Des étrangers si proches

David Vermette
(Traduit de l’anglais par Aimée LeBreton)
Une race d’étrangers. Le récit méconnu des Franco-Américains
Québec, Les éditions du Septentrion, 2024, 467 pages

Ils étaient usés à quinze ans, ils finissaient en débutant, ils étaient vieux avant que d’être. Lorsque l’on part aussi vaincu, c’est dur de sortir de l’enclave.
(Jacques Brel. « Jaurès »).

Avant-propos

Ce récit va toucher plus d’un Québécois. À l’âge de 12 ans, ma propre grand-mère, Florida Bélanger, brûlait littéralement son enfance sur un « shift » de nuit dans une usine de Lowell. Je ne l’aurai jamais connue, tellement elle fût, elle aussi, déjà usée à quinze ans. À ses pieds, nous racontait notre mère, une petite chaudière d’eau pour éponger son visage afin de contrer le sommeil et l’extrême chaleur des machines. Elle était d’une famille d’exilés, comme tant d’autres en provenance du L’Islet-Kamouraska, à la recherche d’un avenir du côté « des États ».

Les Petits Canadas de David Vermette

Près d’un million de personnes, soit le tiers de la population du Québec, parmi lesquels les ancêtres de l’auteur David Vermette, auront fait ce choix douloureux de quitter leur patrie entre 1840 et 1930. Alors que s’annonce un déclin de l’industrie textile vers 1910-1920, certains reviendront au bercail. En grande majorité, les autres deviendront américains. Début de la fin pour les Petits Canadas des Franco-Américains. Aujourd’hui, la descendance américaine représente plus de 11,5 millions de personnes.

Dans ce récit, il y a quelque chose qui tient de la tragédie grecque. On y raconte l’histoire de ces familles québécoises qui, par dizaines de milliers, se transplantent en Nouvelle-Angleterre, animées de l’espoir d’un meilleur avenir pour leurs nombreux enfants. Elles se ramassent toutefois dans des villes-usines, condamnées à besogner dans des conditions immondes. Elles voudront trouver réconfort et refuge dans une vie à la québécoise. Une fois le boum ou le cycle terminé, alors que les industriels retirent leurs billes, cette « société distincte » par la langue et la religion, sera vue comme embarrassante, sinon indésirable, dans une Amérique anglo-protestante. Confrontée à un certain ostracisme, même victime de discours haineux parfois, elle n’aura d’autre choix que celui de passer d’un statut de transplantée à celui de transfuge de « race ».

Peu d’ouvrages documentés ont été mis à notre portée pour saisir l’impact collectif de cette grande aventure franco-américaine sur le Québec, mais aussi sur la Nouvelle-Angleterre. C’est un fait que les auteurs de manuels d’histoire ont généralement peu documenté cette saga hors du commun. L’historien Yves Roby en avait bien produit une première synthèse, mais d’un point de vue essentiellement québécois. Né d’une famille de « transplantés », élevé et établi aux « États », Vermette procèdera dans le sens inverse. C’est ce qui fait l’originalité et l’intérêt de son ouvrage.

Ce récit est donc un incontournable pour l’enrichissement de notre culture historique québécoise et de nos connaissances de l’Amérique. Elle fournit en même temps une analyse sociologie politique de la culture capitaliste états-unienne de l’époque. Une culture absolument étrangère au Québec rural du XIXe siècle, alors que la Nouvelle-Angleterre devient l’épicentre continental d’un important développement industriel. « L’idée américaine » prend bien naissance avec le Mayflower, puis la Déclaration d’indépendance, mais pour en saisir toute la portée, il nous faut aussi connaître l’origine de son industrialisation, celle des nouveaux rois de la finance, du culte démesuré de la richesse et de la domination des masses besogneuses.

Un récit familial qui conduit à une histoire collective

L’édition originale de l’œuvre de David Vermette a pour titre A distinct alien race : the untold story of Franco-Americans, industrialisation, immigration, religious strife.

L’auteur fait commencer son récit dans le cimetière Saint-Joseph de Biddefort (Maine), en 1983, à l’occasion des funérailles de son père, dont la famille jadis partie de Saint-Gervais-de-Bellechasse, avait abouti à l’usine Cabot de Brunswick. À la demande de sa mère, les obsèques sont officiées en anglais par un prêtre francophone. C’est à ce moment que se produit l’éveil. Par milliers autour de lui, apparaissent comme par révélation des milliers d’inscriptions en français sur les pierres tombales. L’immensité de l’histoire franco-américaine fait son apparition.

