David Vermette
A distinct Alien Race: the untold story of Franco-Americans
Montréal, Baraka Books, 2018, 390 pages
Entre 1840 et 1930, près d’un million de Canadiens français quittent ce qui est maintenant le Québec pour les États-Unis. Comme tant d’autres communautés immigrantes, ils se sont par la suite fondu dans le grand melting pot américain : en 2018, leurs descendants étaient estimés à 10 millions d’individus, dont 20 % vivaient toujours en Nouvelle-Angleterre, le point d’arrivée de la grande majorité des premiers migrants.
Originaire du Massachussets, David Vermette est l’un de ces Franco-Américains. Au cours de son enfance, il avait constaté quelques particularités au sujet de sa famille : ses grands-parents parlaient un anglais cassé, fêtaient Noël d’une drôle de manière (ce n’est que plus tard qu’il apprit qu’il s’agissait d’un réveillon), et il y avait ce nom, Vermette, aux intonations françaises. Là s’arrêtait sa conscience de ses origines. En ce sens, son histoire n’est pas bien différente de celle de tant d’autres Franco-Américains qui, pour la plupart, ignorent tout de leur passé. D’abord intrigué par la généalogie de sa famille (ses ancêtres sont partis de L’Islet et de Saint-Gervais de Bellechasse), Vermette s’est ensuite tourné vers l’histoire de la ville natale de son père, Brunswick (Maine), pour finalement s’intéresser au destin de tout un peuple. A distinct Alien Race, publié à Montréal chez Baraka Books, est le fruit de ses efforts.
Disons-le tout de suite, Vermette n’a aucune formation en histoire, mais cela ne l’a pas empêché de voir grand. Son ouvrage ratisse en effet très large, touchant à une foule de thèmes qu’on croirait a priori éloignés du seul thème des Franco-Américains : l’histoire économique américaine, la législation sur l’immigration, la genèse du mouvement eugéniste, la montée du Ku Klux Klan… Si cette tendance à s’éloigner de son sujet peut par moments s’avérer agaçante, on ne saurait reprocher à l’auteur d’avoir bâclé sa recherche : ses notes bibliographiques, qui s’étendent sur pas moins de 37 pages (!), comprennent de nombreuses sources en français, incluent des références à des recensements, des rapports gouvernementaux, des journaux anciens, des registres paroissiaux et bien d’autres types de documents.
Organisé en quatre grandes sections, le livre suit un plan à peu près chronologique. La première raconte les origines de l’industrie du textile en Nouvelle-Angleterre, à partir des années 1810. Vermette aborde ensuite l’histoire de la migration des Canadiens français qui prend véritablement son envol après la fin de la Guerre de Sécession. Dans la troisième section, l’auteur se penche sur le sujet délicat de la « réception » de ces nouveaux arrivants au sein de la société américaine, principalement au cours des périodes difficiles que furent les décennies 1880 et 1920. Enfin, l’ouvrage se conclut avec un exposé sur le déclin des Petits Canadas, ainsi qu’une réflexion sur l’avenir de l’identité franco-américaine aux États-Unis.
Quiconque visite Lowell ou Fall River (Mass.) remarquera le premier élément nécessaire au développement d’un textile mil au XIXe siècle : la présence d’une force hydraulique (rivière, chute) qu’on pouvait harnacher. En ce sens, la Nouvelle-Angleterre apparaît comme prédestinée à accueillir ce type d’industrie. Le capital provenait dans la plupart des cas d’armateurs ayant fait fortune dans divers trafics maritimes (esclaves ou sucre dans l’Atlantique, thé ou opium dans le Pacifique) et désirant investir dans des activités moins risquées. Avec le concours de financiers bostonnais, les usines prennent de l’expansion, au point où, dans les années 1840, l’on commence à manquer d’employés. Peu à peu, les patrons se mettent à engager des Canadiens français, qui n’occupent au début que des postes saisonniers et qui retournent dans la vallée du Saint-Laurent une fois leur contrat complété.
