Le 3 novembre dernier, était lancé mon premier essai intitulé Le Souverainisme de province. Mon ouvrage proposait notamment un retour historique dans les premières années du mouvement souverainiste, aspirant à démontrer que, dès le milieu de la décennie 1970, un certain basculement vers une logique provincialiste s’est opéré. Ma thèse n’est certes pas franchement nouvelle : la critique de l’étapisme comme enfermement du projet d’indépendance dans les bornes de l’impuissance circule depuis des décennies. Il me semblait cependant fondamental de dépasser les condamnations rhétoriques et de documenter le virage en question afin de démontrer qu’il s’est agi là d’un véritable changement de paradigme et de culture politique et non pas seulement d’une manœuvre tactique. Cette synthèse devait être écrite, surtout à la suite d’une élection où se sont multipliés les cafouillages à propos du référendum, les péquistes confondant le moyen avec l’objectif et réduisant la construction d’un nouveau pays à une question de calendrier et d’humeur populaire.
L’ouvrage a été fort bien reçu et il continue de nourrir débats et réflexions. J’accueille modestement les bons mots à l’endroit de mon travail et en remercie leurs auteurs. Je juge cependant bon ici de répondre à certaines critiques en les abordant une par une.
La première, qui n’a rien d’original, est celle qui prétend qu’il s’agit là d’une réflexion qui peine à sortir du cercle des seuls indépendantistes. Le reproche est courant en ce qui a trait au mouvement indépendantiste. Pourtant, la compréhension des raisons profondes qui expliquent l’échec du projet d’indépendance, plus de cinquante ans après son apparition dans l’espace politique, concerne tout citoyen et tout individu passionné des enjeux politiques et sociaux – historiens, politologues, sociologues, etc. Il n’est par ailleurs guère surprenant que la question de la non-réalisation de l’indépendance interpelle d’abord et avant tout les militants de celle-ci. Je ne rejette pas non plus la critique voulant que les souverainistes aient l’habitude d’y aller de débats byzantins en vase clos, bien au contraire : mon essai tente même d’expliquer l’origine d’une telle déconnexion vis-à-vis du réel et d’une démission devant la construction effective du pays indépendant, réduisant la souveraineté aux questions abstraites de calendrier, de momentum, d’humeur populaire ou encore de libellé de la question référendaire. L’événementiel et le pays des merveilles n’ont jamais su combler le déni de réalité.
Ma dénonciation du provincialisme, m’a également valu le reproche de faire de l’État québécois une entité négligeable alors qu’il s’agit là d’un outil indispensable. C’est un curieux retournement puisque c’est précisément là l’argument que je défends : cet outil doit justement être utilisé pour remettre le Québec en mouvement et reprendre l’initiative par des politiques de rupture vis-à-vis de l’ordre canadien, dans les champs où le développement du Québec est nettement obstrué. Ma perspective est tout simplement géopolitique. J’utilise ici le terme de rupture, mais je pourrais également parler de continuité, dans la mesure où le statut de pays indépendant ne serait que la concrétisation d’une direction déjà entreprise où « l’État serait devenu ce qu’il faisait », pour paraphraser le politologue Gérard Bergeron. La Révolution tranquille en est un bon exemple, constituant à la fois une rupture historique et une continuité dans l’établissement d’institutions organiques permettant la pérennité de notre nation. Ma démonstration ne vise donc pas à nier ce que le Québec, comme simple province, a été en mesure d’accomplir. Mais cela ne m’empêche pas de constater que cette dynamique est bel et bien terminée. Le Québec ne cesse de régresser depuis des décennies alors que les acquis de la Révolution tranquille sont anéantis.
On m’a même cité les exemples de la Charte de la langue française et de la Charte de la laïcité pour démontrer qu’un gouvernement péquiste est capable de gains réels pour le Québec et pour me reprocher de ne pas le reconnaître. Or, je donne précisément ces deux cas comme exemples d’actions permettant une transformation en profondeur du rapport de forces existant et prenant de front le régime canadien. Cela ne devrait pas nous empêcher de constater que la portée réelle et symbolique de la loi 101 a changé, les 200 amendements imposés par en haut nous rappelant que toute réussite d’envergure à l’intérieur des limites provinciales est condamnée à une lente, mais inexorable érosion.
Une critique m’a fait particulièrement sourire : celle qui prétend qu’en faisant de l’indépendance du Québec la seule issue envisageable, j’évacuais la possibilité de l’autonomisme comme éventuel plan B. Je plaide ici résolument coupable. Que certains souverainistes attachés aux intérêts du Québec se réfugient dans l’autonomisme devant le « constat » que l’indépendance n’adviendrait pas est compréhensible. Respecter leur choix ne nous condamne cependant pas à nous interdire de le critiquer. On peut penser qu’ils errent. Selon eux, la réussite d’un projet réformateur rapprocherait le Québec de sa liberté collective tandis qu’un échec de celui-ci le pousserait à prendre acte de la fin de non-recevoir de la part d’Ottawa. N’avons-nous pas déjà eu l’occasion de jouer dans ce film-là ? N’est-il pas impossible de refaire l’échec de l’Accord du lac Meech ? Comment les Québécois vont-ils faire confiance à des indépendantistes pour piloter une réforme du « fédéralisme », sans y flairer une quelconque manipulation ?