Le récit sera « tentaculaire » nous confie Vermette. Il le déploiera sur de nombreux pans de l’histoire américaine. Plusieurs enjeux sociaux, économiques, culturels et politiques y seront décrits. Des questions tout à fait contemporaines et d’un grand intérêt en 2025 : l’industrialisation et l’environnement, les profits corporatifs abusifs, l’immigration transfrontalière. D’une analyse de son passé personnel, il réussit avec brio à faire un rapport très documenté de l’aventure franco-américaine. La recherche est fouillée, bien documentée et appuyée sur des sources diversifiées, américaines pour l’essentiel. Une bibliographie impressionnante de plus de 212 ouvrages, de monographies, de rapports publics et de journaux d’époque.

Aux yeux de la population anglo-protestante de la Nouvelle-Angleterre comment sera donc perçue cette étonnante et persévérante « invasion » d’une communauté québécoise, avec ses propres valeurs et son mode de vie français ? Une citation liminaire tirées du British-American Citizen (Boston) du 28 décembre 1889, donne le ton.

On compte plus d’un million de Français aux États-Unis… Au regard des Américains, leurs enfants sont en nombre inimaginable… lls sont perçus comme une race distincte d’étrangers, soumise au pape pour ce qui est de la religion et de la politique. Bientôt, ils vous gouverneront, vous les Américains.

Tout observateur de l’histoire du Québec fera d’emblée le lien avec l’enjeu canadien de la même époque, celui d’une Ontario obsédée par une potentielle menace d’encerclement par les francophones du Québec, alors que s’amorce le développement et le peuplement de l’Ouest.

Devenir serviteurs dans des principautés industrielles sans foi ni loi

La Nouvelle-Angleterre a été le point de démarrage de l’industrialisation des États-Unis, les textiles de coton en ont été la source, et après 1865, les Franco-Américains, le moteur de l’industrie du textile. Voilà pour le contexte de départ.

Les Franco-Américains ont été parmi les premiers immigrants aux États-Unis à être recrutés dans le but précis de servir de travailleurs dans les usines. D’emblée ils vont dominer les effectifs de main-d’œuvre de l’industrie et lui assurer une croissance extrêmement rapide. Au début du XXe siècle, encore 44 % des quelques 133 000 ouvriers du textile de coton de la Nouvelle-Angleterre ont au moins un parent canadien-français.

Ils sont tous arrivés par voie terrestre. Donc, pas de passage par la Statue de la Liberté, contrairement aux immigrants de pays européens. Ils proviennent essentiellement des zones frontalières du Québec et des routes praticables existantes. (Beauce, Montérégie, Lac Champlain). En somme leur histoire ressemble à celle des Latinos d’aujourd’hui.

Ils sont recrutés de différentes façons. Les premiers partent seuls. Puis de véritables convois se forment. Des parties de villages se ferment, des rangs sont littéralement abandonnés. Vermette raconte l’histoire de ce fermier, parti seul avec sa charrette tirée par un bœuf comme au Moyen Âge. Au plus fort des besoins, les entreprises dépêcheront des émissaires-recruteurs, familiaux ou autres, pour intensifier le recrutement.

Arrivés sur place, les migrants auront tendance à s’agglutiner dans des quartiers spécifiques appelés « Petits Canadas ». Dans ces enclaves, ils vont inévitablement reproduire les institutions qui étaient les leurs au Québec. Le français sera naturellement la langue que l’on entend dans la rue, dans les écoles, dans les épiceries, sur le plancher de l’usine. Avec le temps, tous ne travailleront pas que dans le textile. Des petits commerces vont être créés. Dans de nombreuses villes, l’économie franco-américaine va souvent agir en parallèle avec celle des Yankees et finir par faire sa marque dans des villes importantes, devenues des centres d’attrait de vagues successives d’immigration.