La situation change complètement après la guerre civile. Les pertes humaines sont si nombreuses que l’industrie, désormais en situation de pénurie de main-d’œuvre, ne voit d’autre choix que d’intensifier ses efforts de recrutement. On enverra ainsi des agents dans la nouvelle « Province de Québec » vanter les mérites d’emplois qui procurent de bons gages. Comme le souligne Vermette, si l’émigration canadienne-française en Nouvelle-Angleterre prend une telle ampleur, c’est qu’elle remplit toutes les « conditions favorables » : une population jeune ; des compatriotes déjà présents sur place ; un écart important entre les salaires offerts dans les deux régions ; et des coûts de migration accessibles (on pouvait rejoindre les villes américaines en à peine quelques jours de train).
Détail intéressant, l’auteur aborde la question de l’apparente incohérence du gouvernement fédéral de l’époque, qui laissait les Canadiens français quitter le pays par milliers tout en subventionnant la relocalisation d’Ukrainiens, d’Allemands et d’autres Européens vers les provinces des Prairies. Du même souffle, il rappelle qu’au moment même où les écoles françaises poussaient comme des champignons dans les Petits Canadas des États-Unis, le Manitoba interdisait l’enseignement du français sur son territoire. Il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres, mais une réflexion de ce type témoigne du souci d’exhaustivité et surtout de l’esprit critique de l’auteur.
Vermette ne s’est donc pas contenté de simplement répéter les lieux communs de l’histoire « officielle » des Franco-Américains. Au contraire, il va jusqu’à remettre en question des points de vue si souvent répétés de ce côté de la frontière qu’ils font maintenant partie de la légende. Ainsi, il consacre plusieurs pages à déboulonner le fameux mythe de l’« oncle riche des États ». À grand renfort de rapports officiels et de statistiques, il démontre que la majorité des migrants aux États-Unis vivaient dans un état de pauvreté difficilement imaginable. D’après lui, si les familles québécoises étaient impressionnées par des signes extérieurs de prospérité (comme la montre en or que l’oncle exhibait à tous lors de sa visite au Québec), c’est que l’argent n’y circulait pas de la même manière qu’aux États-Unis ; on assumait que le propriétaire d’un tel objet de luxe était nécessairement riche, alors qu’en réalité il vivait probablement dans un taudis sans accès à l’eau courante ou à un système d’égout. De même, l’auteur s’attaque au préjugé selon lequel les immigrants canadiens-français étaient pour la plupart des fermiers endettés et illettrés, fuyant la misère. Dans son analyse, il tente de démontrer qu’en fait, ceux-ci provenaient bien souvent de régions dynamiques économiquement, où la concurrence pour l’emploi était devenue plus féroce.
Précisons que, tel un leitmotiv, la question des préjugés associés aux Franco-Américains revient constamment dans l’ouvrage. On comprend que Vermette veut faire œuvre utile en redonnant un peu de fierté aux membres de sa communauté. Clairement, c’est avec cet objectif en tête qu’il prend pour cible la vision tronquée, mais fort répandue réduisant le Franco-Américain à ses origines de pauvre paysan à la mentalité moyenâgeuse. Selon lui, cette interprétation aurait été véhiculée à la fois par le clergé canadien, qui désirait ancrer la ruralité dans l’imaginaire de « la race », et par les élites de la Nouvelle-Angleterre, qui s’en servaient pour stigmatiser cette population d’étrangers. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que ces stéréotypes aient graduellement été internalisés par les Franco-Américains, nourrissant d’autant leur désir de s’assimiler au grand tout états-unien afin d’échapper à la honte de leur passé.
Dans les pages traitant de la « réception » des Canadiens français en Nouvelle-Angleterre, l’auteur discute des mouvements anti-immigration de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. L’establishment anglo-protestant était divisé quant à la réponse à donner à ces nouveaux arrivants qui, en plus d’être catholiques, insistaient pour conserver leur langue : en viendraient-ils à former un corps étranger au sein des États-Unis, comme ils l’étaient au Canada malgré 150 ans de British Rule ? L’idéologie de la survivance adaptée au contexte américain n’a finalement pas survécu au passage du temps, mais il est indéniable qu’elle suscitait la méfiance envers ceux qu’on appelait les « Chinois des États de l’est », et une « race inférieure ». Dans les années 1920, cette méfiance alla jusqu’à se muer en hostilité ouverte, notamment par le biais de campagnes organisées par le KKK.
