Biz
L’horizon des événements
Montréal, Leméac, 2021, 218 pages
Avec un neuvième livre en onze ans, on peut dire que Biz fait partie des écrivains québécois les plus prolifiques. Son œuvre est empreinte d’une grande diversité : roman policier, roman jeunesse, roman à saveur politique. Chaque fois, le décor est différent, mais l’artiste multidisciplinaire ne peut s’empêcher de revenir à ses amours : la littérature entremêlée d’Histoire et d’histoires, et c’est au plus grand plaisir du lecteur.
Pour L’horizon des événements, Biz place son personnage principal, Achille Santerre, qui en est aussi le narrateur, dans une université montréalaise fictive à titre de professeur de littérature. Sa spécialité ? L’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, cet immense écrivain qui a aussi rédigé des pamphlets antisémites dans les années 1930. On comprend rapidement que ce personnage qui s’intéresse davantage aux qualités littéraires d’une œuvre plutôt qu’aux écarts de conduite de son auteur, sans pour autant en faire abstraction, sera aux prises avec la rectitude politique de l’époque contemporaine.
C’est d’ailleurs cet esprit de surveillance qui marque le plus le lecteur tout au long du roman. Contestation du cursus par les étudiants, critique littéraire d’un étudiant qui ne voit que les rapports de force dans une œuvre et qui en expulse le contenu, zizanie au département « des » littératures causée par une compétition de l’indignation, gracieuseté de l’analyse intersectionnelle : voilà quelques exemples de ce qui est maintenant inévitable lorsqu’on met les pieds à l’université, que ce soit à titre d’étudiant ou de professeur. C’est toujours avec un regard teinté d’humour que l’auteur illustre ces exemples, mais il va sans dire que ce n’est pas parce que l’on rit que c’est drôle.
Mais de toutes les scènes écrites par Biz, une se distingue particulièrement du lot. C’est celle de l’entrevue du personnage principal à Radio Bla bla bla, radio d’état canadienne dans l’univers bizien. Alors qu’il vient de faire paraître un nouveau roman, Achille Santerre est reçu dans une émission d’après-midi qui est consacrée à la littérature où l’animatrice n’interview pas son interlocuteur, elle lui fait subir un procès. L’animatrice attaque le côté ringard du souverainisme de l’auteur ou elle soupçonne une quelconque haine des femmes, car elles ne seraient pas représentées adéquatement dans le roman. L’entrevue se termine et le lecteur ne peut que constater avec le personnage principal qu’il n’a finalement que très peu parlé du livre dans cet entretien. Dans cette radio d’état, on n’est pas innocent jusqu’à preuve du contraire, mais bien coupable jusqu’à la fin de l’entrevue. Autrement dit, Achille Santerre n’est pas là pour expliquer son œuvre, mais plutôt pour la justifier. Bien entendu, Biz écrit de la fiction et il ne nous viendrait jamais à l’esprit de penser que l’auteur avait quelqu’un en tête alors qu’il écrivait ces lignes. Comme le dit la formule, toute ressemblance avec des faits réels ne serait que pure et fortuite coïncidence.
Comme nous le disions, Biz multiplie ces scènes et certains critiques ont trouvé l’ouvrage exagéré en ce sens. Il ne fait aucun doute que ça fait beaucoup pour le lecteur, ce dernier serait peut-être tenté de penser que de tels incidents ne sont que fictifs ou bien qu’ils ne peuvent se produire en si grand nombre. Peut-être. D’un autre côté, après les nombreuses controverses qui ont défrayé la chronique ces dernières années, qui oserait dire que les scènes proposées par Biz sont invraisemblables ? Qui se permettrait de dire que les polémiques décrites dans le roman ne pourraient pas se réaliser dans la réalité ? Il ne fait absolument aucun doute que la fiction écrite par Biz aurait pu se passer dans une université québécoise et on sait même que la réalité a fréquemment dépassé la fiction.
L’auteur présente donc des débats houleux entourant les questions d’identité, mais il ne tombe jamais dans le piège manichéen, au contraire. Il rend compte de la réalité par exemple en montrant dans une scène des étudiants blancs voulant retirer une affiche prétendument raciste, alors que le professeur, noir, souhaite dans son cas la garder. On voit ainsi à l’œuvre tout le paradoxe de ces « chevaliers blancs » à la rescousse des « pauvres Noirs » inconscients de l’oppression qu’ils vivent.
Bien sûr, Biz met aussi en scène quelques personnages stéréotypés. Un bien-pensant dirait sans doute que l’auteur couche sur le papier des personnages « genrés ». On peut plutôt y voir un rappel de l’auteur que notre monde est formé par des stéréotypes, que c’est normal et qu’il faut en quelque sorte apprendre à les embrasser à certains moments et à les critiquer à d’autres. Le fantasme de l’autoengendrement ne fait assurément pas partie de ceux de Biz.
Bref, le romancier tend un miroir quelque peu déformant à sa société, mais le reflet y reste généralement fidèle. Dans ce souci de fidélité, le roman ne parle pas uniquement du milieu universitaire d’ailleurs et il n’en est pas moins intéressant lorsqu’il s’en éloigne. C’est lorsque le professeur quitte sa tour d’ivoire que le lecteur peut voir la fracture immense dans notre société entre d’un côté la jeunesse estudiantine et quelques idéologues qui, accessoirement, enseignent des contenus, et d’un autre côté de jeunes adultes somme toute assez indifférents à toutes ces querelles autour de l’appropriation culturelle, des territoires autochtones non cédés ou encore de la binarité. On se transporte dans le roman dans différents bars pour constater que la jeunesse se contente de vivre, de boire du vin nature, de danser et de chanter. Bref, qu’elle n’est pas si différente de celles qu’on a connues à d’autres époques. Ces « jeunes » ne sont pas sans défaut pour autant. Biz critique aussi cette jeunesse un peu insouciante et qui s’abandonne à l’anglicisation et à l’américanisation de leurs référents culturels.
Ce qu’on observe aussi dans cette fracture entre le monde universitaire et le « vrai » monde et qui est peut-être encourageant, c’est que la pensée dominante de l’époque est le fait d’une minorité bruyante et qu’il suffirait peut-être que de quelques personnes qui lui tiennent tête pour qu’elle ne soit plus entendue.
Le livre de Biz en vaut donc la lecture. On y passe de bons moments le sourire aux lèvres, il nous fait réfléchir sur les travers de l’époque et nous fait apprécier ses quelques qualités. Il ne plaira évidemment pas à un certain nombre de lecteurs qui voient dans la littérature un exercice de pédagogie et la culture du bannissement tiendra probablement une épée de Damoclès au-dessus de la tête de Biz. Toutefois, le lecteur peut avoir confiance que l’auteur gardera le cap avec son empathie habituelle ainsi que son franc-parler. Biz est une fois de plus fidèle à lui-même.