Et c’est sans compter un autre fait : l’autonomisme n’existe plus au Québec. Les autonomistes ont toujours rabaissé le seuil de rupture jusqu’à son effacement : c’était l’égalité ou l’indépendance, ce fut ensuite la souveraineté culturelle ou l’indépendance, la société distincte ou l’indépendance, le statut spécial ou l’indépendance, etc. Aucune de ces avenues n’a été au final empruntée et jamais les autonomistes n’ont assumé leur logique pour envisager la rupture pourtant promise comme solution de rechange. Aujourd’hui, François Legault limite d’ailleurs l’autonomisme à la simple quête d’un développement économique adéquat avant d’envisager la renégociation et la signature de la Constitution. N’omettons pas non plus de mentionner l’impossibilité d’une réforme du « fédéralisme » : non seulement le Canada y est entièrement fermé, mais cela va à l’encontre de ses intérêts et de sa direction unitaire à mesure que le monde poursuit dans la voie de l’utopie globaliste. Le poids démographique du Québec est d’ailleurs beaucoup plus bas qu’il ne l’était jadis, alors que les différentes demandes du Québec ont été rejetées. On perçoit donc bien mal ce qui inciterait Ottawa à accommoder une minorité inoffensive devenue au fil du temps une quantité encore plus négligeable qu’auparavant. Les souverainistes qui envisagent l’autonomisme comme option de rechange sont certainement bien intentionnés et posent un diagnostic lucide concernant le cul-de-sac du souverainisme officiel, mais ils envisagent des solutions qui relèvent tout simplement de la pensée magique, ironiquement en se drapant dans le réalisme.
On a aussi dit que je présentais une analyse manichéenne entre « vrais » et « faux » indépendantistes. Claude Morin, en premier lieu, serait diabolisé, tandis que René Lévesque serait dépeint comme n’étant pas un authentique souverainiste. Ces accusations sont tout simplement fausses : mon ouvrage présente des portraits de personnages clés afin de comprendre, conformément à la sociologie des acteurs défendue en introduction, leurs conceptions du monde, du peuple et de l’histoire. La nature de l’engagement de Lévesque et de Morin en faveur de la souveraineté-association et les moyens qu’ils étaient prêts à employer pour y parvenir sont expliqués, de même que les différentes évolutions et revirements. Jamais par ailleurs je ne me suis prononcé sur les rapports entre Claude Morin et la GRC : si la chose est impossible à passer sous silence, j’ai très clairement refusé de prendre position sur une affaire sur laquelle je ne suis pas en mesure de trancher, n’étant pas enquêteur. La grille des idéaux types employée par Stéphane Kelly dans son livre La petite loterie est certes justifiée. Le contexte de l’après-1980 présente certains parallèles – que je ne suis pas le premier à souligner – avec celui qui prévalait à la suite de l’écrasement des rébellions des Patriotes. Toute défaite nationale entraîne le retour de la polarisation entre ceux qui estiment pouvoir limiter les dégâts en délaissant leur projet (les partisans du « beau risque », par exemple) et ceux qui refusent de baisser les bras sur l’essentiel. Ceci étant dit, que je tente de démontrer que certaines positions ont débouché sur de cuisants échecs, c’est là ma plus pure liberté d’essayiste que personne ne m’enlèvera.
Plusieurs m’ont également invité à une plus grande « lucidité ». Si le référendum de 1995 a mené les souverainistes si près du but, c’est que la participation de Mario Dumont et de Lucien Bouchard a insufflé une modération salutaire dans le discours et dans l’orientation même de la question référendaire, me dit-on. C’est aller un peu vite en affaires : l’augmentation des appuis aux Oui, qui est imputable à différents facteurs dont le rôle accru de Lucien Bouchard, mais aussi à l’entrée des centrales syndicales dans la campagne et la déclaration controversée d’un Claude Garcia aimant les gens écrasés, révèle encore une fois un problème fondamental du référendisme, faisant de la souveraineté une simple question d’art oratoire et de charisme suffisant à faire monter la « fièvre ».
Quant à la question du 12 juin, elle ouvrait certes la voie à un an de négociations avec Ottawa, mais sollicitait un mandat exécutoire pour réaliser l’indépendance de manière unilatérale en cas de fin de non-recevoir. L’indépendance avec ou sans partenariat était le seul scénario, du moins en théorie, advenant une victoire du Oui. Bien entendu, je ne nie nullement l’importance du marketing dans une quelconque victoire référendaire ou électorale, mais peut-on réellement limiter uniquement l’indépendance à un seul facteur de ce genre ?
La dernière critique à laquelle je souhaite répondre concerne l’idée voulant que le référendum soit aujourd’hui un fait acquis partout dans le monde. On nous cite à cet effet le récent exemple écossais, omettant par le fait même que celui-ci s’est soldé par un échec, et que le premier ministre démissionnaire Alex Salmond a affirmé dès les jours suivants que le référendum n’était qu’un moyen. On me rétorquera – avec raison – qu’il est bien facile de raisonner de la sorte après avoir échoué et quitté ses fonctions. Cela étant, la démarche que je propose en épilogue inclut pourtant la tenue d’un référendum, tant que celui-ci n’est qu’un élément de ratification s’inscrivant au sein d’un processus plutôt qu’un moment inaugural en lui-même, lequel scinde de facto comme en théorie l’exercice du pouvoir de la réalisation de l’indépendance.