Désirant probablement ajouter son grain de sel aux débats qui agitent les États-Unis de l’ère Trump, Vermette tente d’établir des parallèles entre la situation des Canadiens français de l’époque et celle des immigrants mexicains d’aujourd’hui. Les deux groupes, en effet, se ressemblent sur certains aspects : les deux sont de culture catholique, parlent une langue romane et ont une histoire en Amérique remontant loin dans le temps, bien avant la naissance des États-Unis. On dit d’eux qu’ils ont une démographie galopante, probablement due à leur métissage avec les autochtones. Pour ces deux groupes, pas de mythe de la statue de la Liberté ou d’Ellis Island, car ils ne sont pas arrivés par bateau dans le port de New York, mais bien de territoires contigus aux États-Unis. Selon l’auteur, dans les deux cas, des alarmistes ont vu chez ces immigrants un danger à la culture anglo-protestante, considérée comme la pierre angulaire de l’identité américaine. Et pourtant, rappelle-t-il, plus personne ne parle aujourd’hui de menace canadienne-française… À ses yeux, cela prouve que les peurs relatives aux Latino-Américains sont non fondées, et que le problème de leur appartenance à la nation américaine se règlera de lui-même, comme ce fut le cas avec les Canadiens français du siècle dernier.
C’est au cours des années 1930 que se confirme l’étiolement de la culture franco-américaine. Les usines de textile, qui font maintenant face à la concurrence des états du sud (où l’on alimente maintenant les spindles à l’électricité), ferment les unes après les autres. Peu à peu, les enclaves francophones sont désertées ; 200 000 Franco-Américains partent pour la Floride ou la Californie entre 1930 et 1950. La langue française, associée au passé et à la pauvreté, est peu à peu abandonnée. La communauté décline vers ce que Vermette appelle son « invisibilité ».
Mais invisibilité ne signifie pas disparition. Les Franco-Américains, dans leur écrasante majorité, ne parlent plus français, mais l’auteur estime que leur culture est toujours vivante, ne serait-ce que par la survie de traits caractéristiques : la joie de vivre, un sens aigu de l’ironie, un amour de la famille… ainsi qu’un attachement au Québec. Contrairement aux francophones des autres provinces canadiennes, les Franco-Américains ne ressentent pas de sympathie particulière envers le Canada : s’ils éprouvent un sentiment envers la patrie de leurs ancêtres, c’est vers le Québec qu’il est dirigé. Ainsi, l’État du Connecticut célèbre depuis une dizaine d’années une journée franco-américaine, tenue le 24 juin ; ce jour-là, on fait flotter le drapeau du Québec sur la State House de la capitale, Hartford, au son de Gens du pays. Le Québec a besoin d’amis, souligne Vermette, et peu importe la direction qu’il prendra dans l’avenir, les Franco-Américains seront là pour l’appuyer… pourvu que les Québécois les acceptent tels qu’ils sont.
Dans son dernier chapitre, l’auteur rapporte le témoignage d’un vieillard, recueilli vers le milieu des années 1980. Se remémorant ses années d’enfance à Salem, Massachussets, l’homme confiait qu’au retour de l’école, il se faisait régulièrement poursuivre et battre par des enfants yankees en raison de ses origines French-Canadian. « Quand le Québec sera indépendant, déclarait-il, à ce moment, on nous respectera ». Ce jour n’est pas encore arrivé, mais on peut affirmer sans trop se tromper qu’en racontant l’histoire des Franco-Américains, Vermette aura contribué à les sortir de leur invisibilité, première étape sur le chemin de la vérité historique et du respect de soi-même.
Mathieu Thomas
Bibliothécaire