D’emblée, l’auteur prend soin de dédouaner le concept de « race » évoqué dans le titre de son ouvrage. Il se range à la déclaration de l’UNESCO (1950) selon laquelle « la race est moins un phénomène biologique qu’un mythe social ». Il rappelle qu’en réalité, ce ne sont pas les Franco-Américains qui vont se réclamer d’une « race à part », mais la majorité anglo-protestante qui les définira ainsi, de même que les agences gouvernementales responsables des recensements. La commission Dillingham (1911) établira « qu’une race peut être déterminée par le langage employé ». Les conflits « raciaux » qui émergeront dans les années 1920, seront fondés sur la distinction de langue et de religion et non pas celle de la couleur de la peau.

Ces mafieux capitaines de l’industrie du textile de la Nouvelle-Angleterre

L’industrie du textile jouera dès 1820 un rôle-clé dans le développement industriel de la Nouvelle-Angleterre. De grandes familles financières, les Perkins, Cabot et autres « Associés de Boston », au nombre de 80, en seront les initiateurs. Ces magnats de la finance et de l’industrie sont indirectement à la source de l’exode franco-américain à partir de ce bassin de main-d’œuvre bon marché du Québec.

Il faut savoir qu’à ses débuts, l’industrie s’était appuyée sur une main-d’œuvre locale, féminine et yankee. Mais c’est véritablement l’afflux de migrants en provenance du Québec qui pourra permettre la croissance ultra rapide de l’industrie. Chaque ville ayant sur son territoire une usine de textile contrôlée par le Groupe Cabot, donnera naissance, nous dit Vermette, à une communauté franco-américaine.

Des lecteurs pourront trouver un peu long les quatre chapitres consacrés à ces « capitaines de navires devenus capitaines d’industries » et venus trouver refuge dans le textile. Cette analyse est cependant essentielle à la compréhension de ce qu’est en train de devenir l’Amérique industrielle des XIXe et XXe siècles. Ces capitalistes ne sont pas des anges et leur richesse ne s’est pas créée et accumulée dans le défrichage de la terre. On est à mille lieues de l’univers franco-catholique du Québec de l’époque.

Au milieu du XIXe siècle, les Perkins, les Cabot et les King vont, avec frénésie, jumeler richesse financière, puissance hydraulique des rivières appalachiennes et main-d’œuvre à bon marché (femmes et enfants) pour créer l’industrie du textile de la Nouvelle-Angleterre. Ces « capitaines » auront acquis leurs capitaux par des activités commerciales plus que douteuses, immorales et plus souvent qu’autrement, illégales.

Dans un premier temps (1820), les Perkins (Elliot Manufacturing Company) et Lowell (dix filatures) doivent leur fortune familiale à l’industrie de la fourrure et à celle du commerce d’esclaves autochtones. Une fortune qui sera par la suite orientée vers le commerce du café et du sucre, fruits encore une fois du travail d’esclaves. Lorsque les frères Perkins cofondent leur empire financier, le commerce des esclaves en provenance d’Afrique, mais cueillis dans les ports des Caraïbes, représente le gros de leurs affaires.

Ce commerce humain aura toujours été réalisé en violation des lois du Massachusetts. Pour se dédouaner, on naviguait sous des pavillons autres que le drapeau étoilé. Une pratique toujours bien en vogue en ce XXIe siècle.

Les Perkins ne se sont pas limités au seul trafic d’esclaves. Ils seront également des acteurs majeurs dans l’industrie illicite du commerce de l’opium entre la Turquie et la Chine. En certaines saisons, on prenait possession de 50 % à 75 % de la récolte d’opium turque. Une activité familière aux grandes et honorables familles de la bourgeoisie américaine et qui, faut-il le rappeler, était loin de représenter une exception. Warren Delano, le grand-père du président Franklin D. Roosevelt fut lui-même un de ces grands commerçants d’opium.

Il appert donc que c’est de l’économie esclavagiste et du pécule chinois devenant de plus en plus à risques que va naitre l’industrie du textile de la Nouvelle-Angleterre. Superbement bien financée, cette industrie va se développer à un rythme effréné qui ne sera toutefois possible qu’avec le concours de cette « race » de migrants venus du Nord.

Perdre sa vie à vouloir la gagner dans une factorie de Brunswick

Initialement, rappelle Vermette, l’industrie aura réussi à fonctionner grâce à une main d’œuvre yankee locale, essentiellement issue du monde rural. Ce n’est qu’à compter des années 1840, en raison d’un phénomène de roulements de personnel de plus en plus importants et même de désertion de la main-d’œuvre yankee que les travailleuses immigrées du Québec seront appelées à prendre la relève et ainsi assurer la survie de l’industrie.

