Crise et mise en crise
C’est un lieu commun d’affirmer que toute crise est une occasion propice à la mise en place d’innovations technologiques ou financières, de réformes économiques ou de programmes politiques visant à transformer un « système », qu’il soit politique, économique, judiciaire ou même scolaire. Avec brio, Noami Klein en a déjà fait la démonstration dans son ouvrage sur la « stratégie de choc » du « capitalisme du désastre », qualifiant ainsi l’opportunisme de crise au cœur de la doctrine néolibérale que Milton Freidman et ses disciples appliquèrent à de nombreuses reprises depuis le milieu des années 1970[1].
À ce jour, malgré les vœux pieux de nombreux acteurs politiques, la sortie de crise financière ne semble point aboutir à un durcissement des mécanismes de contrôle et de surveillance des marchés financiers. Une preuve en est la timidité de la majorité des gouvernements des pays occidentaux concernés par la révélation du récent scandale de « l’archipel des paradis fiscaux ». Dans le même ordre d’idée, nous pouvons penser à l’augmentation, pendant et après la crise, des différents types de bonus aux cadres, au CEO ou aux courtiers. Enfin, il ne faut pas oublier les maigres amendes imposées aux banques, dont la HSBC, qui ont blanchi des milliards de dollars des cartels de drogue américains.
Ce constat nous amène à penser que, loin de remettre en cause ses bases idéologiques ou d’induire une moralisation du capitalisme, les conséquences de la crise furent plutôt positives pour les organisations qui la créèrent, laissant entrevoir l’émergence d’un capitalisme délesté de toute autre obligation que sa propre pérennité. Et, pour ce faire, d’un pas servile, l’État procède à l’ensemble des sacrifices nécessaires à la reproduction de la logique économique et financière, aussi douloureux soient-ils pour l’ensemble de la population.
L’accent mis sur la dimension financière de cette crise ne doit pas voiler ses aspects politique et démocratique. En amont, c’est en raison de la complaisance des élites politiques, qui, au fil des années, ont érigé les programmes de dérégulation, en Amérique du Nord comme en Europe, que les marchés financiers ont pu poursuivre leur chemin en toute quiétude jusqu’à la crise, et même s’enrichir avec. En aval, l’onde de choc affecte, voire contraint, le mode de reproduction et de régulation politique et institutionnelle de nos sociétés, venant ainsi menacer la souveraineté des peuples. Les solutions pour résoudre cette crise financière, les fameux plans de sauvetage (États-Unis, Europe) et recapitalisations internes (Chypre), loin de rétablir un certain pouvoir perdu des États sur les marchés, aboutissent à une crise de la légitimité politique et à une augmentation des conflits sociaux. L’actuel déficit démocratique qui en résulte fut par ailleurs maladroitement nommé asianisation du capitalisme[2] ou encore capitalisme de type asiatique[3], suggérant que la crise est une occasion saisie pour limiter davantage la démocratie, restreindre les libertés individuelles (paradoxalement au nom de ces mêmes libertés), réprimant au passage les mouvements de contestation contre les politiques gouvernementales d’austérité économique. Somme toute, on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs, soutiennent les apologistes du néolibéralisme[4].
Selon les dires de ces derniers, la crise serait déjà terminée. Causée par les imperfections d’un capitalisme immature, le comportement déviant de quelques pommes pourries ou en raison des entraves étatiques, elle fut prolongée par la résistance des syndicats. C’est le discours habituel. Mais en réduisant la crise à une momentanée crise hypothécaire, crise du crédit, de liquidité ou de défaut de paiement, ce qui revient au même, cette lecture sous-estime les capacités de celle-ci à bouleverser l’ensemble du système social.
Dénicher les conditions de la présente crise exige de remonter bien avant 2007. Selon différentes perspectives, elle résulterait de la mauvaise gestion politique et économique des répercussions de l’éclatement de la bulle dot.com du début des années 2000, ou serait le retour du refoulé de la crise asiatique de 1997. En vérité, elle prend sa source dans les années 1970 lors de la mise en place de la globalisation financière. À ce titre, au vu des nombreuses crises qui ont eu lieu depuis, c’est toute la période s’échelonnant entre la fin de la convertibilité or et de l’accord de Bretton Woods, au début des années 1970, et la présente « crise du crédit », soit les 40 dernières années, qui doit être considérée, à défaut d’une autre expression, comme une « crise économique permanente », avec des moments sporadiques de stabilité. Rappelons rapidement les multiples conditions qui, une fois cristallisées, ont nourri la crise des dernières décennies : la dérégulation des marchés financiers ; la fin de la séparation entre banques commerciales et banques d’investissement ; les innovations financières, telles que nouvelles technologies informatiques, qui augmentent la vitesse d’exécution des transactions ; des retours quasi immédiats sur investissement ; les bonus et autres compensations excessives qui poussèrent les conseils de direction à tout faire, usant de tous les moyens même frauduleux, pour gonfler les rendements à très court terme ; de bas taux d’intérêt, les subprimes (prêts à haut risque) et les prêts hypothécaires ; la spéculation en général. Sous cet angle, la crise apparaît comme le moteur de la globalisation financière et l’instabilité sa norme.
