Claude Lévesque
British Blues. Fractures, grandeurs et misères d’un royaume désuni
Montréal, Éditions Somme toute, 2021, 175 pages
Clarifions-le d’entrée de jeu : le beau livre de Claude Lévesque n’est pas un essai politique sur le Brexit ou sur les clivages nationaux caractérisant le Royaume-Uni. Malgré quelques pages – souvent quelques paragraphes – spécifiquement dédiées à ces enjeux à chaque chapitre, l’analyse politique ne représente donc pas le cœur de cet ouvrage. C’est un peu dommage, car il y aurait tant à écrire et que Lévesque possède certainement les connaissances et les capacités requises pour s’y consacrer.
Au-delà des quelques sections relevant d’une sociologie politique du Brexit et des nationalismes écossais, gallois ou nord-irlandais, le lecteur aura donc fréquemment l’impression générale de s’être plongé dans un ouvrage hybride à situer quelque part entre le guide touristique Routard ou Lonely Planet, le récit de voyage, l’essai d’anthropologie urbaine, la chronique culturelle et la critique architecturale. Il ne s’agit pas nécessairement, cela dit, d’un problème fondamental dans la mesure où le tout forme néanmoins un ensemble indéniablement intéressant.
Il ne faut d’ailleurs probablement pas s’étonner de la forme et du style adoptés par l’auteur qui, bien que politologue de formation (Université d’Ottawa), est avant tout un journaliste globe-trotter qui reprend essentiellement dans cette anthologie, tout en les bonifiant, un ensemble d’articles publiés dans les pages « Voyage », « Culture » et « Europe » du quotidien Le Devoir depuis 2017. Le journaliste, incidemment fils de feu René Lévesque, livre donc avec British Blues un assemblage de chapitres thématiques qui, s’il est de lecture agréable, s’avère aussi frustrant par moments dans la mesure où l’on aurait souhaité davantage de profondeur que de sauts du coq à l’âne.
Lévesque ne pourra donc pas en vouloir aux lecteurs de L’Action nationale qui, ayant suivi d’un peu plus près et consécutivement les sagas du référendum écossais sur l’indépendance, du Brexit et de la résurgence des troubles nord-irlandais, resteront sur leur faim à la suite d’une introduction et d’un premier chapitre donnant clairement l’impression que ces enjeux politiques sont au cœur de l’ouvrage.
Cet espoir est d’autant plus déçu par la suite que d’entrée de jeu l’auteur fait, pour un journaliste, preuve d’une rafraîchissante candeur en reconnaissant que si « de nombreux Britanniques tiennent l’Union européenne responsable de toutes les difficultés auxquelles ils sont confrontés », « on peut y voir du nationalisme économique ou du protectionnisme, mais ce n’est pas la même chose que la xénophobie » (p. 9).
Le premier chapitre, le seul qui est entièrement dédié à la question, propose ainsi une rétrospective assez équilibrée des circonstances ayant entouré la tenue et les suites du référendum sur le Brexit en 2016. Toutefois, quelques tares journalistiques bien classiques ne manquent pas de s’y manifester : d’abord, toute comparaison avec la question de l’indépendance du Québec n’aurait, d’après Lévesque, « aucun sens », ce qui n’est évidemment pas tout à fait exact ; mais passons.
Ce qui agace davantage est ce sous-entendu quasi complotiste éculé selon lequel les résultats du référendum auraient été faussés par les stratagèmes de microciblage de Cambridge Analytica et l’ingérence des trolls russes. Comme si le détournement des métadonnées n’était pas une pratique largement utilisée par la gauche et le centre libéral également, puis comme si 99 % des médias libéraux et même des représentants politiques des États occidentaux n’avaient pas eux aussi mené, ouvertement autant qu’en sous-main, une campagne en défaveur du Brexit…
Par ailleurs, si Lévesque reconnaît dès l’introduction que la xénophobie n’a pas été la clé de la victoire des Brexiters comme on nous le répète à satiété depuis cinq ans, il consacre néanmoins son second chapitre à cette question, y retraçant l’histoire de l’extrême droite d’Enoch Powell à Nigel Farage afin de bien souligner le fait que l’hostilité à l’égard de l’immigration a toujours joué un rôle important quant à l’euroscepticisme britannique.