Les Canadiens français vont alors traverser la frontière par vagues successives, au gré des cycles économiques. On abandonne sa maison rurale pour des salaires d’usines et aussi pour l’exploitation des vastes forêts du Maine. Selon Vermette, c’est littéralement grâce à l’abondance de cette main-d’œuvre de femmes et d’enfants trichant sur leur âge, que l’industrie du coton va traverser la désastreuse Guerre civile, et affronter une explosion des marchés à compter de 1880.

Pourquoi, se demande Vermette, la famille canadienne-française du XIXe siècle était-elle apte à réaliser et endurer de telles tâches? C’est simplement qu’elle était depuis toujours, une unité économique modélisée sur la ferme de subsistance. Les enfants de ce type de petites fermes travaillaient à des besognes adaptées à leurs capacités dès qu’ils en étaient capables. Dans un contexte prolongé de colonisation, de telles capacités et une telle endurance se développent à un fort jeune âge. Dans les usines du textile, le travail est répétitif, il se déroule dans des conditions bruyantes, brûlantes et souvent dangereuses. Des conditions pour les durs à l’ouvrage et les gens de peu.

Lorsqu’il aborde au chapitre 7 « Le cas de l’usine Cabot à Brunswick », on comprend pourquoi Vermette a choisi de consacrer le nombre de pages qu’il fallait pour bien décrire d’où viennent les Perkins, Cabot et autres exploiteurs du textile.

Avec l’arrivée en masse des migrants du Nord, s’en est fini des bâtiments de compagnies, de briques et davantage soignés, dévolues aux familles yankees. On va carrément construire des « entrepôts d’ouvriers ».

Alors qu’ils bénéficient d’une exemption fiscale pour ces logements, les Cabot vont bâtir « à la va-vite », à un coût le plus bas possible, soit une moyenne de 75 $ l’unité. Avec un loyer mensuel de 7 $, chaque logement loué à un Franco sera finalement remboursé en totalité et de façon répétitive à tous les 3 ans. L’exploitation à son comble.

Ces baraques seront, sans surprise, surpeuplées et le plus souvent sans services d’élimination des ordures et des eaux usées. Elles sont érigées côte à côte, les cabinets d’aisance à proximité, sans cours pour les hangars (ces ex-ruraux ont souvent besoin d’animaux pour nourrir une famille nombreuse). Chaque baraque est divisée en 8 logements de 12 personnes avec une toilette pour 24. L’eau sale et les boues sont déversées à même la surface du sol à proximité des logements où jonchent des détritus en décomposition et des carcasses d’animaux morts. Selon le Brunswick Telegraph, on y constate « une misère qui montre un degré de brutalité presqu’inconcevable dans une communauté civilisé ». La riche Cabot Company défiera l’opinion publique compatissante et la pression médiatique, et refusera de nettoyer ce que 99 % des personnes à Brunswick reconnaissent comme « l’un des trous les plus répugnants qui existent ».

L’eau est contaminée, il s’ensuit des épidémies de fièvre typhoïde et de diphtérie. En 1886, l’une d’elles sera particulièrement mortelle : 44 enfants meurent, 171 sont infectés.

Ces conditions, nous dit Vermette, ne sont pas réservées à la ville de Brunswick. Plusieurs rapports de l’État du Maine vont faire état de situations semblables dans d’autres Petits Canadas, notamment à Waterville, Lewiston, Fall-River, Burlinton.

Le dénominateur commun de l’expérience franco-américaine des villes industrielles : l’extrême dépendance des gens. Ayant liquidé leurs biens pour faire le voyage, les migrants arrivent endettés, vulnérables et démunis, pris dans un étau dont ils peuvent difficilement se libérer.