Ces conditions font qu’à la différence des crises précédentes, qui ont principalement touché des pays en voie de développement, la crise de 2007-2008, que nous continuons à vivre sous une autre forme, est la première vraie crise de la finance globalisée avec une onde de choc se propulsant du centre (États-Unis, Angleterre, Europe) vers la périphérie. Chemin faisant, elle a pénétré en profondeur dans les multiples strates de la vie sociale – le travail, l’éducation, le marché immobilier, les fonds de pension, etc., au point de se métamorphoser en une crise générale du « métabolisme social », au point qu’elle semble s’imposer, pour certains commentateurs, comme un mode de vie[5].
D’une crise à l’autre
Après la globalisation de la finance suit la financiarisation de la politique. Alors que les États ont créé les conditions structurelles de la globalisation financière, un renversement se produit en vertu duquel ceux-ci se voient en un tour de main envoyés au tapis par ces mêmes organisations financières qui furent sauvées avec des sommes colossales d’argent public. C’est comme si tout d’un coup, les États s’étaient aperçus qu’ils ne contrôlaient plus que de minces franges de leur économie. Le problème est que le ver est dans la pomme : la solution préconisée pour résoudre la crise est un néokeynésianisme néolibéral de reconstruction des marchés, au détriment du soutien aux populations. À la première semaine du mois de mars, un article de La Presse nous annonçait que la crise était effacée puisque l’indice Dow Jones venait de franchir un nouveau record dit « absolu ». Très cohérent, le même article mentionne que les marchés restent portés par la politique d’injection massive de liquidité par la FED, c’est-à-dire d’argent public[6]. Seulement pour la période comprise entre avril et octobre 2008, c’est plus de 5 trillions de livres sterling[7] qui furent ainsi dirigées vers l’aide aux banques.
Mais pour sauver les banques, il faut socialiser les pertes, ce qui demande plus d’intervention de l’État, plus de taxation, plus de coupures, plus de subsomption totale de la production à la finance. Prises dans un cul-de-sac, n’ayant aucune idée comment se sortir d’une crise dans laquelle elles sont plongées, les élites politiques ont adopté des politiques d’austérité qui ne font que nourrir l’endettement des États et de leur population. La crise du crédit bancaire s’est alors mutée en une crise des dettes souveraines, de laquelle la finance a su profiter pour imposer les conditions de financement des créances des États tout en s’immisçant dans leur prévision budgétaire, les obligeant finalement à adopter le mode de régulation, de valorisation et d’intégration financier et implantant au cœur de la gestion politique ses caractéristiques idéologiques : compétitivité, croissance, valeur d’échange, rendement à court terme et retour quasi immédiat, risque, et surtout, instabilité. Mais le plus drôle dans cette histoire tient sûrement dans le fait que l’austérité tant promue par le Fonds monétaire international (FMI) est le résultat d’une erreur de calcul. Alors que le FMI justifia l’implantation d’une politique d’austérité des deux côtés de l’Atlantique en révélant en janvier dernier que le taux de croissance moyen était de -0,1 %, ce taux, après une nouvelle étude réalisée par des chercheurs de l’université du Massachusetts, fut réévalué positivement à 2,2 %[8]. Dès lors nous comprenons que si les gouvernements continuent à promouvoir l’austérité, c’est qu’au final, ils en tirent leur épingle du jeu.
En effet, si d’un côté, les États nations ont perdu une importante part de leur capacité à modeler leurs politiques macro-économiques, la crise leur offre, d’un autre côté, l’occasion de remanier les programmes sociaux par le développement de politiques micro-économiques de gestion individuelle des risques de la vie. Répondant ainsi mieux au rythme et aux modalités du capitalisme financier, ainsi qu’à ses normes exceptionnellement exigeantes, ce type de politique économique leur permet aussi de s’engager dans une voie plus autoritaire. L’effet de morcèlement de l’individu en une multitude fragmentée de comportements capitalisables le transforme en un individu par projet, un perpétuel investisseur de soi déterminé par son environnement, l’engageant ainsi toujours davantage dans l’auto-exploitation.
