Éditorial – La valse des milliards

2019octobre250C’est la valse des milliards, la sérénade de la création d’emplois. Cela agrémente la campagne électorale en cours, comme de coutume. Mais c’est aussi le cas, depuis plusieurs mois déjà, du concert de promesses que donnent les tenants du Gazoduq qui devrait balafrer le Québec de l’Abitibi jusqu’au fjord. À en croire le promoteur et ses lobbyistes payés ou ceux qu’ils ont séduits, le projet conduirait le Saguenay aux portes d’une prospérité salutaire. Pourtant rien dans ce projet n’est vraiment accordé aux défis du développement. Ni pour la région ni pour le Québec. À l’heure de la lutte aux changements climatiques et du développement durable, c’est un projet qui pointe dans la direction radicalement opposée à ce qu’il faut faire.

Avant d’en contester les chiffres et les raccourcis intellectuels, une question préalable se pose : quel modèle de développement sert-il ? En quoi va-t-il mieux outiller le Québec ? Laisser le grand capital étranger entailler notre territoire pour exporter une ressource qu’il faudrait laisser en terre n’élargira pas les possibles. Au contraire, en intégrant le Québec dans une économie pétrolière qui est totalement absente de son portefeuille de ressources, la décision d’autoriser un tel projet handicapera pour longtemps notre capacité à valoriser nos ressources. L’industrie pétrolière compte pour très peu dans le PIB québécois, moins que celle du tourisme, moins même que celle des mines.

Les investissements annoncés n’auront d’effets structurants qu’en Alberta. Ici, ils n’auront qu’une portée éphémère : des emplois pour la période de construction du gazoduc et de l’usine, en supposant que les donneurs d’ordre utiliseront la main-d’œuvre locale, ce qui est loin d’être acquis. Rien ne dit que les firmes n’arriveront pas avec leurs travailleurs spécialisés, rien ne dit non plus que des mesures de traitement prioritaire pour la main-d’œuvre locale passeraient le test des accords commerciaux. Quant aux emplois pour faire tourner l’usine, tout indique que les progrès rapides de l’automatisation de ce secteur technologique pourraient bien en réduire les estimations promotionnelles. Pis encore, ce qu’ils coûteront en dégâts ne compensera jamais ce qu’ils apporteront en « retombées » dans les dépanneurs et épiceries. Les salaires compteront certes pour les employés, mais ils ne constitueront jamais qu’une fraction de la richesse éventuelle qui prendra le chemin de l’étranger, si profits il y a.

Promettre trente-six millions aux populations locales, comme cela a été annoncé, c’est ajouter l’insulte au mirage. Sur vingt-cinq ans, cette somme est non seulement ridicule, elle tient du véritable plat de lentille de la parabole biblique. Des miettes jetées en pâture pour mieux entretenir la mentalité de dépendance et la culture d’indigence. Ce n’est qu’une manœuvre méprisable pour tenter de faire bouger les chiffres des sondages. Pour enrober la condescendance.

Les montants de fonds publics qui seront demandés (exigés ?) par les promoteurs restent encore largement inconnus. Ce que l’on sait cependant c’est que l’industrie pétrolière est très lourdement subventionnée et l’on ne voit pas en quoi la tendance s’inverserait au moment où les vendeurs cherchent par tous les moyens à en accélérer le développement. Ce que nous savons de façon certaine cependant, c’est que le promoteur va utiliser l’hydroélectricité pour l’usine projetée. Les centaines de mégawatts se transigeront au tarif industriel le plus bas – un rabais d’au moins 43 millions sur six ans, selon les estimés conservateurs. Et nous ne savons rien des coûts d’aménagement des infrastructures qu’il faudra déployer pour faire place à de tels équipements : coûts d’aménagement des zones portuaires, des infrastructures municipales de raccordement, d’adaptation du système routier, etc.

Les dégâts qu’infligera à la biodiversité cette tranchée de près de 800 km dans la forêt boréale seront énormes. Ils menaceront des équilibres qu’il faudra tenter de rétablir à grand renfort de mesures de mitigation. Cela coûtera des fortunes au trésor public. Et saccagera des paysages que regrettera amèrement l’industrie touristique, de l’Abitibi au Saguenay. Coûts directs pour les mesures correctives, pertes de revenus pour l’industrie touristique, aubaines tarifaires pour l’énergie, le projet ne sera pas gratis.

