’est la puissance du dominant que d’avoir instillé ce terrible réflexe de la constante minimisation des pertes et des reculs. C’est la sournoise intoxication des années de survivance. Durer malgré tout. Durer malgré la petite voix en soi, malgré tout ce que Miron a subi pour nous d’aliénation délirante. Cela revient. C’est inédit pour les amnésiques et pour les plus jeunes. Et c’est pourquoi c’est si cuisant.
Parce que les plus vieux n’auront de cesse d’y revoir l’affligeant retour du refoulé. Parce que les autres vont renouveler le répertoire en pliant l’échine sans même sentir la flexion de l’âme. Parce que l’honneur n’a plus d’objet, parce que la fierté n’a plus sa place. Patrimoine Canada règne et c’est ainsi parce que le Canada est ce qu’il est, parce que notre place est celle qu’il nous assigne. Parce qu’après tout l’engourdissement facilite les choses à défaut d’abolir le réel. Le temps revient du retour à ce qu’on nous dit que nous devrions être, là où nous devrions être, comme nous devrions être. Dociles et convaincus d’être au-dessus de notre propre rang. Culture de subalterne, culture de rejet de la portée des symboles. Il ne s’agit que d’une toute petite mention, un barbouillis sans conséquence. Et le Canada de continuer de nous user jusqu’à l’ultime renoncement, jusqu’à nous moudre l’âme.
Cela n’arrêtera jamais. Même empaillés, surtout empaillés, nous lui servirons encore à ce Canada de notre plus banal malheur. Réduits à l’insignifiance, confits de déshonneur, il ne nous appréciera que davantage, retrouvant dans les dernières lueurs du fondu au noir recouvrant ce que nous aurions pu être les preuves qu’il avait bien raison de s’y prendre avec patience. Le Canada nous use. Parfois à grands coups de Cour suprême, tantôt à petites manœuvres bureaucratiques. Il nous use parce qu’il sait être reconnaissant pour qui s’accommode de ce qui épuise. Parce qu’au fond tout est affaire de détournement de l’énergie vitale.
Personne ne mourra de porter la cocarde de la soumission. Parce que le déshonneur ne tue pas, il porte simplement à haïr sa vie. Lentement. D’une cohorte à l’autre, d’une génération à l’autre. Jusqu’à faire un folklore de soi-même. Mais personne ne meurt de folklore. Parce que c’est du regard des maîtres qu’il tire sa force, ce folklore qui s’efface au fur et à mesure que l’indifférence leur brouille la vue.
Le Canada nous oblitère lentement.
Victor-Lévy Beaulieu a raison de protester avec véhémence. Mais il a surtout raison de rager de se voir si seul à le faire. Les Éditions Trois-Pistoles, a-t-il fait savoir par communiqué le 9 septembre dernier, ne se soumettront pas même si ses appels à partager le combat sont restés lettre morte. C’est affligeant cette apathie des institutions, des associations, des partis politiques et des auteurs. C’est un signe de plus qu’Ottawa avance en se sachant sûr de son fait et de la faiblesse d’un milieu qui baisse la garde. C’est toujours ainsi que cela s’est passé avec nos droits linguistiques : la raison d’État peut compter sur le temps et les tribunaux pour épuiser tous les acteurs et venir à bout des volontés et des lois provinciales.
Nous voilà donc encore une fois piégés dans nos travers velléitaires. Il faut espérer que le milieu se resaisisse. On ne bâtit rien en pilant sur l’honneur.
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture
Cahiers de lecture – Automne 2015
(vol. X, no 1) • Lettres: temps durs • Patriotes: actualisation de l’historiographie • Entrevue: la lecture à proximité