C’est ainsi que par une certaine analogie les désastreux ajustements structurels qui avaient auparavant déstabilisé les pays en voie de développement sont dorénavant appliqués au cœur de l’Empire, et ce, avec les conséquences sociales qu’on leur connait. À cet égard, la Grèce, comme le furent le Chili et d’autres pays à une autre époque, semble être le nouveau champ d’expérimentation. Dimitris Vergetis, rédacteur de la revue grecque Alytheia, décrit la Grèce comme un cas paradigmatique. Selon ses dires, la crise de la dette aurait servi de « prétexte, d’amorce et d’instance de légitimation d’un processus de privatisation tous azimuts, orchestré par l’État sous la menace des créanciers[9] », ceux qui ont justement créé la crise. Sous prétexte de redressement économique, c’est la société tout entière qui est soumise aux lois des marchés financiers. Tout en démantelant les dispositifs de protection sociale et en privatisant la prise en charge individuelle des aléas de la vie, on transforme le système sociopolitique tout en restant à la fois dans le cadre du capitalisme financiarisé. Ainsi, le changement de régime de gouvernementalité se manifeste dans « une redéfinition restrictive des catégories d’ayant-droit, une redéfinition de la pyramide des âges, une réforme des programmes sociaux, une nouvelle gestion comptable, une redéfinition des fonctions et une réassignations des missions des organismes publics, une réorganisation du marché du travail, restructuration de l’appareil productif et une réforme de l’État[10] ».
Conclusion
La dernière grande crise en date s’inscrit dans une longue période de financiarisation sans cesse élargie du capitalisme accompagnée d’une baisse tendancielle des salaires pour l’immense majorité. L’incapacité politique de cette dernière à retourner cette tendance s’est muée en une attitude pragmatique d’endettement de plus en plus insoutenable, mais encouragée par les acteurs financiers. L’un des avantages, au-delà de l’aspect purement financier de concentration des richesses, est de paralyser politiquement des individus et des gouvernements enchaînés à leurs dettes. D’un côté, on essaie de nous inculquer que les peuples sont responsables d’un système qu’ils ne maîtrisent pas et doivent en assumer les conséquences, aussi douloureuses soient-elles. D’un autre côté, ce n’est pas tant la force intrinsèque du capitalisme avancé qui expliquerait sa persistance que la faiblesse d’une alternative politique. Une partie du problème réside donc dans cette incapacité à dépasser conceptuellement une démocratie phagocytée par l’ambition de la finance. Cependant, il semble pour l’instant impossible de concevoir un mouvement de grand déploiement surtout en raison de l’intégration culturelle des normes néolibérales par une majorité de la population. Les conditions de la crise sont telles qu’une alliance entre les grands syndicats et la rue qui a amorcé le mouvement de résistance ces dernières années, ou encore entre les différents groupes sociaux issus de la classe moyenne, semble inconcevable à court terme. Nonobstant cette condition, si la crise est une opportunité historique à saisir, c’est à nous de prendre les choses en mains et de trouver une alternative à la radicalité financière.
[1] Noami Kleim, La stratégie de choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Leméac/Actes Sud, 2008.
[2] Barry K. Gills, « The Swinging of the Pendulum : The Global Crisis and Beyond », Globalizations, vol.5, no.4, 2008, p. 520.
[3] Slavoj Zizek, « Why the Free Market Fundamentalists think 2013 will be the best year ever », The Guardian, mercredi 17 février 2013. http ://www.guardian.co.uk/commentisfree/2013/feb/17/free-market-fundamentalists-think-2013-best
[4] Slavoj Zizek, « The West’s Crisis is one of Democracy as much as Finance », The Guardian, mercredi 16 janvier 2013. http ://www.guardian.co.uk/commentisfree/2013/jan/16/west-crisis-democracy-finance-spirit-dictators
[5] István Mészáros, The Structural Crisis of Capital, New York, Monthly Review Press, 2010 ; Slavoj Zizek, « It’s the Political Economy, Stupid ! », Kasama Project, 14 avril 2009. http ://kasamaproject.org/political-economy/1253-85slavoj-zizek-it-s-the-political-economy-stupid
[6] Mardi 6 mars 2013. http ://blogues.lapresse.ca/lapresseaffaires/durivage/2013/03/06/la-crise-financiere-est-effacee
[7] Environ 7,699,000,000,000 USD. Gills, loc. cit., p. 514.
[8] Anna Villechenon et Maxime Vaudano, « Une erreur dans une étude sur l’austérité dégomme les idées recues », Le Monde.fr, 17 avril 2013. http ://economieamericaine.blog.lemonde.fr/2013/04/17/une-erreur-dans-une-etude-sur-lausterite-degomme-les-idees-recues
[9] Dimitris Vergetis, « Le devenir grec de l’Europe néolibérale. Les nouveaux nom séparateurs du biopouvoir et les populations superflues », Tlaxcala, 27 février 2013. http ://www.tlaxcala-int.org/article.asp ?reference=9313.
[10]Ibidem