Pourquoi dans un contexte de difficulté économique, avoir fait le choix de la Nouvelle-Angleterre plutôt que celui de l’Ouest canadien ? Question tout à fait pertinente que se pose Vermette. La réponse est sans détour. En 1873, uniquement en billets de train pour le Manitoba, il en coûtait plus de deux mois de salaire pour une famille québécoise. Il lui fallait de surcroît acquérir une terre puis construire. Pendant ce temps, les Mennonites d’Allemagne se voyaient offrir par le gouvernement canadien, une allocation pour le voyage de Hambourg à Winnipeg, plus des provisions gratuites et une offre de prêt d’établissement totalisant 100 000 $. Aucune famille québécoise ou franco-américaine voulant se sortir du trou n’avait droit à une telle largesse. De surcroît, les écoles françaises allaient être frappées d’interdit dans l’Ouest canadien, alors qu’elles étaient, à l’époque, acceptées ou tolérées en Nouvelle-Angleterre.

Dans le Canada britannique, de conclure Vermette, des motifs politiques ainsi que financiers ont en fait favorisé un flux d’immigration de nord au sud plutôt que de l’est à l’ouest.

Un « complot » ourdi pour conquérir la Nouvelle-Angleterre?

Les États-Unis du XIXe siècle forment un ensemble national anglophone doté d’institutions essentiellement fondées sur le protestantisme. Cette culture anglo-protestante doit servir de socle à l’identité nationale. Telle était la vision des fondateurs. Elle sera celle de leur descendance. Les adeptes de cette perspective vont naturellement s’attendre à ce que les immigrants se conforment à la norme de cette majorité anglo-protestante. Les Francos vont plutôt choisir de reproduire les institutions et les valeurs du Québec. Ils en sont les héritiers, ils y sont attachés.

L’identité canadienne-française du XIXe siècle et du début du XXe siècle se voulait transnationale et gommant les frontières internationales. Vermette nous rappelle à quel point, organisés dans leurs quartiers, avec leurs églises catholiques, leurs écoles françaises, leurs coutumes, les Franco-Américains n’avaient au départ, aucunement l’intention de s’assimiler à la culture majoritaire anglo-protestante. De façon évidente, on envisageait un peuplement allant au-delà de l’enclave des Petits Canadas. On visait la formation de communautés permanentes plus importantes, en somme, des répliques des villes du Québec.

Cette identité transnationale avec la patrie du Québec va finir par mettre à l’épreuve les limites de la citoyenneté américaine, même si on se réclamait quand même d’une loyauté envers les États-Unis. « Loyaux mais Français », clamait-on. D’ailleurs, lors d’une audience de la Chambre des représentants de l’État du Massachusetts, leurs émissaires feront valoir que les Franco-Américains « ne se considèrent pas réellement comme des immigrants au sens courant du terme ». Évoquant l’antériorité des Français sur le territoire continental américain, leur présence historique dans l’Est et le Mid-Ouest, leur participation à la Révolution américaine, à la Guerre civile et d’autres épisodes marquants de l’histoire des États-Unis, les élites intellectuelles vont faire valoir que leur communauté fait partie des « matières premières à partir desquelles les États-Unis ont été formés ».

Peine perdue, à la fin du XIXe siècle, dans les journaux, au sein du clergé protestant et même au sein du monde universitaire, on va se mettre à considérer l’immigration de ces centaines de milliers de catholiques romains francophones dans cette partie historique des États-Unis comme une réelle menace aux institutions politiques du pays. Non seulement les considère-t-on distants avec les Américains, mais ils le seraient également avec les autres groupes d’immigrants. À leurs yeux, rappelle Vermette, les catholiques sont vus comme constituant un groupe religieux à contre-courant de la culture et aux origines puritaines de la majorité. Une « race » distincte.

Puis, une partie de la presse va commencer à avancer l’idée que la hiérarchie catholique romaine du Québec aurait conspiré en vue de conquérir la Nouvelle-Angleterre. À cette fin politique, d’affirmer certains influenceurs alarmistes, de sinistres « sociétés secrètes » auraient été formées. Des grands médias comme le New York Times, vont bientôt dépeindre les Francos comme une communauté ne méritant finalement pas la république. Une communauté, au surplus, trop peu entreprenante, mais tout de même menaçante par sa puissance démographique.