De multiples études, dont celles du politologue John Curtice que l’auteur cite par ailleurs, ont pourtant clairement établi que l’insatisfaction à l’endroit des politiques migratoires s’est révélée être une condition nécessaire, mais non suffisante à la victoire du Leave, les Britanniques n’ayant en majorité appuyé cette option que dans la mesure où ils étaient également convaincus des avantages économiques du Brexit et/ou des désavantages économiques de l’appartenance à l’UE.
Les mots nous étant comptés, on nous pardonnera d’en dire si peu sur les chapitres 3 à 11, qui relèvent surtout certains clivages qui ne sont pas inintéressants, sur la question du Brexit et au-delà, tels qu’ils se sont développés entre urbains et ruraux, entre classes sociales, entre générations, entre catégories socioprofessionnelles, entre secteurs économiques, entre les sexes et ainsi de suite, y compris au sein même des partis politiques et notamment, des partis conservateur et travailliste qui se sont déchirés le long de ces lignes de fracture dans la foulée du vote de 2016.
D’un point de vue plus strictement politique et national, les chapitres 12 à 15 recèlent un plus grand intérêt et abordent notamment les questions, fondamentales de la perspective québécoise qui est la nôtre, soulevées par l’opposition de l’Écosse et de l’Irlande du Nord au Brexit ainsi que par les négociations post-référendaires avec l’UE.
Sur l’Irlande du Nord, et en particulier sur les questions épineuses du fameux backstop et de la frontière nord-sud (dont le rétablissement a été évité par l’avènement d’une frontière « maritime » entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne), Lévesque nous laisse sur l’impression selon laquelle le retour de l’instabilité s’expliquerait surtout par la duplicité et l’amateurisme de Boris Johnson lui-même, sinon des gouvernements britanniques successifs – cette lecture est plus loin confirmée au chapitre 15, l’auteur y reprochant aux Britanniques seuls d’avoir compliqué et fait traîner les négociations avec l’UE.
Chacun se fera là-dessus son opinion, mais nous sommes plutôt avis que la responsabilité du « problème » nord-irlandais incombe à l’intransigeance irresponsable de l’UE qui a toujours insisté pour imposer des contrôles sur les marchandises transitant par l’Irlande du Nord et persiste à le faire alors même que leur volume est insignifiant en proportion de la taille du Marché unique et que leur nature est exactement la même qu’auparavant.
En ce qui concerne enfin le cas de l’Écosse, qui se retrouve dans une position très similaire, désormais, à celle de la Catalogne au sein de l’Espagne, l’analyse est assez juste quoique courte et se termine sur une interrogation intéressante : advenant l’indépendance de l’Écosse suivie d’une (ré-) adhésion à l’UE, « le Royaume-Uni est-il prêt à nuire à la bonne marche de l’économie et du commerce [par le rétablissement d’une frontière douanière] dans le seul but de punir une de ses unités constituantes pour avoir voulu récupérer sa souveraineté ? »
La question se pose, en effet, et compliquera les choses pour les indépendantistes écossais. Malgré tout, elle révèle surtout une fois de plus les réflexes cognitifs de l’auteur, car ici encore une telle frontière risquerait bien davantage d’être imposée par l’UE elle-même, comme le cas de l’Irlande du Nord l’a bien montré, que par le gouvernement britannique. L’Écosse est désormais coincée entre deux ensembles politiques centralisateurs, l’UE étant loin de l’eldorado libéral et bienveillant qu’essaient de nous présenter les partisans du cosmopolitisme.
Lévesque reconnaît lui-même au chapitre 15 et encore en conclusion que l’UE a elle-même pris un virage protectionniste ces dernières années, puis qu’elle demeure composée en partie de « non-élus exposés aux lobbies [puis…] de bureaucrates motivés uniquement par l’avancement personnel » (p. 159). Or, il continue de clamer en même temps que l’avenir des relations entre le Royaume-Uni et elle dépendra de ce que les Britanniques se plient ou non aux normes et aux règles sociales, environnementales, du travail et de qualité des produits imposées à l’échelle européenne.
Claude Lévesque nous permettra donc de terminer cette critique sur une question, que nous invitons également les lecteurs de L’Action nationale à méditer : faudrait-il croire, alors, que les pays d’Europe de l’Est – Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie – actuellement membres de l’UE et bénéficiant du Marché unique suivent ces mêmes règles et respectent ces mêmes normes ? Poser la question, c’est y répondre ; et c’est également dévoiler l’hypocrisie crasse de l’UE dans toute cette saga du Brexit, de la frontière irlandaise, et du piétinement des négociations depuis 2016.