Et tout cela pour une énergie sale. Le gaz qui circulera n’a rien à voir avec une énergie de transition. C’est la propagande qui a imposé l’expression. La science établit clairement que ce qui circulera, ce sera du gaz obtenu par fracturation ou encore comme sous-produit du traitement des sables bitumineux. La science est pourtant catégorique : 80 % des ressources des sables bitumineux devraient rester dans le sol. La science dit aussi que les émanations fugitives inévitables dans ce genre d’équipement alourdiront gravement le bilan carbone.

Les promoteurs imposeront également aux contribuables québécois les coûts associés aux risques environnementaux liés au transport du liquide toxique. Des risques pour la navigation sur le fjord, des dommages pour la faune marine et le béluga. Et tout cela pour ne pas parler des risques de marché : car ce gaz ne sera pas vendu d’avance. Destiné à l’Europe, il sera en concurrence avec les fournisseurs russes et rien ne dit qu’ils vont l’emporter. Il n’est peut-être pas exagéré de penser que les navires gaziers vont errer sur les mers à la recherche de clients.

Les gros chiffres font rêver, mais il se pourrait bien que tout cela tourne au cauchemar. Pourquoi le Québec se laisserait-il infliger pareil ensemble de risques et de coûts ? Pour que le gouvernement se serve du gazoduc comme jeton d’échange pour refuser Énergie Est ? Si tel était le cas, ce serait là un calcul de politique à courte vue. Le développement régional et l’intérêt national n’ont pas à faire les frais d’une telle tractation. Les voies du développement pour le Québec ne sont pas du côté des accommodements raisonnables avec une industrie et une politique énergétique qui non seulement l’éloigneront de ses cibles de réduction de GES, mais encore et surtout retarderont, voire rendront trop onéreux les investissements les plus productifs pour la région et pour l’ensemble de l’économie, des investissements de mise en valeur des ressources renouvelables dont regorge tout le territoire, celui du Saguenay, en particulier. En encastrant encore davantage le Québec dans la politique énergétique canadienne, ce projet instrumentalisera ses ressources fiscales et son territoire pour les mettre au service d’une logique en tous points contraire à son intérêt national.

Ce dont la région a besoin, ce n’est pas d’un mégaprojet pour servir des intérêts extérieurs, mais bien d’un investissement massif dans ce qui élargira sa base industrielle et renforcera sa structure économique. Ce qu’il faut, ce sont des investissements qui viseront le développement de véritables grappes industrielles qui permettront de capter le maximum de valeur ajoutée en misant à fond sur le développement de ses propres ressources énergétiques, principalement celles de la biomasse, de l’éolien et de la géothermie. Au lieu d’engloutir des sommes faramineuses pour tenter de grappiller d’hypothétiques retombées en regardant filer à l’étranger l’essentiel des profits, le gouvernement du Québec serait mieux avisé de les consacrer au développement des atouts. Au lieu de saliver sur les miettes tombant de la table dressée à nos frais, il serait mieux avisé de se faire maitre de son développement.

Le Québec dispose d’un portefeuille de ressources renouvelables qui n’a pour ainsi dire pas d’équivalent dans le monde. Il possède des expertises de pointe dans tous les secteurs clés de ce qui fera la force du développement durable au 21e siècle. Ce qu’il lui faut faire, c’est viser haut. Ce dont il est capable, c’est de façonner les meilleures solutions pour décarboniser son économie. Rien ne justifie de se laisser entraîner dans les chimères d’une industrie condamnée

Il faut un temps où le slogan Maîtres chez nous était étroitement associé à la mise en valeur d’une ressource stratégique, l’hydroélectricité. Les défis du présent et les voies de l’avenir ne passent pas par la dépendance et les solutions importées. Ce dont la région a besoin c’est d’une vision qui la placera au centre de son propre développement. Ni elle ni le Québec n’ont quoi que ce soit à gagner de se laisser satelliser par une industrie qui, en plus de les saccager, les enfermera dans une périphérie de perdants.

Ce projet n’est pas un projet, c’est un cul-de-sac.

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