Dans l’esprit américain, institutions politiques américaines et protestantisme sont indissociables. Pas étonnant que l’élite va graduellement glisser dans la théorie du complot : la grande ambition des Canadiens-Français serait de créer un « Franco-American State ». Il faut agir. Des centaines de missionnaires protestants seront dès lors enrégimentés avec mission religieuse et patriotique de convertir les Francos de la Nouvelle-Angleterre. Des « Gospel Wagons » vont parcourir les Petits Canadas de 5 des 6 États de la Nouvelle-Angleterre. On va prêcher la voie protestante du salut, la seule par laquelle on peut s’imprégner de l’idéal américain. Vermette nous informe qu’un contingent sera même détaché dans la région des Grands Lacs afin de convertir ce qui restait de peuplement de souche française, reliquat de l’ancienne Nouvelle-France.

Dans certains milieux plus politiques, on va propager la menace à l’intégrité territoriale américaine. On va jusqu’à imaginer que le Québec pourrait finir par prendre carrément possession de la totalité de la Nouvelle-Angleterre avec les flux d’ouvriers et la revanche des berceaux. Une vision apocalyptique tout à fait conspirationniste et délirante : cette « race d’étrangers » doit être contenue, dissoute comme communauté distincte.

Ce condensé ne permet évidemment pas de faire état de certaines nuances de l’auteur. Il faut accorder à David Vermette sa qualité de décrire de façon modérée. Autant les faits parlent d’eux-mêmes lorsqu’il il s’agit des Cabot et de leurs minables logements de compagnie, autant au chapitre du complot allégué, il lui faut équilibrer. Il ne passe pas sous silence le discours catholique de curés venus du Québec, adeptes de la « mission providentielle » ultramontaine. Oui, sera propagée cette folle idée que les Canadiens français auraient été investis de cette mission divine de bastion civilisateur et catholique sur le continent américain. Une résurgence de l’action missionnaire de la France d’avant la Révolution de 1789. Ces faits font bel et bien partie de la « question franco-américaine ». Bien sûr, cela ne pouvait en aucun temps constituer une réelle menace à l’intégrité de la Nouvelle-Angleterre, ni au plan territorial, ni au plan des coutumes.

Indésirables, auraient-ils été, eux aussi, mangeurs de chats et de chiens?

Un procès populaire ne se contrôle, ni ne se contient aisément, même un siècle avant l’apparition des médias sociaux. La méfiance naissante contre les Franco-Américains va inévitablement prendre de l’ampleur dans les masses et épouser plusieurs formes.

Ce délire complotiste d’une possible « instauration d’un État catholique indépendant réunissant le Québec et la Nouvelle-Angleterre », est accompagné de campagnes de dénigrement des Francos. On va les stéréotyper malpropres, paresseux, vils, superstitieux, déloyaux. Au tournant des années 1920, alors que de leurs bras, ces mêmes Francos avaient littéralement sauvé l’industrie textile de la Nouvelle-Angleterre, on les accusera maintenant d’avoir volé les jobs des Yankees. La campagne des Républicains de Donald Trump ciblant les migrants Haïtiens réactualise un siècle plus tard cette même litanie de préjugés et de stéréotypes.

Au cours de ces années, alors qu’une récession d’après-guerre frappe à nouveau le Québec, on assiste à un regain ou épisode d’émigration. Vermette y consacre deux chapitres mettant en scène le mouvement eugéniste (le fait de patriciens et d’universitaires américains) et le Ku Klux Klan.

Ce mouvement eugéniste va occuper les esprits américains au point de conduire à l’adoption de la Loi Johnson-Reed adoptée en 1924 par une large majorité des membres des deux Chambres du Congrès. Cette loi vise un contrôle très serré des flux migratoires. Même si la loi ne s’appliquera finalement pas aux continents américains, des mouvements et des écrits de l’époque vont participer à la caractérisation des Canadiens français et des Franco-Américains comme étant « inférieurs sur le plan racial ». Cette infériorité proviendrait selon de nombreux eugénistes universitaires et adeptes de la pureté raciale à un trop fort métissage du Français avec l’Indien au temps du Régime français. Les Francos représentent une « présence indigeste dans le Dominion du Canada ». Certains n’hésiteront pas à parler de « dégénérés » ne devant pas « affecter le patrimoine anglo-protestant de sang pur de la nouvelle Angleterre ». Des études et des positions eugénistes qui ne seront pas sans inspirer un nazisme naissant outre Atlantique. Dans son Mein kamp et dans son deuxième livre, Hitler cite et loue les restrictions consacrées dans la Loi Johnson-Reed.

