Roger Payette et Jean-François Payette
Ce peuple qui ne fut jamais souverain. La tentation du suicide politique des Québécois, Montréal, Fides, 2013, 276 pages
Le Québec tourne en rond, incapable de se projeter. Velléitaire et timoré, il n’est pas davantage décidé à s’assumer. Porté par l’air du temps ou prisonnier de lui-même ? Les Payette, père et fils, signent un livre pour décrire sa cage, identifier les principes qui charpentent l’architecture de cet étrange édifice de peur et d’indéterminé dans lequel ils le voient se flétrir.
Le sous-titre de Ce peuple qui ne fut jamais souverain. La tentation du suicide politique des Québécois, nomme le mal qui le ronge et la crainte qui a poussé les auteurs à revenir, après tant d’autres, sur la conduite erratique qui dévoile dans la pratique politique québécoise une culture de l’échec expliquant aussi bien les résultats des référendums que la passivité devant les coups de force fédéraux ou l’élection de potiches du NPD qui ne parlent pas notre langue et font carrière à nous enfermer dans le Canada.
À ceux-là qui connaissent leurs classiques, l’ouvrage n’apprendra pas grand-chose même s’il leur offre une synthèse nouvelle et une mise à jour bien documentée. Le livre a néanmoins le mérite de mettre de l’ordre dans le magma des événements. Pour l’essentiel, le cadre conceptuel reste celui qu’a magistralement exposé Jean Bouthillette dans Le Canadien français et son double, lui-même relayant La fatigue culturelle du Canada français d’Hubert Aquin. Les auteurs l’enrichissent des travaux qui ont paru depuis, en particulier ceux de Fernand Dumont et de sa magistrale Genèse de la société québécoise. Aux lecteurs moins férus d’érudition qui abordent cet ouvrage, le livre fera découvrir l’angoissante richesse d’une thèse qui pose l’enfermement dans une logique de survivance comme force inhibitrice de l’action et façonnement d’un cadre culturel et psychique produisant le défaitisme et le consentement à l’impuissance.
Passant en revue les grands moments historiques qui ont produit les nœuds d’une mentalité de dépendant qui, depuis toujours, étouffe le peuple québécois non pas au point de le faire mourir, mais tout simplement de l’entretenir dans un état de sous-oxygénation permanent, les Payette y lisent un refus du politique conçu comme agir pour soi. Ils reprennent et approfondissent la thèse, puissante et dure, de Maurice Séguin. Ils décrivent et dissèquent cette matrice culturelle qui dresse autour du destin de notre peuple une paroi étanche, mais confortable, l’enveloppant dans le bon-ententisme et le confort douillet de l’attente que le Canada le reconnaisse enfin. Et soulèvent tout le paradoxe d’une existence historique marquée par le refus de s’assumer comme peuple tout en se construisant dans ce refus même. Notre peuple ? Certainement pas tout notre peuple, même si l’on reconnaît avec les auteurs qu’une frange importante de l’électorat et de nombreuses couches sociales sont toujours à la recherche du compromis qui leur rendrait acceptable le statut de minoritaire non confrontant.
Le recours à l’arsenal conceptuel de la sociologie d’Émile Durkheim et à la philosophie politique de Hannah Arendt, s’il est d’un intérêt académique indéniable, alourdit néanmoins beaucoup la démonstration. Certes, on comprend l’intention des auteurs qui veulent bien faire saisir les fondements théoriques – et non pas strictement locaux – de l’analyse, mais le propos reste assez lourdaud, obscur et maladroit par moment, en raison, surtout d’une certaine déficience dans la qualité de la langue et de l’expression. La principale lacune de cet effort de synthèse ne réside pas là cependant. Elle tient dans la difficulté qu’éprouvent les auteurs à faire comprendre le caractère dynamique du modèle d’enfermement qu’ils décrivent.
En dépit de ce que l’incapacité à se saisir dans le politique donne à notre société son centre de gravité, il n’en demeure pas moins que de puissants courants tentent de s’arracher à toutes ces formes de consentement à l’impuissance, au flottement identitaire et au renoncement à la responsabilité pleine et entière. Le Québec, les Québécois restent certes encore dramatiquement vulnérables au jugement de l’Autre canadian, à son pouvoir et à ses jugements, mais il n’en demeure pas moins que la volonté d’émancipation est là, même si elle est mal outillée, mal servie par une élite et des partis qui restent beaucoup trop attirés par les forces de gravité du consentement à se laisser porter par les événements – forme sociale du suicide politique. On aurait aimé que l’ouvrage les nomme, les jauge, soupèse leur force et leur influence. Il n’y parvient guère. La conclusion et l’épilogue s’épuisent dans les généralités et les bons sentiments. L’analyse tourne court, la lecture proposée du printemps érable et les esquisses programmatiques pour en appeler à une prise collective sur le réel restent bien superficielles.
Les appels au dépassement restent ici sans écho dans l’espace des possibles. Et ce n’est pas fortuit. S’arracher à soi-même, se dépasser ne sont pas que des injonctions morales, ce sont des nécessités politiques qui ne trouvent à s’incarner que dans la réalité d’un combat où les Québécois ne boxent pas avec leur ombre, mais avec des forces qui cherchent à les briser en exploitant ce qui, en eux, peut servir à saper leurs forces et leur moral. C’est bien là toute la difficulté et l’âpreté du combat pour l’indépendance. Il ne suffit pas de vaincre sa peur du conflit, il faut créer les situations dans lesquelles la victoire sur cette peur peut améliorer la capacité de faire face à un État qui ne recule devant rien pour normaliser ce qu’il n’a jamais cessé de considérer comme un vestige folklorique.
Poussière sur le continent, nous sommes condamnés à vivre dangereusement. Et c’est tant mieux ainsi. Le courage n’est pas l’absence de peur, mais bien victoire sur elle. Condition nécessaire au combat politique, il n’en garantira jamais l’issue. La tentation du suicide politique que les auteurs dénoncent et craignent ne disparaîtra jamais, car notre destin restera toujours lié à cette étrange victoire sur l’improbable qui marque notre parcours en Amérique. De se savoir mortels ne doit pas nous faire perdre de vue que c’est ultimement la volonté de vivre qui donne à cette conscience sa place et son sens.