Le Québec n’a pas les moyens de gaspiller une crise d’une telle ampleur. La pandémie a révélé des failles qu’il n’est plus possible d’ignorer. Elle a aussi révélé des potentiels et des réalisations qu’il serait insensé de négliger. Il fallait faire un premier exercice pour en tirer des enseignements. La sortie de crise n’est pas encore faite et il serait aussi présomptueux que prématuré de s’imaginer porter des jugements définitifs.
Cela dit, parmi les risques avec lesquels il faut continuer de composer, c’est bien avec les risques de la pensée qu’il faut aborder les lendemains de crise – avec un esprit aussi ouvert qu’aventureux. Dans ce cas-ci, il faut inverser les réflexes que nous mobilisons depuis des mois : il ne s’agit pas de mitiger, mais bien plutôt de courir des risques, de penser avec audace. Notre santé intellectuelle ne s’en trouvera que meilleure, nos politiques sociales en sortiront grandies, le bien commun sera mieux servi.
On trouvera donc ici moins un bilan qu’une esquisse de feuille de route, un premier défrichage des pistes à ouvrir ou à redécouvrir pour redonner à notre système de santé le tonus qu’a détruit le New Public Management, ce cancer de l’esprit qui a semé des métastases non seulement dans le ministère de la Santé, mais dans l’ensemble de l’appareil de l’État. Le saccage mené tambour battant par les libéraux adeptes du toyotisme, par un Gaétan Barrette hypercentralisateur et praticien d’un corporatisme mené sans vergogne auront coûté très cher. Et cela coûtera aussi très cher d’essuyer l’ardoise pour réparer les dégâts.
Les ressources humaines épuisées, démoralisées ne seront pas faciles à remettre en forme et à motiver. Le délabrement des milieux de travail a de quoi effrayer bien des gens, à commencer par les éventuelles recrues et les étudiants se cherchant des voies d’avenir. Les managers du tout au marché doivent être neutralisés. Il faut défaire tous ces montages conçus pour mettre les services publics aux mains des goinfres qui, de cliniques privées en agences de placement et vendeurs de gadgets informatiques, ont détourné les finalités dans des proportions encore plus élevées que la hauteur des profits engrangés.
On le sait – et c’est douloureux d’avoir à refaire ce constat – les réformes de structure ont sapé la confiance des acteurs alors même qu’il faut leur demander un autre effort de reconfiguration de ces aberrations structurelles pour remettre les choses en état. Il n’y a pas beaucoup d’antidotes au cynisme et au désabusement. Pour retrouver confiance et croire en l’avenir, il faut d’abord mobiliser et valoriser les liens qui subsistent, prendre appui sur ce qui fonctionne encore et surtout miser sur les options qui méritent d’être explorées. On parle ici d’exploration et non pas de fabrication de nouveaux mirages. Il faudra procéder avec rigueur et trouver les bonnes méthodes de validation pour éviter de livrer les débats publics aux fabricants de panacées, aux gestionnaires du vide bien habillé qui ont tant fait de ravage.
Les politiques à mettre en place, les actions à entreprendre vont devoir faire une large place à une pratique collective de l’expérimentation sociale. Et cela devrait d’abord passer par une Loi d’expérimentation sociale qui en définirait les paramètres et en fournirait les garde-fous. Une telle loi permettrait de faire une place à l’expression des meilleurs talents et moyens pour soutenir les approches décentralisées et fuir le mur-à-mur technocratique qui a tant fait de dégâts et étouffé tant d’innovations. Il faut à tout prix éviter de livrer les institutions aux dernières modes des écoles de gestion ou aux puissants intérêts qui s’engraissent à tout marchandiser. Une telle loi fera place à l’évaluation collective – et publique et conviviale – des solutions novatrices et de leur compatibilité avec la création du lien social.
La nécessaire décentralisation permettra de mieux tirer profit des capacités des milieux à se prendre en main et à inventer des solutions adaptées à leurs réalités et aspirations. C’est dire qu’elle devrait ouvrir des espaces d’initiative encore plus grands pour l’économie sociale dont le potentiel est sous-estimé, mais dont l’inventivité et l’efficacité se sont à beaucoup d’endroits révélées dans la mobilisation face à la pandémie. Les solutions marchandes ne sont pas toujours les meilleures ni les mieux adaptées. Des façons de produire et de s’organiser plus soucieuses de viabilité que de cupidité méritent d’être mieux soutenues. Elles sont intéressantes pour l’organisation et de la prestation des services où, en nombre d’endroits et divers secteurs, elles jouent un rôle appréciable – on songe, par exemple, à l’aide à domicile essentielle à la réorganisation de la première ligne. Elles offrent, en outre, une meilleure perspective pour la démocratisation du système de santé parce qu’elles reposent sur la participation et la responsabilisation des acteurs.
La présente livraison offre des matériaux riches pour ouvrir l’avenir, le proche comme le lointain. Il ne faudrait cependant pas s’imaginer que tout cela pourrait se faire sans bousculer l’État canadian. En effet, le gouvernement du Québec n’a tout simplement plus les moyens de ses responsabilités. Les coûts de la santé accaparent près de la moitié du budget du Québec et les enjeux du vieillissement laissent clairement voir que des ponctions majeures devront être faites dans les ressources publiques pour maintenir une offre respectueuse de la dignité des personnes et des valeurs collectives que nous chérissons. Et c’est sans parler de ce qu’il faudra faire pour donner à l’école publique et au monde de l’éducation les moyens des redressements qui s’imposent de toute urgence.
À titre de président du Conseil de la fédération, François Legault n’a pas plus d’influence auprès d’Ottawa qu’il n’en a à titre de premier ministre d’une province qu’Ottawa est bien trop heureux de rabaisser au rang d’agence de livraison de services. La revendication de porter à 35 % la contribution du gouvernement central au financement des systèmes de santé est restée lettre morte. Le plus récent budget fédéral n’a rien prévu de substantiel et les propos sibyllins de la ministre des Finances ne laissent rien présager de bon.
La volonté centralisatrice du gouvernement Trudeau a trouvé dans le déploiement des mesures de soutien d’excellentes occasions d’empiéter sur les domaines de compétence du Québec. La pandémie a eu le dos large et l’urgence a justifié bien des usurpations. Toute l’histoire canadienne laisse à constater que cela ne s’arrêtera pas. À moins de se consoler dans une politique des lamentations et de se draper dans l’impuissance consentie, le Québec ne pourra réaliser les réformes qui s’imposent sans s’assurer du plein contrôle de ses ressources fiscales. Il est condamné à penser ses solutions avec les moyens que le Canada lui laisse. Et pis encore, Ottawa lui en dictera les conditions et les normes, comme dans le cas des soins aux personnes âgées.
Quoi qu’en pensent et disent les bonne-ententistes, le gouvernement fédéral n’aura de cesse d’instrumentaliser les propositions qui viendront des éventuelles revendications pour soutenir les réformes. Il en détournera le sens et les finalités pour les mettre au service de son intérêt national et des volontés d’une majorité qui n’a que faire des réalités et aspirations québécoises. Le pouvoir de négociation d’un gouvernement portant son autonomisme comme une cocarde pour les fêtes de famille a déjà fait la preuve de son caractère inoffensif : rien de ce qu’a réclamé le gouvernement de la CAQ n’a été accordé par Ottawa. La réforme du système de santé québécois sera canadian ou elle sera bancale. Autant dire qu’Ottawa nous condamne à la médiocrité.
Une question nationale ne disparaît pas parce qu’on ne veut pas la voir ou l’assumer. Dans le domaine de la santé comme dans le reste.