Le récit de la saga complotiste va s’achever sur l’épisode Ku Klux Klan. Vermette fait une intéressante analyse de ce mouvement en provenance du Sud, de sa mutation et de son atterrissage dans les États du Nord au début ses années 1920. « La commercialisation de la haine doit s’adapter aux caractéristiques démographiques ». En effet, les Afro-américains ne représentant que 0,2 % de la population du Vermont et du Maine, ce sont plutôt les Franco-Américains, ni protestants, ni anglo- saxons, qui sont dorénavant ciblés, de même que tous les catholiques. Vermette note que même des Canadiens anglais vivant aux États-Unis vont soutenir les actions anti-franco-américains du mouvement. Le KKK se considère comme l’exécuteur des normes anglo-protestantes en sol d’Amérique : « seuls les protestants sont de vrais blancs ». C’est l’époque de vastes rassemblements d’hommes cagoulés et de longs défilés dans toute la Nouvelle-Angleterre. En 1924, un quartier général comprenant un vaste auditorium de 4000 places est construit à Portland, Maine.

Le Klan ne se contentera pas de dénonciations, la mise à feu des croix sera monnaie courante. On en viendra à des affrontements à coup de pierres et de gourdins, à des destructions de voitures. Au Massachusetts, le Klan est soupçonné d’incendies d’écoles et d’églises. Sous la pression politique du Klan, certains États adopteront des lois interdisant l’enseignement dans une autre langue que l’anglais.

Quand le 4 juillet supplante le 24 juin…

Au milieu du XXe siècle, les usines de textile qui attiraient les travailleurs du Québec n’existent pratiquement plus. Les Petits Canadas deviennent des « quartiers français ». Ils vont graduellement perdre leur cohésion d’origine. L’idéal de survivance ou le rêve d’un « Nouveau Québec » au nord-est des États-Unis, s’évapore à mesure que les enfants et les familles commencent à parler anglais au foyer. Les « villes-usines » vont également se transformer. Un double mouvement vers les plus grandes villes et vers les banlieues va achever l’érosion des anciennes enclaves franco-américaines.

Après avoir déménagé à Portland, le grand-père de David Vermette a fait face à des railleries en raison de son accent. On lui demandera de « parler blanc ». La maîtrise du français s’éteindra de la lignée de sa mère. La dérive des villes usines a également entrainé de grands déplacements vers d’autres parties des États-Unis, notamment vers l’Ouest, la Californie et la Floride. La langue anglaise est rapidement considérée seule langue de l’avenir. Après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu évident qu’il y a impossibilité d’être à la fois moderne et Franco-Américain. De nos jours, l’immense majorité des Franco-Américains sont plus Américains que toute autre chose. Leurs idées, leurs attitudes et opinions politiques collent aux différentes régions qu’ils habitent. Même en conservant certains « traits culturels » résidus de nature folklorique « Il n’y a pas d’identité sans la langue » de conclure Vermette.

Selon le recensement fédéral américain, quelque 11,5 millions de résidents des 50 États se déclarent d’ascendance « canadienne-française » (excluant les créoles ou cadiens). L’assimilation, concède l’auteur, est un « processus qui peut prendre du temps et qui se réalise sur plusieurs générations », mais dont l’issue est inéluctable pour une minorité sans assise nationale.

Pour un temps, ce million de Canadien français jadis expatriés hors des frontières du Québec pour rejoindre les États de la Nouvelle-Angleterre auront cru pouvoir vivre selon leurs coutumes, leurs valeurs et dans leur langue. Tout comme les autres plus petites communautés minoritaires dispersées sur le territoire canadien. Elles ont imaginé pouvoir développer une patrie en territoire étranger. Défi au départ impossible.

Pour assurer une identité, il faut plus qu’un foyer culturel et linguistique. Il faut pouvoir prendre place dans le monde. Pour prendre place dans le monde, il faut un territoire, des institutions qui nous sont propres, le pouvoir de faire ses lois, toutes ses lois, une reconnaissance par les autres nations. Hors ces conditions, la seule reconnaissance qui reste est celle de la toponymie et des pierres tombales.

Instructif et émouvant récit. À conseiller à tous ces Québécois qui n’arrivent pas à se brancher. 

* Politologue.

Récemment publié