Éditorial – Entre lassitude et exaspération

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Voilà des années que ça dure. Le déluge de commentaires malveillants, les manifestations d’intégristes, le langage ordurier sur les pancartes, le mépris sous vernis académique, les mêmes sophismes ressassés, les finfinauds qui finfinaudent à Radio-Canada, tout cela n’aura fait que révéler ce qui traîne dans le fond du temps depuis trop longtemps déjà. Et cela n’a, à vrai dire, que peu de choses à voir avec le projet de loi 21. Ce qui se joue là et qui ne se terminera pas avec son adoption, c’est toujours le même déni, le même refus obstiné de consentir à quoi que ce soit qui pourrait avoir l’air d’une affirmation existentielle. Le Québec n’a pas droit à une différence non accréditée.

Ce qui se joue derrière ce débat qui, en quelque sorte, n’en est que le matériau et le prétexte, c’est la marge de tolérance que le Canada et ceux qui s’en font leur pays consentent à laisser s’exprimer. On l’a dit et redit, ce projet de loi est incompatible avec la doctrine d’État que constitue le multiculturalisme sacralisé par la Charte canadienne lors d’une profanation exemplaire : l’imposition d’une constitution consacrant la minorisation définitive de notre peuple alors réduit au statut de reliquat ethnique. Invoquer la Charte canadienne pour débattre dans le cadre de l’Assemblée nationale tient du consentement à l’obscénité. Cet instrument a été conçu pour en réduire les pouvoirs, pour en contenir l’expression démocratique. On ne le dira jamais assez fort, c’est un moyen qui déporte nos débats nationaux dans le simulacre, ne laissant aux représentants du peuple qu’un rôle de figurant dans un court épisode d’un mélodrame que les juges de la Supreme Court s’évertueront à dévoyer.

Il faut souffrir d’une singulière amnésie pour s’imaginer bien fondée la protestation contre l’usage de la clause dérogatoire, une clause adoptée pour satisfaire les ténors canadian et leur faire cautionner la manœuvre du rapatriement. Il faudrait, au surplus, leur en reconnaitre l’usage exclusif et le droit de statuer sur ce qui devrait être reconnu comme son usage légitime ? Il n’y a pas de limite à se vautrer dans la pensée annexée. L’utiliser permettra au gouvernement Legault de se tenir droit dans l’héritage de Papineau et de retourner les lois anglaises contre l’ordre imposé.

Le projet de loi 21 n’est pas parfait, loin de là. Mais il a le mérite de bonifier la Charte québécoise, parce qu’il renforce la légitimité de l’Assemblée nationale à définir les principes qui doivent fonder la vie de la nation. Car ultimement et fondamentalement c’est de cela qu’il s’agit. Le statut de notre Assemblée ne devrait tenir que de l’autorité du peuple et non de la marge de tolérance d’un État qui n’a jamais eu de cesse d’en combattre le sens et la portée.

Ce qui se profile derrière les positions irréconciliables qui s’affrontent plus ouvertement depuis le dépôt du projet de loi, ce ne sont pas d’abord des conceptions de la laïcité et ses modalités d’expression, c’est l’affirmation de l’autodétermination et l’effort de l’inscrire dans une démarche d’esprit républicain. Le Canada nous en refuse le droit et l’expression. Il s’en est fait une doctrine d’État qu’il brandit avec une arrogance – et une violence symbolique, il faut être aveugle pour ne pas le voir – qui n’a d’égale que sa certitude de défendre le cœur de son identité nationale. L’ironie de la chose tient dans le fait qu’il tente de se faire croire que cette identité n’en est pas une, qu’elle tient du postnational. Il n’y a là qu’une ruse de la raison idéologique qui se fait passer pour une évidence ontologique. L’attachement au multiculturalisme, la sacralisation d’une existence nationale reposant sur le refus de se reconnaitre ouvertement une culture de transmission et d’appartenance, ce n’est qu’une façon de se construire une différence en Amérique du Nord, une manière de ne pas se laisser absorber dans le mainstream America – tout en y participant allègrement. Le Canada aura choisi de se représenter comme un grand bazar en raison de son refus viscéral de se poser devant l’existence québécoise. Qu’il s’en convainque au point de se croire une supériorité morale et de s’imaginer un modèle pour l’humanité, c’est son problème et la source de notre enfermement dans la folklorisation.

Le projet de loi 21 permettra de faire un petit pas, si le gouvernement tient bon. Et il faut qu’il tienne. L’épisode qu’il a inauguré a grandement servi au dévoilement d’un enjeu que trop de Québécois ne saisissent pas bien. Le multiculturalisme est un modèle d’intégration et de socialisation. Il encadre et vise à susciter l’adhésion à une représentation de la vie collective qui n’est pas compatible avec notre existence nationale. Les personnes, natives ou immigrées, qui se perçoivent et se projettent dans cet univers de représentation se réclament d’une légitimité et d’un ordre qui, par définition, tient pour subalterne et accessoire notre différence, notre réalité nationale.

À défaut de placer le débat dans ce cadre existentiel, les discussions ne serviront qu’à exacerber les tensions. Une rationalité dévoyée par des contraintes de régime ne peut conduire qu’à l’érosion de la cohésion sociale. Une question nationale qui ne se dénoue pas empoisonne toute la vie. Entre lassitude et exaspération, la fatigue culturelle dont parlait Aquin reste la condition d’existence au Canada. Affirmer un modèle d’intégration sous l’esprit républicain et le placer au cœur du fonctionnement institutionnel, c’est s’arracher à la vie en mode mineur. C’est se donner les moyens d’entreprendre de construire la nation en choisissant de se donner des définitions des rapports entre l’État et la religion qui ne se définissent qu’en lien avec nos institutions. C’est entreprendre de faire des distinctions que d’autres nous refusent.

Il y a plus dans ce débat épuisé que la réitération des argumentaires et le dialogue de sourds ponctué d’injures proférées à grand renfort de feuilles d’érable. Il y a quelque chose à l’œuvre de plus puissant que la virulence des objections multiculturalistes. Quelque chose comme une aspiration à se faire maître de son destin. À s’assumer dans tous les risques, à commencer par celui de la liberté.

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